Pensées

Pietro Verri
PENSÉES [1757-1763]

Testo critico stabilito da Gianni Francioni (Edizione Nazionale delle opere di Pietro Verri, I, 2014, pp. 699-720, 729-733)

Pensées diverses sur l’amour1 (1757)

Rien n’est plus naturel à l’homme que d’aimer; l’attrait du plaisir donne du panchant à un sexe pour l’autre; tous les animeaux sont soumis à cette loix; l’homme y joint le sentiment. C’est ce qui forme la douce union de deux cœurs tendres qui semblent ne respirer que l’un pour l’autre, et qui fesant tour à tour leur felicité de s’aimer et d’etre aimés, coulent des jours heureux dignes d’envie pour toute ame sensible. Cet etat est le plus aprochant de tous à la felicité, si ce n’est elle meme.

L’amour est le resor le plus puissant de l’ame et plus capable de tous pour l’elever au grand. Que ne fairoit-on pas pour plaire à l’objet qu’on adore! Tel qui trembleroit aux premieres aproches du moindre danger devient un lion de valeur si tot qu’il s’agit de sauver sa maitresse, ou de meriter son estime.

On a grand tort de defendre à la jeunesse de se préter à l’amour, c’est une entreprise aussi vaine que ridicule; on n’eface pas par de silogismes un sentiment que la nature meme a gravé si profondement dans notre cœur: et lors meme qu’on pourroit y reussir, on n’auroit fait que condamner un jeun-homme à ne passer jamais les bornes du mediocre en quoi que ce soit, et le condamner à une espece de lethargie d’ame qui n’aboutit jamais à rien de bon.

L’education des colleges et des couvents donne une idee très-desavantageuse à un sexe pour l’autre: un garcon qui en vient est si acoutumé à l’histoire de Heve et de Dallila, à la sagesse d’Ulisse contre les Syrenes, aux discours edifiants de la volubilité, de la tromperie, de la perfidie des femmes, qu’un serpent ne lui feroit pas une plus grande frayeur. Toutefois long temp ne se passe qu’il se trouve près de quelque serpent fort aimable, il ne voit aucune mechanceté dans ses propos, il connait l’amitié, il honore la vertu, il la pratique meme; ce pretendu serpent est en efet un etre bienfaisant, eclairé, honnete on ne peut plus: je demande allors, que deviennet toutes les chimeres monacales dont on lui avoit farci la tete? Le jeun-homme, convaincu qu’on l’à trompé sur un article, tombe dans un autre excés ne se fiant plus à rien de tout se qu’on lui avoit preché; il croit meme que tout-ce qu’on lui a depeint comme mauvais doit etre fort bon, il n’a plus pour regle de sa conduite qu’un aveugle instinct qui peut l’emporter au precipice.

Je suis d’avis qu’il n’est jamais bon de tromper la jeunesse. Qu’on se garde bien d’allumer dans les veines des jeunes gens par de discours, par des exemples un feu precoce: mais dès que la volupté circule dans ses veines, loin de l’abuser par une supercherie qui n’aboutit jamais à rien de bon, il faut lui desiller les yeux, lui representer l’amour de son bon coté aussi bien que du mauvais, lui faire voir toute l’utilité et tout le danger de cette turbulente mais presque inevitable passion, en agir en un mot en homme eclairé, vrai et honnete. Cela donnera un poid constant à nos institutions, le jeune eleve respectera notre vertu, et trouvera notre systeme conforme à la nature.

On attache des idées si diferentes à ce mot d’amour qu’on pourroit dire que il y a une quantité prodigieuse d’idées sinonimes à ce sujet. Les grammairiens crient contre le luxe des mots lorsqu’il y en a plusieurs dans une langue pour rendre la meme idée; mai les philosophes auroient bien plus raison de se pleindre de ce que plusieurs idees ont attaché le meme mot; c’est là la source de la pluspart de nos disputes et de nos erreurs. Desir, gout, galanterie, intrigue et bien d’autres idées intermediaires sont honorées par le mot d’amour.

Le desir est commun à tout-ce qui a un temperament; le gout est à l’ame ce que le desir est au corps; la galanterie n’est que l’apparence de l’amour enfantée par l’envie que nous avons de plaire; l’intrigue est un commerce enfanté par temperament, ou par interet; l’amour est un sentiment de l’ame vif et agreable, qui fait que nous placions tout notre bonheur dans un objet en faisant abstraction de tout-ce qui lui est etranger.

Toute ame capable d’amour est donc susceptible d’un grand mouvement; elle trouve qu’il y a au monde quelque chose qu’on doit preferer aux honneurs et aux richesses. Ceux qui ont rangé l’amour parmi les vertus ne l’avoient pas bien defini; mais ceux qui connaissent la metaphisique du cœur de l’homme conviendront en cela, qu’un etre capable d’aimer n’est pas capable de basesse, et qu’il peut meme s’elever aux plus grandes actions, aussi bien qu’aux plus grands crimes.

La vertu d’un homme amoureux depend tellement de l’objet de son amour qu’on pourroit dire que ses actions sont plus à sa maîtresse qu’à lui: cela depend des sentimens qu’elle lui inspire. C’est donc du choix de l’objet que dependent le bien ou le mal qu’il peut nous en ariver; et c’est par cet examen qu’un jeune cœur doit étre éclairé.

La nature ne nous porte pas tant à aimer ce qui fait une impression agreable sur nos sens, que ce qui est capable de nous aimer; or ce qui est capable de aimer etant eloigné de toute basesse, et ne preferant pas les richesses ou les honneurs à l’amour, ne peut pas nous faire du mal. Toute la dificulté consiste à demeler l’objet vraiment capable d’aimer de celui qui n’en a que l’aparence: cela est d’autant plus dificile à faire qu’il faut raisonner juste dans le tems du trouble, et en cela un Marechal et un amoureux se ressemblent. Toutefois voici quels sont mes aphorismes.

Tout cœur où l’interet domine n’est pas capable d’aimer. Il pourra bien avoir un entousiasme qui ressemble à l’amour; mais sa courte periode finie, l’avarice reprendra son dessus et on trouvera que tout n’a eté que caprice ou desir.

Tout cœur dominé par l’ambition est aussi incapable d’aimer. Il peut avoir des caprices passagers, comme l’interessé; il peut meme avoir des intrigues d’une longue durée destinées à servir à ses fins: mais l’amour veut tout, et l’ambition ne relache rien.

Tout etre qui par un excés de vivacité, ou par un excés d’inertie dans l’ame n’a pas un caractere decidé, est proscrit du royaume de l’amour. Aimer c’est s’occuper d’un sœul objet; le vif n’en a pas le temps, l’indolent ne peut pas s’en donner la peine.

Pour bien connaître l’objet pour le quel vous avez dejà du panchant, ne le regardés pas pour ce qu’il vous paroit actuellement, mais par ce qu’il vous a paru par le passé. Que votre amour propre ne vous aveugle jamais au point d’esperer d’en faire une conversion.

Soyez persuadé que les avares, les ambitieuses et les volages ne feignent d’aimer que pour vous faire servir à leurs passions, vous ne travaillerés que pour elles si vous etes de bonne fois, et vous detruirés votre maison pour bâtir la leur.

Qu’on voye donc de quelle importance il est de bien examiner le caractere d’un objet qui comence à nous seduire. Si par malheur un jeune homme tombe en mauvaises mains, il peut etre amené jusqu’à la derniere bassesse, on etoufe les remords par cette pitoyable maxime, que tout est permis lorsqu’il s’agit de plaire à l’objet qu’on aime. L’ame la plus scelerate méprise enfin les instrumens de ses crimes dès qu’ils cessent de lui etre utiles; on se defait de la dupe par lassitude ou par degout; et que devient-il allors? En perdant la vertu, il lui reste au fond du cœur la honte d’en sentir la perte, il devient un objet de horreur à ses propres yeux; sans honneur, sans principes, sans amis, comment se consoler!

Mais qu’il est doux et utile d’etre amoureux d’une ame capable d’aimer, et par consequent noble et sincere; qu’on fait de grands pas vers la vertu! Il faut que vous y marchiés etant empressé pour plaire à un objet qui y est sensible: rien de votre conduite n’etant caché à ses yeux, rien aussi n’en sera reprochable; sensible au tendre plaisir d’epencher votre cœur vis à vis du cher objet de votre amour, il ne peut pas etre capable de replis; c’est ainsi qu’on se forme l’habitude d’une sincerité et d’une candeur qui est la base, pour ainsi dire, de toute autre vertu. Votre esprit, toujours en mouvement pour augmenter l’amour de celle que vous adorés, se délie et se raffine: vos facons, vos manieres semblent prendre une nouvelle grace, enfin tout embellit en vous, tandis que vous jouissés des plus heureux jours que le ciel ait formé pour des hommes.

Ces amours imprevus, qui naissent d’un coup d’œuil et qui nous entrainent par une force invincible, sont de vrais amours de romans. Cela se fait par degrés, et nous sommes toujours les maîtres de raisonner au commencement: l’absence ou bien les distractions guerissent dans peu de tems toute disposition à l’amour.

Un jeune homme a des connaissances à aquerir, des amis à se faire, une reputation à se donner. Une maîtresse qui vive dans la beau monde, et qui en ait l’esprit, remplit tous ces besoins. Qu’on apprend agreablement et avec solidité lorsque les preceptes nous viennent par la bouche de celle qu’on adore! Cependant j’avoue qu’il est dificile de surmonter un penchant par le manque de ces qualités. Hereux celui qui y trouve le portrait de sa maitresse!

L’amour est un etat si violent qu’il ne peut pas avoir une longue durée: l’ame est, pour ainsi dire, dans un mouvement rapide, dont il faut qu’elle se lasse; cependant tous les amoureux se flattent d’avoir toujours assés d’haleine pour eternizer leur amour. Ce n’est qu’une illusion dont la raison et l’experience nous font apercevoir constamment.

Il y a de ceux qui vantent de regles en amour pour fixer solidement une maîtresse; mais ils confondent l’amour avec la galanterie. Il y a de regles pour ne pas devenir amoureux; mais dès que l’ame est une fois absorbée par le seul objet qui la charme, toute loix est inutile, tout obstacle ne fait qu’irriter. S’il y a une regle pour un amoureux ce n’est que de se gagner l’estime et l’amitié de celle qu’il adore pour se preparer ainsi une consolation en cas qu’il soit destiné à achever tout seul la carriere.

Lorsque j’ai dit que rien n’est plus naturel à l’homme que d’aimer, j’ai consideré l’homme dans l’etat de nature; pour les hommes tels qu’ils sont, il y en a peu qui soyent capables de s’elever à ce dégré sublime. L’ambition, la vanité et l’interêt ont tellement corrompu les cœurs, qu’il y en a qui sont persuadés par un sentiment sincer et intime qu’il n’est pas possible d’aimer dans le sens que je prend l’amour; on va meme jusqu’à donner un ridicule à ceux qui sont dans ce cas. Ce n’est pas pour eux que j’ecris, le raisonnement peut bien analizer le sentiment, mais il ne sauroit le faire naitre.

Un cœur sensible à l’amour est naturellement noble, solide et sincere: la justice, l’humanité, la bonne fois et la generosité forment son caractere; son ame capable d’un mouvement rapide tel que l’amour peut quelquefois percer au delà des bornes de la sagesse et de la douceur; ses transports sont à craindre, mais plus sont ils vifs, autant leur durée est courte; le trouble passé, le bon caractere remonte à fleur d’eau. La noblesse de ses sentimens le porte à estimer et à cherir le merite autant qu’à detester le vice et l’imposture; sa haine est implacable, lorsqu’elle est fondée sur la connaissance d’un mauvais caractere, mais il ne porte le desir de la vengeance qu’au point de pouvoir pardonner et faire sentir à son ennemi la superiorité de son ame. Son amitié est eternelle, il ne peut etre ni l’esclave ni le tiran de personne. Sensible aux maleheurs d’autrui, il cherche à les soulager; s’il quitte une fois l’amour, il peut etre très-sensible à la gloire, les dispositions en sont communes, et s’il se met une fois en mouvement, la gloire peut lui tenir lieu de tout, et le porter au grand.

Sur la galanterie [1757] 

La galanterie est à l’amour ce qu’un portrait est à son original: il en est d’ordinaire plus beau, mais moins reel; plus arrangé, mais moins vif; plus durable, mais ce n’est qu’une fiction. Aussi la galanterie a-t-elle tout le langage de l’amour sans en avoir les sentimens; j’oserai dire que son langage est plus seduisant que le langage de l’amour meme, puisque l’esprit n’y est point troublé, il est en son asiette, et il a tout le loisir du choix.

La galanterie n’est qu’une tromperie mutuelle où l’on veut persuader qu’on aime pour donner de l’amour. La galanterie n’est pas un mobile aussi puissant que l’amour, toutefois elle peut donner du mouvement à l’ame, elle peut l’elever beaucoup moins, mais aussi le danger en est moindre.

Un esprit fin et leger, une figure agreable, du jargon et du gout, voilà les talens pour la galanterie: le genie, l’esprit de philosophie, le vrai merite enfin ne sont que des obstacles à surmonter pour etre galant. Plus l’amour forme des caracteres ingenues et ouverts, autant la galanterie forme des hommes faconnés, circonspectes et polis.

Le vrai galant reussit mieu dans la societé que le vrai amoureux; le genie des galans est le meme qui forme des courtisans, le genie des amoureux est le meme qui forme de braves soldats, des hommes d’etat, et de grands hommes. Encore un coup, la galanterie ne va qu’au fin et au leger, l’amour va au grand.

Le galant par interet ou par politique est un feau galant, le galant qui ne l’est que pour passer pour homme à bonne fortune est un galant dangereux, le vrai galant est plus noble dans ses sentimens, il n’est emu que par une vanité delicate de regner dans un cœur.

La galanterie a ses regles, il seroit honteux d’y rester la duppe; voila comment on peut s’y prendre.

Regle generale: ne dites jamais que vous aimés; plus on se donne l’air du mystère, plus l’on est aprecié, on fait toujours moins de cas de ce qu’on connait parfaitement, et dès qu’il y a un voile entre vous et la Dame, vous la verés en haleine pour l’abatre.

Faites voir un disinteressement tel de votre part qu’on croye que tout-ce que vous faites n’est que l’efet de la complaisance ou de l’amitié: ayés toujour les soins les plus empressés, montrés vous très sensible, mais faites accroire que toute votre sensibilité ne vient que du plaisir que vous avés de vous meriter les attentions qu’on à pour vous; on forme par là une idée fort avantageuse de votre caractere, et cette idée une fois concüe, on agit plus ouvertement avec vous, de facon que vous pouvés mieu connaître votre objet, et prendre vos mesures.

D’ailleurs le disinteressement tout apparent qu’il est, obblige à une reconnaissance, et met l’objet en mouvement pour gagner tant sur vous à force de graces, que votre amour propre y trouve son compte.

On peut faire des amitiés à ceux qu’on n’estime pas, mais on ne devient ami qu’aprés avoir accordé l’estime, et on ne l’a pas accordée à ceux qu’on veut tromper: la galanterie ne sauroit donc pas se lier ni avec l’estime ni avec l’amitié.

Il y a mille artifices dont un galant adroit sait se servir à propos pour gagner ou bien pour garder le cœur de sa maîtresse: jalousies, depits, refroidissemens, soins, mille dierents passions, en un mot, dont il sait se parer pour prevenir l’ennui d’une conduite trop uniforme. Ces passions, peintes avec art, de tems en tems donnent une varieté telle à un objet, qu’on fait goûter pour ainsi dire le plaisir de l’inconstance en s’y attachant constamment: mais il faut en avoir recu le talent de la nature pour bien jouer un role si fin: il y faut beaucoup de delicatesse et de grace pour faire prendre l’air de la verité à une passion feinte.

La grande regle pour etre aimé c’est de se rendre aimable; se rendre aimable n’est pas avoir les telles qualités, mais c’est avoir un tel rapport avec l’objet qu’on veut rendre amoureux; pour definir ce rapport il faut definir le gout de l’objet, et par consequent le connaître. La connaissance donc de l’objet est la base de tout, soit en amour, soit dans la galanterie.

Pensées detachées2 [1757-1760]

Celui qui revele le secret d’autrui perd l’opinion des hommes: celui qui revele son propre secret s’expose à un danger. Ne revele ton secret qu’à un homme d’une probité connue, et lorsque par là tu te le rends utile; confie lui alors ton secret comme un homme qui se fie à lui avec choix, pas comme un homme faible au quel le secret pese. Ne lui confie jamais ton secret à demi: tu en auras trop dit, ou trop peu. Lorsque la rage de parler te prend, cherche dabord une distraction, la periode est courte.

L’homme est plus sensible aux injures qu’aux bienfaits; la vengeance a plus de charmes que la gratitude. C’est que une offense rarement est equivoque, au lieu qu’un bienfait souvent ne vient pas d’une bienveillance sincere. On a beaucoup plus à craindre d’un homme qu’on a offensé, qu’à esperer d’un homme au quel on a fait du bien.

Je suis tenté de croire que tous ces hommes singuliers qu’on apelle de grands hommes, des heros en tout gendre, n’ont eté que des genies manqués: c’est la gloire qui les a faits tels; or qu’est-ce que la gloire? une reunion chimerique des suffrages des hommes en notre faveur. La chimere n’impose pas à un esprit qui ose aller jusqu’à elle. Un instant de bonheur pese sur la balance du philosophe plus qu’un siecle dans le souvenir de la posterité. Je sais que dans les traveaux les plus peinibles les heros ne cherchent que le plaisir; mais je sais qu’on ne l’y cherche que faute d’etre éclairé sur leur nature.

Tout homme qui a perdu l’opinion de sa probité a fait un mauvais contract, à moins qu’il ne soit devenu le maître de ceux qui ont perdu son opinion. La bonne fois nous attire la confidence des hommes, la gratitude des nouveaux bienfaits, la generosité inspire du respect, l’enpressement pour nos amis nous les attache; il faut étre bien mauvais politique pour renoncer à tout cela.

Tout homme qui vise à faire fortune doit travailler pour se défaire des obstacles qui pourroient l’empecher d’y courrir lorsque l’occasion s’en presente; mais c’est la fortune meme qui presente l’occasion. Les plus grandes fortunes n’ont été decidées que par un heureux moment; mais l’ambicieux a profité de ce moment, parce qu’il s’y etoit dejà preparé.

Les plus grands evenements qui arrivent dans l’univers moral ne sont remués que par des hommes, et les hommes sont mis en mouvement par de resorts quelquefois bien petits. Une alliance, une paix, une guerre doivent quelquefois leur origine au cuisinier du Ministre.

S’il y a quelque chose de gravé par la nature dans le cœur de l’homme c’est l’amour de soi meme: c’est là peut-etre l’unique sentiment dans le quel tous les hommes se ressemblent.

Ceux qui ont defini la vertu pour un renoncement à soi meme, n’avoyent pas examiné l’homme de bien prés. L’homme peut bien sacrifier un plaisir à un bien ou à un mal plus grand, mais l’homme ne renonce jamais à soi meme.

Lorsque je renonce à un plaisir par principe de religion, cela arrive parceque l’esperance d’un bonheur eternel ou la crainte d’une eternelle misere agissent sur moi avec plus de force que n’en ont les charmes de l’objet present. Ceux qui n’agissent que par un amour disinteressé envers Dieu, etant des ames que la Providence se plait à elever au dessus de la nature, ce sont par consequent des étres qu’il n’est pas du resort de la philosophie d’examiner.

Si le temperament agit sur moi comme 10 et l’esperance et la crainte de l’autre vie comme 20, etant vis à vis d’une belle femme dont les attraits sont egaux à 15, je tombe dans l’incontinence avec 5 de force absolue, puisque la somme des attraits et du temperament etant 25, surpasse de 5 la somme de l’esperance et de la crainte, qui n’est que 20.

C’est pour cela que tous ceux qui travaillent de bonne fois pour le bonheur eternel s’occupent à diminuer la somme du temperament par des austerités; qu’ils evitent les attraits dont ils ne peuvent diminuer la force; et qu’ils fortifient l’action des biens et des meaux eternels par l’habitude d’y reflechir.

Dieu nous a revelé que nous sommes des agens libres, il nous a meme donné un sentiment interieur conforme à la revelation: mais comment sommes nous libres? Voilà un mystére qui n’est pas devolié à l’esprit de l’homme; il faut le croire et le venerer sans nous flatter de le comprendre. Tous nos raisonnemens autrement nous conduiroient à l’erreur de ne pas croire à la liberté: car vouloir n’est que preferer un objet à un autre, et cette preferance nous ne la donons qu’à l’objet qui nous frappe avec plus de force, ce qui ne depend que de l’action de l’objet et de notre constitution.

Le jugement est une operation de l’ame qui semble ne pas exiger une grande vivacité, mais bien une tranquillité paisible. Il s’agit d’examiner les idées dans tous leurs differents points de vue, de bien marquer les relations qu’une idée peut avoir avec une autre, il ne faut pas oublier les moindres rapports ni les moindres differences. De toutes les qualités de l’ame le jugement en est la premiere, comme de toutes les qualités de l’œuil la meilleure c’est de bien voir les objets tels qu’ils sont, de bien juger de leur distance, de leur grandeur etc., car sa beauté, son feu, sa couleur ne forment que le merite secondaire.

Si Bucephale se cabroit tout de bon, Alexandre eut laissé en repos l’Asie; les regnes de Lisimaque, de Ptolomée, d’Antigonus, de Demetrius, de Seleucus, de Cassandre n’auroyent point existé; tout cela n’a tenu qu’à un moisseau d’aveine de plus: si Bucephale l’eut mangée, l’histoire universelle seroit tout autre.

Le bien et le mal ne sont que la relation d’un etat à l’autre. Un homme qui ait à depenser un ecu par jour est mal s’il a eté elevé dans l’opulence, et au contraire il est très-bien s’il est sorti de la misere; pourtant l’etat est le même. On trouvera que cette regle est universelle.

Lisidor a de connaissances, il faut qu’il vive dans le monde, il se met au niveau de l’esprit d’un chaqu’un. Il est charmé d’entendre raison, il ne manque pas de préter attention au babil. Lisidor estime l’homme de merite, sans etre impoli vis à vis de l’ignorant; il honore l’homme vertueux, il tache de ne pas laisser entrevoir son mepris pour les mechants, il cherit la conversation des gens d’esprit, il se préte à celle où il n’y en a pas. Les uns disent que Lisidor est feau, les autres que Lisidor est faible; moi je dis que Lisidor est sage. S’il faut qu’il vive dans le monde, il faut qu’il gagne ses suffrages pour y etre bien. On n’est chagrin contre les vices des hommes que faute de sentir qu’ils sont ce qu’ils doivent etre.

Il m’est arrivé rarement de trouver de la bonne fois dans la dispute; pour la plus part c’est l’amour propre d’un qui se bat contre l’amour propre d’un autre, la decouverte de la verité n’y entre pour rien; il s’agit de triompher de l’esprit d’autrui. Il est vrai qu’on se develope ses propre idées tout en s’echauffant dans la dispute, mais une verité vaut-elle toujours un ennemi, vaut-elle toujours ce fiel qu’on se trouve au fond de l’ame après la dispute? Je croi que non.

Un honnet-homme qui sait qu’il n’est pas une bête, qui sait d’avoir de principes et d’agir en consequence, ne sauroit avoir de la fausse honte que vis à vis de ceux qu’il n’estime pas.

Le soldat est un homme qui moyenant tant par mois, s’engage à souffrir tous les meaux qui sont sur la terre. Il y en a très peu qui embrassent ce metier pour s’attirer la consideration des hommes: je les apelle soldats par glorie. D’autres prennent ce parti par la necessité où ils sont de se procurer un etablissement: je les apelle soldats par raison. Mais la plus part ne se font soldats que pour porter une uniforme, pour comander l’exercice, ou bien pour sortir de l’innaction où leur esprit les laisse: je les apelle soldats par bêtise.

Le soldat par gloire doit avoir beaucoup de fanatisme: absorbé par un seul objet, il ne sent qu’à peine l’impression des autres. On ne doit pas comter sur sa sensibilité; il est pourtant le meilleur de tous, il est honnete, noble, sincere, et incapable d’une bassesse.

Le soldat par raison doit etre de mauvaise humeur, il n’a point de fanatisme qui l’absorbe, et il a tout lieu de sentir qu’il a pris le parti de renoncer à la vie pour vivre; car outre les dangers de la guerre la subordination rend son existence precaire.

Le soldat par bêtise ne va pas jusqu’à analizer ce qu’il sent, il est reveche, il ronge son frein et pille quand il peut. Esclave de ses superieurs, tiran de ses subalternes, il hait tout le monde. Ces etres là, reunis ensemble, ne se donnent que des marques d’un parfaît mépris reciproque, le silence, la rusticité, et une fierté rebutante president à leur commerce; on ne parle d’une femme que comme d’une putain, on ne parle d’un Monarque que comme d’un cojon. Un Capitaine trouvoit que le caffé etait bon, le Lieutenant le trouvoit mauvais: taisés-vous, lui dit le premier, je suis le Capitaine, foutre! je vous metterai aux fers. Le Lieutenant etoit dans le cas ou de se taire, ou d’aller aux fers, ou d’avoir la tête coupée; il se tut.

Un homme riche et d’une figure agreable n’a qu’à laisser entrevoir la bonne opinion qu’il a de soi meme, et je lui repond qu’il sera bien dans ce qu’on apelle beau monde. Le grand nombre est fait pour s’en laisser imposer; celui qui ne pense pas comme le vulgaire n’aura jamais les souffrages de la multitude, à moins qu’il ne soit feau; il faut allors qu’en pensant comme les sages il se montre comme un fou.

Il y a des esprits assez steriles ou assez paresseus pour ne pas pouvoir rien faire d’eux memes; ils ont una necessité reelle d’une livre, ils le parcourent pour occuper le tems, c’est autant de gagné sur l’ennui. Mais dès qu’ils ferment le livre, il arrive le meme phenomene que lorsqu’on éclaire une chambre où l’on faisait voir la lanterne magique: la toile est blanche tout comme auparavant.

Les chiens du village qui aboyent au moindre bruit, tandis que les chiens des villes laissent rouler paisiblement les voitures jour et nuit: voilà l’immage des philosophes manqués, aussi bien que des vrais philosophes.

Tant que la commedie met sur la theatre les vices, elle ne faira jamais de conversion. On a beau tourner en ridicule l’avare, le bigot, le joveur et le coupe jaret, l’un est assis devant son coffre-fort, l’autre se frappe la poitrine dans un temple, l’autre fait des sept-et-le-và, l’autre charge ses pistolets: il ont bien autre chose à faire que de prendre garde à la commedie! Il vaut mieu s’en prende aux defeauts des hommes, tout le bien qu’on tire d’une commedie contro les vices c’est de rendre le vicieux encore plus meprisable.

Les gens vulgaires ne trouvent d’autre rapport entre homme et homme que celui de la force; les ames nobles en trovent un autre, c’est la bienfaisance. Dès que vous m’aurés dit la raison pour la quelle la rose et le jasmin ont une odeur diferente, je vous dirai la raison pour la quelle les hommes cherchent le bonheur dans des objets si differents.

Quand nous sommes dans notre jeunesse, nous ne voyons les hommes en place que dans un certain eloignement; dès ques nous sommes à l’age de maturité, nous y voyons des hommes que nous avons connu de plus près. Voilà pourquoi on s’immagine que le monde empire.

Une riviere qui conservant un meme nom est à chaque jour pourtant un etre nouveau, qui tantôt deborde, tantôt diminue, qui a les eaux tantôt troubles et tantôt claires: voilà le portraît de l’homme. La terre nous fornit toute nourriture, elle devient chile, ensuite sang, puis elle repare les pertes continuelles de notre transpiration, et cette transpiration se mélant à l’air, elle contribue à l’aliment des vegeteaux dont nous nous nourrissons: c’est ainsi que la matiere circule de l’homme à l’erbe et de l’erbe à l’homme, tout comme l’eau qui passe de la mer aux montagnes par les nuages, et qui par les rivieres passe des montagnes à la mer. L’eau de la riviere, tantôt claire, tantôt trouble, est l’immage de la force et de l’humeur de notre esprit.

Si l’homme etoit parfaitement sain dans un seul instant de sa vie, il ne sauroit mourir de mort naturelle, car toutes ses pertes se repareroyent toujours parfaitement.

Je crains fort que ceux qui font valoir leur longs services comme un merite n’en manquent; ceux qui ont scu languir long tems dans des emplois subalternes rempliroient mal les premiers; le resort de l’ame perd par une compression trop longue.

Le mal-honnete homme a trop ou trop peu de sensibilité; ce n’est que entre ces deux extremes qu’on trouvera l’homme constamment honnête.

Il y a trois mots entre autres à proscrire dans la langue des gens raisonables: sympathie, nature et fortune.

L’œuil voit les objets en grand plus lui sont-ils prets, l’esprit tout au contraire; il semble que ce soit un travers presque universel aux hommes de s’interesser à preferance sur les objets qui les touchent moins. L’anatomie et la morale sont bien eloignés de la perfection à la quelle on a porté la theorie de la lumiere! C’est par ce principe qu’on ne nous donne dans les tragedies que des heros bien eloignés de nous par le tems ou par le climat. Si nos pedans pouvoient voir Homere ou Ciceron, il seroyent bien etonnés de les trouver des hommes de notre taille! Ils les croyeroyent de feaux Homeres et de faux Cicerons, ou bien ils ne liroient plus leurs ouvrages. L’objet le plus interessant pour le sage est celui qui le touche de plus près.

Si vous avés une opinion de parti malheureusement à soutenir, il faut que vous parliés avec une telle assurance comme si vous étiés intimement persuadé d’avoir raison; vous gagnerés les hommes vulgaires de votre parti, et le peu de gens eclairés pleidront votre erreur sans supconner votre bonne fois; tout bien pesé, le tître de frippon est pire encore que celui de dupe.

Que les péres sont cruels d’abandonner leurs enfans au despotisme des Moines! Ne voit-on pas qu’ils n’ouvrent de colleges que pour y faire leur recrues, et pour imprimer dans les jeunes cœurs la veneration servile pour lor ordre, dont très-peu osent ensuite s’en defaire, meme au sein des magistratures? Les Moines, bien loin de songer à former le jeunes eleves pour la grande societé, regardent cette petite societé comme un état à eux, où ils regnent, où la puissance legislative et la puissance executrice reunie sur la téte d’un Reverend Bacha on ne sait precher que la bassesse et l’esclavage, on ne chatie severement que cette vivacité d’ame qui est l’effet fisique d’une horganization bien faite, on protege et on recompense enfin la simulation, l’avarice, la mauvaise fois, la traison meme, dès que cela sert pour devoiler au Bacha ce qui se passe. Il est etonnant que les Souverains ne pensent pas à faire dresser un peu mieu les hommes, eux qui ont tant de soin de bien dresser les chiens de chasse.

Un homme qui est raisonnable dans tous les momens de sa vie ne sauroit jamais faire rien de grand; pour y parvenir, il y faut un certain entousiasme qui eleve l’ame au dessus du niveau commun. Un homme qu’on ne peut jamais rendre la dupe est un homme dont le cœur m’est fort suspect.

J’etudie pour me rendre meilleur, et je me defie de ceux qui ne cultivent les sciences que pour aficher le tître de savant. J’ai été un ignorant, je m’en souviens, et je ne saurois mépriser ceux qui sont ce que j’ai été, à condition qu’ils se montrent bonnement pour ceux qu’ils sont. Voilà pourquoi j’aime les enfans.

Lorsque les desordres publiques sont parvenus à un certain point et que la constitution de l’etat est corrompue, il n’y a qu’un despotisme actif qui puisse y mettre ordre; il faut ou que la force du gouvernement se condense, pour ainsi dire, dans une seule personne, ou bien que la dissolution totale s’ensuive. Dans un etat corrompu, ceux qui ont part à l’administration ont le plus grand interêt d’entretenir la corruption, voilà pourquoi il faut qu’il y ait une seule force plus grande; c’est là l’origine de la dictature chez les Romains.

Un habile ecrivain en tel gendre que ce soit, il faut qu’il dise plus qu’il ne souhaîte qu’aprennent ses lecteurs; il faut qu’il y ait une sorte de vuide entre une grande verité et l’autre, pour leur donner du relief, aussi bien que pour leur donner le tems de se delasser l’esprit tout en lisant. Il faut presenter la nourriture à l’esprit tout comme au corp, il ne faut pas donner des quintessences ou de sucs, il faut de bon mets nourissants pour que nous le digerions nous memes en y tirant les sucs.

# L’amour propre est au monde intelligent ce que la gravité est au monde phisique, c’est à dire une loix primitive et incorruptible.3

Le besoin d’etre en societé et l’amour pour l’independence sont deux forces conspirantes dont la diagonale est l’honneur: il faut obeir aux loix si l’on veut jouir de la societé, mais on excepte un nombre d’actions qui sou le nom d’honneur sont portées à l’hautel de l’independence.

L’homme ne peut se determiner que pour son intèrét; le grand art de la legislation c’est de faire en sorte que chaqu’un trouve son plus grand interet dans la conservation de la societé dont il est membre: on ne sacrifie un interet que pour un interét plus grand. La vertu donc n’est qu’un sentiment de l’interét que nous avons dans l’observation des loix. La vertu donc du citoyen prend sa source dans la sagesse du Legislateur.

Il me semble qu’un habile Legislateur d’une Republique ne doit nullement forcer les citoyen aux emplois; cette force coactive degrade les emplois mêmes, il faut que le systeme de legislation tout ensemble inspire l’ambition de se rendre utile à la Patrie; et lorsque la loi force aux charges, elle fuit en effet tout contraire. La meilleure legislation est celle qui se sert moins de force et qui combine mieu les resorts cachés dans les cœurs des citoyens, les amenant au bien public par une illusion si fine qu’ils ne s’en apercoivent pas.

Par tout où l’on vend les charges, par tout où on ne les donne qu’à un certain ordre de citoyens, il y a une barriere insurmontable au merite, il ne paroit pas, il se cache, ou il se sauve ailleurs.

Les derniers qui voyent clair les interets de la societé sont pour l’ordinaire ceux qui sont payés pour les voir.

C’est une regle generale qu’à mesure que dans une Nation le chatiment se condense tout sur la personne du coupable, on aproche de la liberté. Brutus ne porta point à Rome la honte du supplice de son fils, les parens d’un pendu ne sont souillés en Angleterre d’aucune tache.

Pour elire un maître de chapelle de la Catedrale (de Milan), on lui fait subir l’examen le plus rigoreux, et on l’adjuge au merite; pour gouverner les hommes, soit dans leur liberté, soit dans leurs fortunes, soit dans leur santé, on n’examine presque point. Les hommes de Milan craignent ils plus une dissonance que l’injustice, la misere et la mort?

Plus un etat est vaste, plus les raisons de changer les loix sont-elles rares: c’est la circulation des humeurs, qui se fait plus lentement dans le corp d’un geant que dans celui d’un pigmée.

Toute infraction de loy est un exemple qui en authorize l’infraction; tout crime donc peut etre poursuivi par l’action du Fisc, et l’aquiescement de la partie lesée ne sut pas, puisqu’il y a toujours la societé lesée a satisfaire.

La liberté du citoyen fera de progrés à mesure que le feront les lumieres de ceux qui gouvernent.

Quicomque a lesée la societé, ne peut la reparer que par ses services; sa mort n’est utile qu’autant qu’elle sert d’exemple; mais une vie laborieuse est un exemple bien plus durable. Tel qui ose braver la potence trembleroit à la vue d’un esclavage long et iniominieux.

Je sens au fond de mon ame de la veneration pour ces hommes de genie qui ont osé soutenir les droits de l’humanité: ils n’ont eu souvent pour toute recompense que l’oubli de leur concitoyens, et quelquefois les plus acharnées persecutions; il est bien rare qu’on puisse faire impunement du bien aux hommes. Mais les verités une fois deterrées germent tot ou tard, il y a tant qui les repetent avec le tems que les Ministres et les Souverains sont forcés de les repeter à leur tour.

Les petites genies vont au dettail en tout gendre, toute vue generale est une chimere pour eux.

L’interét du frippon c’est d’avoir à faire à des honnetes gens, c’est pour cela que la morale est aimée generalment. On voudroit un privilege exclusif de duper.

[Pensées sur la prudence et la vertu] [1763?] 

Si on devoit decider la dispute sur la prudence par les citations de la cohue des autheurs ou bien par le suffrage du vulgaire, je serois perdu sans resource. La prudence est, dit-on, la base et la mere de toutes les vertus. Analizons nos idees et cherchons la verité dans le fond du puid. Qu’est-ce que la prudence? C’est cette superiorité que la raison a constamment sur nos passions qui fait que nous prennions toujous le parti le plus sûr et solide. Voyons un peu si un homme prudent peut faire de grandes choses.

La prudence nous apprend à remplir exactement les devoirs de notre etat, à respecter tout ce qu’on juge communement digne de respect, à laisser couler nos jours le plus tranquillement qu’on peut sans se livrer à un amour aveugle pour la gloire ou à un desir imoderé d’ambition. Or sans ce desir immoderé, sans cet amour aveugle, rien de grand n’a jamais eté fait dans le monde.

Alexandre quitte son petit royaume pour devenir le conquerant de l’Asie, il fait un trait d’imprudence enorme qui le met au rang des heros, Camille etc. Gengiscan sort du sein de la Tartarie pour bouleverser l’empire de la Chine, etablir une nouvelle domination dans la Perse, l’Indostan, le Mogol: sans ce trait d’imprudence qui le fit quitter le repos, nous n’aurions jamais su son nom. L’Amerique a eté decouverte par un trait d’extreme imprudence de Colombe qui a immortalisé son nom et changé la face de l’univers. Si Mahomet auroit été prudent, il seroit mort simple garcon marchant de la Meque. Cromwel dans le Parlament d’Angleterre, irrité de ce que tout le monde n’est pas de son avis, jette sa montre contre terre en protestant qu’il veut ecraser tout seul ses pairs libres comme lui s’ils ne cessent de l’etre: ce transport qui le rendoit digne d’etre pendu, le porte sur le trone d’Angleterre où il regne et meurt glorieux. Quel trait de plus grande imprudence que celui de Pierre le Grand, qui quitte ses etats si faciles à la revolte pour faire le charpantier en Hollande? C’est pourtant à ce trait que la Russie doit l’honneur d’etre rangée parmi les puissances policées d’Europe de l’etat d’abrutissement et de barbarie où elle etoit. Je ne finirois plus si je voulois citer tous les exemples qui se presentent à mon esprit. J’ose enoncer en un mot qu’aucun homme prudent n’a jamais merité le titre de grand homme ni fait à dessein premedité de grandes choses.

Or j’en vois meme la raison intrinseque, à ce qui me semble: pour faire de grandes choses il faut avoir de grandes passions, l’on a beau declamer contre elles, ce n’est que par leur moyen que l’homme sort de cet etat d’indolence qui le rendroit un etre tout à fait inutil par lui même; il faut oser, il faut risquer beaucoup, au lieu que l’homme prudent n’ose ni risque jamais beaucoup, ni se livre jamais à de grandes passions. La prudence est donc le sublime des subalternes, mais elle ne peut etre la vertu des heros. Un grand homme sait tirer parti de la prudence du vulgaire, c’est une qualité qui tient de fort près à la crainte et qui est très utile à ses vues; il se garderoit bien de precher contre la prudence, mais ses actions ne se moulent point sur ce modele commun; qui suit les maximes communes n’est jamais qu’un homme du commun.

Cette prudence augmente de reputation chez une Nation à mesure qu’elle tombe en decadence, c’est la marque la plus incontestable de sa servitude. L’Anglais ne la connaît que fort peu, ces braves insulaires n’estiment que les actions qui marquent de la vigueur d’ame, au lieu que les Grecs et les Italiens, autrefois Nations illustres mais aujourdui reduits à l’obeissance des peuples êtrangers, ont mis la prudence en vogue pour chercher dans l’obscurité la sureté de leur vie et des leurs biens. La prudence du serpent c’est de menacer par de sifflemens horribles et de se venger par la mort de son ennemi.

Venons maintenant à l’autre point de dispute sur la vertu. Il faut la definir et attacher une idée nette à ce mot. La vertu de l’homme par rapport à la religion c’est un acte meritoire de la vie eternelle; mais nous ne sommes pas de theologiens, je leur laisse à parler de cette vertu. La vertu de l’homme consideré comme membre de la societé c’est cette disposition d’ame qui le porte à faire des actions utiles à la societé; tout comme le crime est une action nuisible à la societé.

Dire que la vertu consiste dans un effort que nous faisons sur nous memes c’est dire que les voleurs de grands chemins suivent la vertu; ils font bien des efforts pour s’exposer comme ils font à l’attaque des passans et pour surmonter l’idee de la roue qu’ils voient en perspective.

Dire que la vertu suppose un effort c’est dire qu’un homme qui est livré à de combats eternels entre la raison et son penchant soit plus sûr de faire des actions utiles à la societé qu’un autre qui y est porté par un caractere heureux. Un Prince est-il plus affermi sur son trone pendant la revolte et la mutinerie opiniatre de ses sujets?

N’allez pas me dire que dans ce cas l’homme vertueux et le malfaisant ne faisant que suivre leur penchant, chaqun n’a plus de droit à aucune distinction. Est ce que vous regardez de meme œuil votre petitte chienne et une vipere? Ces deux etres ne font que suivre aveuglement leur penchant, l’un est porté à follatrer autour de vous, à vous amuser, à vous faire la garde, l’autre est porté à vous mordre, à vous empoisonner et à vous oter la vie. Vous flattez la chienne et vous ecrasez la vipere.

Deux hommes se presentent, un a la demarche noble, la fisionomie revenante, un ton de voix agreable, aimable et plein d’esprit, l’autre est gauche, mussade, a le ton fausset, la bosse et tout ce qui vous plaira. Vous ne balancerez pas un instant à fêter l’un et à chasser l’autre, pourtant ni l’un ni l’autre font des efforts pour vous paraître tels qu’ils sont. Ne peut-on pas preferer les caracteres tout comme les fisionomies?

N’allez pas me reprocher que j’ai bonne opinion de moi meme. Il est vrai, je l’ai très bonne, soit dit entre nous, mais il n’est pas en mon pouvoir de la changer. Je crois de marcher à la verité, je crois d’avoir deterré les principes ed d’agir en consequence; si cela n’est pas, faites moi le voir: mon amour propre en souffrira, je l’avoue, mais il est assez raffiné pour courir aprés une verité au prix d’avouer une erreur.

 

NOTE

1 Molto vi si dovrebbe riformare e per il pensiero e per la lingua; ma non ho voluto riformare poichè queste riflessioni sono state fatte nel tempo che mi trovava mio malgrado innamorato di una donna amabile, ma che preferiva in pubblico a me un uomo in carica, ed ho piacere di contemplare quali erano allora gli sforzi della mia ragione. Per altro è una pazzia lo scrivere in una lingua straniera. Allora lo faceva per esercizio. [Nota manoscritta di Pietro Verri]

2 Fatti in tempi diversi, mi piacciono assai. [Nota manoscritta di Pietro Verri]

3 Ces reflexions, depuis la marque #, sont nées dans la lecture de l’Esprit des Loix. [Nota manoscritta di Pietro Verri]