Mémoires secrets et critiques des cours, des gouvernemens et des moeurs des principaux états d’Italie - tomo III

Giuseppe Gorani
MÉMOIRES SECRETES ET CRITIQUES DES COURS, DES GOUVERNEMENS ET DES MŒURS DES PRINCIPAUX ÉTATS D’ITALIE (1793)
Testo critico stabilito da Gianni Francioni sulla prima edizione (Paris, Buisson, 1793, 3 voll.)

Tome troisième [Sienne, Lucques, Livourne, Modène, Parme, Gênes]

Table des articles contenus dans ce volume:

Route de Rome à Lucques
Sienne
Route de Sienne à Pise et à Lucques
Richesses des Habitans de la ville de Lucques
L’Arsenal
Les temps sont bien changés
Les Juges
Le Discolato
Les Magasins
Le Commerce
La Ville
L’État
Le Gouvernement
Les Troupes
Les Finances
Les Commissaires de District
Trajet de Lucques à Livourne. Ariste. Les Moines
Micali
Les Douanes
La Police
Le Commerce
Le Port
Les Impôts
Population de Livourne
Les Juifs
Les Protestans, et autres non-conformistes
Les Mahométans
De la Religion dominante, de l’Education, des Lettres et des Sciences
De la Ville et de ses environs
Les Magasins
Les Lazarets
Les Tombeaux
La Princesse Russe
Modène
Le Duc François III
Les Gens de Lettres
Le Palais Ducal de Sassolo
Parcimonie du Duc de Modène
Caractère du Duc de Modène. Ses talens naturels et acquis
La Ville de Modène
La Bibliothèque
Une Partie de Campagne
L’Impôt direct
La Féodalité
Les Réglemens
Une Connoissance utile
Les Femmes
Particularités physiques sur Modène
Les Finances
Causes de la Mendicité dans l’Etat de Modène
La Favorite
Le Fils naturel
Les Municipalités
L’Aspasie de Modène
Le Ministre des Affaires étrangères
Le Ministre de l’Intérieur
La Mirandole et Reggio
De la Force armée
Le Clergé
L’État de Modène
Réflexions
Parme
La petite Maison
Les Finances
Plaisance
Retegno
Les Voleurs
La République de Gênes
Précis historique de la République de Gênes
Suite de l’article précédent
De l’Aristocratie de Gênes. Parallèle avec celle de Venise
Gênes sait récompenser les belles actions
Branche de Finance mal imaginée
De quelques autres branches de Finance, et du Revenu de la République
Banque de Saint-George
Le Commerce
Des Forces de la République de Gênes
Fondations pieuses
Le Clergé
Des Arts et des Sciences
Du Gouvernement de Gênes
Du Gouvernement Gênois à Savone, à Sarzane, au Golfe de Specia, etc.
De quelques Fiefs de l’Empire enclavés dans les États de la République de Gênes
L’Isle de Corse
La Principauté de Monaco

Route de Rome à Lucques.

Pour éviter le gîte désagréable de la Storta, située à neuf milles de la capitale du monde chrétien, il faut aller jusqu’à Baccana, lieu de poste à dix-sept milles de cette ville; et lorsque l’on y est arrivé, on trouve aisément quelque coin d’écurie que l’on fait garnir de paille fraîche sur laquelle on s’étend voluptueusement pour se délasser de la fatigue de la journée: c’est l’unique secours qu’offre ce lieu. Il est inconcevable et cependant vrai, que la cupidité si connue, si prouvée de la cour romaine n’ait pu engager le saint pontife à faire bâtir sur cette route une seule auberge: le produit l’auroit bientôt indemnisé des dépenses qu’elle lui auroit occasionnées.

Monteroso, petit village à huit milles de distance, est aussi un lieu de poste. Il n’a qu’une seule rue qui contient vingt-cinq maisons assez bien bâties; il est situé près d’un lac qui n’a qu’un demi-mille de circonférence. 

De Monteroso la poste conduit à Ronciglione, distante de dix milles. De Ronciglione à Viterbe on compte treize milles. Entre cette ville, dont le cardinal Gallo est évêque, et qui n’est remplie que de prêtres, de misère et de fainéans, et celle de Montefiascone, on ne rencontre pas une seule habitation.

Le beau lac de Bolsena dédommage un peu de l’ennui de la route. San Lorenzo est le plus beau village que j’aie vu dans les états du pape. Ganganelli en est le fondateur. Il est si rare que ces vampires songent à édifier, que pour soulever un peu de l’âme du lecteur le poids dont l’accable leur existence, il faut s’arrêter sur ce qu’ils ont fait de bon: la liste n’est pas longue. Quatre rues bien alignées, bien espacées, viennent aboutir à une place régulière, et le tout forme une croix grecque d’un très-bon genre. Au sortir de ce village on traverse dans sa longueur une vallée qui offre un peu de culture en quelques endroits. Sa position la rend susceptible d’un très-grand produit. Si les bras ne manquoient à la terre, elle rapporteroit beaucoup: les Appennins environnent cette vallée et la mettent à l’abri des ouragans.

Après avoir passé Acquapendente, où ma pensée craint de s’arrêter en raison du gîte désagréable que j’y ai trouvé, on arrive à Pontecentino sur l’Elvelle, rivière qui sépare l’état ecclésiastique du grand-duché de Toscane. Il faut avouer que le spectacle qui s’offre alors aux voyageurs est réellement superbe. Les yeux sont agréablement surpris d’appercevoir un pays riant, couvert d’habitations et cultivé par-tout; et la comparaison que l’on est forcé d’en faire avec celui qu’on quitte suffit pour faire détester le règne des prêtres, dont le souffle impur frappe la terre d’une stérilité désastreuse. 

Il n’est pas agréable de voyager en Italie, et le plaisir de contempler les chefs-d’œuvre dont elle est remplie, est compensé par des désagrémens de tout genre. Si l’on choisit la poste, il faut se résoudre à des disputes éternelles avec ceux qui la desservent, et qui rançonnent de leur mieux le voyageur patient ou timide. Les voitures particulières seroient préférables si l’ennui ne gagnoit de proche en proche, et si les haltes fréquentes qu’elles nécessitent n’exposoient trop souvent à toutes les incommodités des auberges mal approvisionnées, plus mal tenues encore, où l’on paie assez cher des alimens très-médiocres.

Cette partie de l’Europe est par-tout entrecoupée de rivières et de torrens qu’il faut passer dans les voitures, parce que l’usage des ponts n’y est pas commun. Mais de tous les cantons de l’Italie, l’état ecclésiastique et ceux qui obéissent au roi de Naples, sont les plus mal tenus. Les grandes routes ne sont pas aussi dangereuses qu’on le dit, parce que l’affluence des voyageurs impose aux voleurs qui se retirent dans des gorges peu fréquentées. Malheur à ceux qui s’écartent! Alors point de secours à espérer. 

En Italie, depuis les frontières de Toscane jusqu’à l’autre extrémité du royaume de Naples, les jours d’abstinence sont réellement des jours de jeûne, et d’un jeûne très-rigoureux. Les seuls alimens que l’on puisse se procurer dans les auberges sont du pain, du fromage, et de l’huile bonne à graisser l’essieu des voitures.

Forcé de m’arrêter à Raccorsi par le débordement des rivières et des torrens qu’il faut presque toujours passer à gué, j’entrai dans une auberge digne de figurer avec les posadas d’Espagne et de Portugal. Le proverbe italien: celui qui arrive le premier dans l’auberge trouve toujours de quoi manger, fut vérifié là dans toute l’étendue de sa signification. Je m’emparai d’un morceau de pain et de fromage que je me hâtai de dévorer dans la crainte d’être forcé de le partager avec quelque survenant. En effet, à peine avois-je fini ce repas plus que frugal, que plusieurs voitures arrêtèrent à la porte: c’étoit une troupe de danseurs des deux sexes conduits par le signor Gallais, directeur de la troupe, maître des ballets, et l’un des amans de Marie-Caroline. D’autres voitures suivoient les premières, et étoient remplies par des voyageurs, des moines, des femmes, des castrats et un opérateur. 

A peine cette compagne illustre et nombreuse eut-elle mis pied à terre, que la pluie redoubla, les vents se déchaînèrent; les chemins déjà gâtés devinrent impraticables, et nous fûmes tous obligés de rester deux jours et deux nuits sans lits, et presque sans pain. Mais la gaieté suppléa les alimens. Les danseuses s’amusèrent à enivrer les moines, qui nous donnèrent à leur tour des spectacles aussi variés que burlesques. Je dis au robuste Gallais qu’il devoit se trouver fort heureux que le temps et les circonstances se fussent réunis pour lui fournir l’idée d’un ballet bouffon, et qu’il feroit bien d’y travailler; il m’assura qu’il s’en occuperoit; mais il gémit de ce que la coutume lui interdisoit d’y faire paroître les moines en habits de caractère, ce qui eût été très-piquant et lui auroit valu beaucoup.

Enfin, après avoir ri, jeûné, chanté et veillé pendant près de trois jours, on se remit en route, et j’arrivai sans malencontre à Sienne. Mon voyage avoit duré douze jours, quoique je l’eusse fait en poste. 

Sienne

Cette ville est grande, bien bâtie et remplie de palais. La cathédrale est superbe. Sur une place, digne d’une capitale, est une tour très-haute; mais comme les maisons sont aussi exhaussées, puisqu’elles ont jusqu’à cinq étages, et que les façades ne sont point blanchies, la ville en général paroît sombre, et semble frapper de tristesse ceux qui s’y arrêtent. Elle contenoit autrefois cent mille âmes; mais alors elle formoit une république: maintenant, assujettie, elle n’en a que dix-huit mille, ce qui, n’étant point proportionné à son étendue, lui donne un air de solitude qui inspire la mélancolie. 

Sienne a sept portes, et six milles de circonférence, mais elle renferme de grands jardins. La perte de sa liberté commença de diminuer sa splendeur, et le fléau de la peste a complété sa décadence. Son archevêque jouit de trois mille cinq cents écus romains de revenu. Sa collégiale est desservie par vingt-six chanoines, dont les prébendes sont assez mesquines. La noblesse y est nombreuse et point riche; cependant on y compte quatre-vingt-dix équipages. 

Elle a donné naissance à plusieurs personnes de mérite parmi lesquelles on distingue le docteur Muscagni, auteur de l’estimable ouvrage sur les vaisseaux lymphatiques, et le docteur Battini, professeur en médecine.

Les familles les plus considérées par la naissance et les richesses, sont les Bianchi, les Lueri, les Bandi Bandini, les Sansidoni, les Piccolomini et les Lucchesini. Leurs revenus ne s’élèvent qu’à six mille écus romains. 

La ville de Sienne étoit encore moins riche du temps de l’empereur François Ier. Mais les encouragemens donnés à l’agriculture, l’édit sur la liberté du commerce des grains l’ont soutenue et même ravivée. Si les fortunes n’y sont point excessives, la pauvreté absolue y est rare; et beaucoup de ses habitans son aisés. 

Léopold avoit accordé une prime de six pour cent par chaque ballot de marchandises que l’on exporteroit; mais cet encouragement n’a pas duré, et l’on a donné pour prétexte l’abus que se permottoient des personnes cupides qui faisoient revenir secrétement ces ballots pour les faire sortir de nouveau, et jouir encore de l’encouragement. L’opinion générale est que ce n’a été qu’un prétexte dont le gouvernement a cru devoir se servir pour se dispenser de continuer d’accorder les primes. 

Sienne contient treize cents Juifs, qui, moins libres qu’à Livourne, ne laissent pas d’être la cause de la ruine de plusieurs familles, par les facilités qu’ils donnent aux jeunes gens de contracter à usure. 

Les Siennoises sont ordinairement belles; mais toutes sont jolies, spirituelles, et plus instruites que dans les autres parties de l’Italie. J’en ai connu de séduisantes. Elles ont l’avantage bien rare de conserver leur beauté jusques dans le déclin de l’âge, et alors même elles sont encore aimables. Leur langage, qui est le plus doux et le plus pur de tous les idiomes de l’Italie, contribue à donner à leurs expressions un charme particulier. Toutes ont cette physionomie qui inspire l’amour et fait naître le désir. Elles ont la taille belle, la démarche noble et le regard passionné. Il est impossible de trouver dans le monde entier une ville dont les femmes soient plus faites pour exciter les passions. Le divorce a lieu en Italie pour cause d’impuissance. Il arrive souvent que des femmes le sollicitent comme positif ou relatif. Alors les maris sont soumis à des visites très-insignifiantes, à des épreuves dont l’indécence fait aisément présumer le résultat. En attendant que cette contrée soit mûre pour la liberté, je voudrois que ces maris fussent envoyés à Sienne; celui dont la statue ne puorroit être animée, seroit alors déclaré incurable, et comme tel déchu de sa qualité d’époux. Ce que dans la terre des esclaves on est convenu de nommer peuple, est plus poli, plus avenant que ne le sont à Naples, à Turin et à Milan, les personnes de la plus haute qualité. 

A Naples, le faste brille à côté de la misère et semble lui insulter. Dans la Toscane il y a de l’égalité dans les richesses, et du bon sens dans l’usage que l’on en fait, parce qu’en général on y connoît et l’on y suit les règles de la plus stricte économie. La manière dont j’ai passé les soirées de cinq jours que j’ai consacrés à visiter Sienne, suffira pour donner une juste idée des mœurs et des coutumes de Toscane. J’étois chez le seigneur Sinsinetti, gouverneur de la province. C’étoit au commencement d’avril; il faisoit froid, ce qui ne surprendra pas si l’on fait attention que la température de cette ville est la même que celle des Apennins. La pièce où son excellence tient cercle n’est point garnie de ces tuyaux ingénieux qui, en Russie même, trompent les sens et font croire à la présence du printemps au milieu des glaces de l’hiver. Elle est décorée d’une cheminée, précaution très-inutile par rapport au peu d’emploi que l’on en fait. Au milieu du sallon étoit une table ronde autour de laquelle étoient assises toutes les personnes qui composoient l’assemblée. Sous cette table étoit un brasier. En outre, chacun avoit sur ses genoux un petit vase de terre vernissée dans lequel il y avoit aussi du feu destiné à réchauffer les mains. Au milieu de la table, une lampe d’argent à deux mèches jettoit une lumière douce et suffisante pour des personnes qui n’ont d’autre occupation que la conversation. Le gouverneur, qui réunit la politesse à l’instruction, avoit à côté de lui une nièce charmante près de laquelle je fus toujours placé. Ma qualité d’étranger me valut cet honneur, dont je profitai avec plaisir; mais si l’idée de cette figure céleste ne s’est point effacée de mon esprit, la manière économique dont son oncle use pour l’entretien de sa maison, m’a frappé singulièrement; et depuis en me rappelant les mœurs de l’ancienne Grèce, j’ai trouvé que la Toscane les a mieux conservées que les Napolitains. 

Route de Sienne à Pise et à Lucques.

Je louai une chaise pour me mener jusqu’à Pise. Au-delà de Poggiabuono le chemin se partage en deux: l’un mène directement à Florence, et l’autre à Pise; ce fut celui que je pris. Ce pays montagneux offre des points de vue charmans. Je dînai à la Zambra, auberge isolée à vingt-un milles de Sienne. Après cette halte peu agréable, je côtoyai quelque temps l’Essa. Je descendis à la vue d’une charmante maison de plaisance qui appartient au chevalier Cambi de Florence; et enfin, après avoir passé par Pontadera et Tornacelli, j’arrivai à Pise. 

Quoique je me sois arrêté assez long-temps dans cette ville, je ne parlerai point de ce qu’elle renferme; assez de voyageurs en ont fait la description. Je ne pourrois que répéter des choses connues: il vaut mieux suivre la route qui mène à Lucques. 

De Pise à Lucques il y a treize milles en suivant la route des bains; c’est la plus longue, mais la plus sûre, parce que celle qui abrège de trois milles est très-peu praticable dans les temps de pluie. Ces bains, dont le chevalier Cocchi a donné une description savante, sont à trois milles de la ville, sur les bords d’un canal superbe et navigable. L’agrément du lieu ajoute infiniment à la salubrité de l’air et des eaux. On y trouve toutes les commodités nécessaires. L’usage d’une chambre à bain coûte un paule par jour, ce qui revient à douze sols de France; et les soins de la personne préposée pour le service se paient à raison de dix-huit sols par séance. 

Le canal de Pise sort du Serchio, à la distance de Lucques d’environ trois milles, et reçoit les eaux des bains.

Le trajet de Pise à Lucques est très-amusant. Le paysage est charmant, et rempli de villages et de jolies maisons de plaisance, que l’on peut louer par an ou par mois à un prix modéré. Elles sont garnies de linge et d’ustensiles de cuisine.

Richesses des Habitans de la ville de Lucques.

Le territoire de Lucques s’étend à trois milles du côté de Pise. Dès mon arrivée, j’allai voir les principales églises. Il y en a beaucoup; mais à l’exception de quelques tableaux, je n’y ai rien apperçu qui soit digne de remarque.

Lucques renferme des familles opulentes: ce qui n’est pas surprenant, puisqu’elles ne sont point à portée de dépenser en entier leur revenu. Pour se ruiner, pour altérer sa fortune, et même pour en jouir jusqu’à certain point, le Lucquois n’a que la ressource des voyages.

La maison Buonavicini passe pour avoir vingt mille écus de revenu;[1] mais on prétend qu’elle a aussi des dettes. Celle de Santini en a dix mille. Le puîné étoit alors envoyé de sa république à la cour de Toscane. Les Lucchesini sont moins riches; et le marquis de ce nom, employé au ministère de Prusse, a la majeure partie de ses biens dans le duché de Ferrare. J’ai connu l’un des frères à Paris, et l’ai trouvé homme de mérite.

La famille des Guinigi est nombreuse. L’un d’eux étoit établi à Amsterdam, où il s’étoit associé avec le signor Controni, négociant, et l’un des nobles Lucquois. Les Guinigi ont six mille écus de revenu, ce qui est considérable dans un pays où l’on vit avec une économie vraiment républicaine. La maison Bernardi possède huit mille écus de rente, ne dépense presque rien, n’a point de dettes, et fait de grandes épargnes. Les Orseti, les Garoni, les Montecateni e Laurent Orsucci, sont aussi très-opulens, puisque leur fortune s’élève à huit mille écus de rente; ce qui, à Lucques, est très-considérable. 

A Lucques, ainsi qu’à Gênes, la noblesse est commerçante, seul moyen de prévenir et d’empêcher la ruine de ces familles anciennes. Mais tous les commerçans ne sont pas de la classe des nobles. Il y a parmi ces derniers des maisons qui réunissent jusqu’à cent mille écus de capital, et même au-delà. Cette ville renferme donc, en raison de la médiocrité de son territoire, beaucoup plus de richesses que n’en pourroient produire d’autres états d’une bien plus grande étendue. 

L’Arsenal.

Je m’étois procuré plusieurs lettres de recommandation; et mon premier soin, en arrivant à Lucques, fut de les présenter aux personnes à qui elles étoient adressées. Par-tout on me reçut fort bien. L’usage des Lucquois est de s’épuiser en protestations, en assurances d’estime, de bienveillance, de bonne volonté, d’offres de service; mais tout cela ne passe pas les lèvres; et il est très-rare que l’on invite à dîner.

Fort éloigné d’être parasite par goût ou par nécessité, je suis cependant flatté des invitations qui ont lieu dans les pays sur les mœurs et les coutumes desquels je désire me procurer une connoissance approfondie. La liberté de la table m’a beaucoup servi dans mes voyages; et j’ai pu faire, au dessert, des observations qui ne se seroient pas présentées sous le même aspect, si je n’avois été admis que dans les cabinets ou dans les sallons.

Quoi qu’il en soit, les Lucquois pensent autrement; et le résultat de toute la bonne volonté qu’ils marquent au voyageur recommandé, se borne à le mener en cérémonie à l’armuria ou arsenal de la république. Toutes les personnes auxquelles on m’avoit adressé, s’empressèrent à me faire la même offre, avec un zèle et une chaleur inconcevable. L’homme qui a vu les arsenaux de Vienne, de Berlin, de Pétersbourg et de Brest, ne devoit pas concevoir une assez haute idée de celui de Lucques, pour mendier la faveur de le visiter; mais je cédai à l’importunité des Lucquois, et je vais donner au lecteur une idée de leur force maritime. 

Accompagné de trois sénateurs, j’entrai dans ce bâtiment qui, pour l’ordre, l’arrangement et la disposition, ressemble à tous les édifices de même genre. J’y trouvai de quoi armer complétement ving-cinq mille hommes. J’observe que plusieurs personnes ont en propriété des armemens complets; ce qui me fait croire que cette petite république pourroit, dans l’espace de trois ou quatre jours, mettre sur le pied de guerre environ quarante mille hommes effectifs.

Le rez-de-chaussée de cet arsenal m’a paru très-humide. J’en ai jugé par les briques dont il est pavé. En effet, les armes commençoient à se rouiller, lorsqu’un des directeurs imagina de les garantir par le moyen d’un vernis à couche légère, mais suffisante pour prévenir l’impression de l’humidité. La partie supérieure de cet édifice n’est point sujette à cet inconvénient. L’artillerie n’est pas considérable, mais elle est belle, bien entretenue, bien montée, et pourroit être mise en activité dans un espace de temps fort court. Les balles rangées dans une cave, sont au nombre des onze mille; elles pèsent trente-deux livres chacune. 

Les temps sont bien changés.

De toutes les villes de l’Italie, Lucques et Crémone se montrèrent les plus inclinées à embrasser la réforme qui eut lieu au seizième siècle, par les soins de Luther et de Calvin. Crémone a conservé, pour le bonheur de ses habitans, un goût de tolérance qui la distingue des autres villes de la Lombardie; mais à Lucques tout a changé.

Sous le règne de l’ambitieux et politique Charles-Quint, le sénat de Lucques, adoptant la liberté de conscience, fut prêt de suivre les dogmes de Calvin, et de déclarer ce rit la seule religion de l’état. La cour de Rome, toujours zélée pour le maintien d’une foi qui, seule, peut soutenir son existence, s’étant fortifiée de l’appui de la Toscane, alors très-dévouée aux intérêts du saint-siège, s’adressa à l’empereur. Ce prince tour-à-tour impie et croyant, selon la tournure des affaires que lui suscitoit une ambition démesurée, voulut bien décréter que si Lucques embrassoit la réforme elle perdroit sa liberté, seroit livrée au joug toscan, et en outre, sévèrement punie. Le sénat effrayé préféra sa liberté politique au penchant qui l’entraînoit vers la nouvelle religion, et décida que l’ancienne seroit maintenue dans ses droits et prérogatives. Cependant on permit à ceux qui avoient adopté le calvinisme, de sortir de la ville et territoire de la république, et d’emporter avec eux leurs effets et les sommes qu’ils pourroient tirer de leurs biens-fonds. Cette permission, dictée par une justice impartiale, fut très-avantageuse à Genève, où les Lucquois se retirèrent en grand nombre. Ils y apportèrent des richesses, et plus que cela, l’industrie qui les supplée, et le commerce qui les augmente. On trouvera dans la suite de cet ouvrage des détails plus étendus sur ce point d’histoire.

Un jour que j’examinois l’extérieur de la maison commune au moment où le sénat venoit de terminer sa séance, plusieurs magistrats m’abordèrent, et polis, comme on l’est à Lucques, c’est-à-dire, jusqu’à l’affectation, ils voulurent absolument me conduire dans toutes les salles, et m’expliquer la raison de tout ce qui s’offroit à ma vue. La conversation se prolongea et roula sur divers sujets. Les républiques de l’Europe ne furent pas oubliées. Comme j’avois fait un long séjour à Genève, et que j’y avois connu plusieurs personnes d’origine lucquoise, je saisis ce moment pour parler d’elles, mais avec toute la circonspection que doit observer un étranger, sans me permettre de louer ni de blâmer l’action qui avoit peuplé Genève. Malgré cette précaution, la gravité magistrale fut dérangée. Tous se récrièrent contre la conduite de leurs devanciers; et l’un d’eux me dit avec un sourire amer: «Notre république étoit bien peu éclairée dans ce temps-là. Sa conduite prouve qu’elle ignoroit l’art de gouverner. En effet, comment pardonner au sénat d’avoir laissé emporter, à une partie de la noblesse, des biens qu’il auroit dû retenir? C’est une sottise que l’on ne peut excuser qu’en alléguant la stupidité de ceux qui s’en rendirent coupables». 

«Mais, qu’auriez-vous désiré que le sénat eût fait?» – «Qu’il eût permis à tous les mécontens d’émigrer, puisqu’ils renonçoient à la religion de leurs pères; mais qu’il eût retenu leurs biens, et les eût donnés aux parens les plus proches, à ceux qui avoient persévéré dans la foi». 

Je crus, pendant un moment, que sa seigneurie plaisantoit; la suite de l’entretien me prouva qu’il parloit sérieusement. Cette manière de voir ne me parut ni chrétienne, ni humaine; mais les assistans applaudirent, et mon rôle fut de garder le silence. Les Lucquois ont bien changé! Ce retour vers les préjugés ne fait honneur ni à leur cœur, ni à leur esprit. Comme j’ai fait quelque séjour parmi eux, et que j’ai parcouru leur territoire, je me suis convaincu que cet esprit d’intérêt et d’injustice règne généralement dans toutes les classes qui composent leur état. 

A moins de se rappeler l’histoire de la réformation, il est impossible, en parcourant la ville de Lucques, de croire qu’elle ait été sur le point d’adopter les dogmes de Calvin. L’Europe, et peut-être l’univers, n’offre point, sans en excepter l’Espagne et le Portugal, de peuple qui marque autant d’attachement pour le catholicisme, et de dévouement pour le saint-siège, pour la personne du pape et celles de messeigneurs les cardinaux. On parle de ce ramas d’hypocrites comme d’autant de saints qu’on ne sauroit trop profondément révérer. Ai-je besoin d’ajouter que l’ignorance est mère des préjugés; et que ceux-ci tiennent les Lucquois dans un asservissement auquel nul autre ne peut être comparé? 

La plus légère plaisanterie sur le pratiques superstitieuses seroit imputée à crime. L’homme qui n’assiste qu’à une seule messe, passe, dans l’esprit des Lucquois, pour un indévot. L’orthodoxe doit s’en mettre deux ou trois sur la conscience, et par-dessus, courir aux églises pour recevoir les bénédictions que l’on y prodigue. Les fêtes sont pour ces gens-là des jours d’excès religieux. Ils passent à l’église un temps qu’ils pourroient employer plus utilement. 

A l’heure de midi, à la chûte du jour, on ne voit dans les rues, dans les boutiques et sur les places, que des signes extérieurs d’une dévotion ridicule. Tout le monde prie; on fait des signes de croix redoublés, et toutes les simagrées dont s’avisoit en public Jean-Baptiste Rousseau pendant son exil, causé par les fameux couplets qu’il avoua et désavoua selon le temps, le lieu et l’occasion. 

On ne sera pas surpris d’entendre dire que Lucques n’a point de maison d’éducation. Les personnes qui veulent donner à leurs enfans une teinture des belles-lettres, sont forcées de les envoyer à Milan, à Modène, à Bologne, et même à Rome. Lucques n’a que des écoles: à peine le Lucquois, qui n’est point sorti de chez lui, peut-il atteindre au peu de connoissances qu’exige la gérence des affaires publiques. 

Le premier abord des Lucquois en impose. On les croit instruits, parce que la nature les a doués d’une élocution facile: leurs idées sont nettes et leurs comparaisons sublimes. Mais l’on est bientôt détrompé, et l’on est forcé de convenir que ces hommes polis jusqu’à sembler maniérés, n’ont aucun avantage sur le simple paysan de la Toscane, qui dit bien ce qu’il veut dire, et ne dit jamais rien au-delà de ce qu’il conçoit. 

Les Juges.

Cette république a conservé l’ancien usage des Gênois et autres états indépendans d’Italie. Elle prend des étrangers pour ses juges, et c’est peut-être l’unique moyen de faire que la justice soit impartialement rendue. Des magistrats qui disposent de la vie, des biens et de l’honneur des citoyens, ne doivent avoir aucune relation de parenté ou d’affinité dans le pays où ils sont les interprètes de la loi. Aussi faut-il pour remplir cette fonction, la plus importante de toutes, que l’homme qui y prétend soit né à cent milles de distance. Ces juges ne restent en place que pendant deux ans. Le conseil général des nobles peut les confirmer dans leur place; mais il use rarement de ce droit, quoiqu’en général on soit assez content d’eux.

L’étranger que des vues intéressées ou cupides porteroient à solliciter l’emploi de juge à Lucques, se trouveroit trompé dans ses projets. La dévotion de ces républicains ne les empêche pas d’être fort attachés aux biens de ce monde, et fort éveillés sur ce qui les concerne. Nés curieux, ils s’informent continuellement de la conduite d’autrui, mais sur-tout de celle de leurs juges. Ils ont l’art de questionner, et rien n’échappe à leurs recherches. Un juge qui auroit prévariqué ne pourroit, comme en d’autres pays, jouir en paix du fruit de ses concussions. Eût-il le cœur plus corrompu que Verrès, il n’oseroit se livrer à ses penchans. Entouré d’autant d’argus qu’il y a d’hommes dans la république, il se verroit dévoilé et puni. Aussi est-il très-rare que les Lucquois aient à se plaindre de la vénalité de ces juges temporaires.

Lorsque ces magistrats ont rempli le temps fixé pour la durée de leur mission, ils sont soumis à la vindicte publique. Assis sur des sièges élevés, que l’on a placés de manière à ce que chacun puisse en approcher, ils sont exposés aux regards de la multitude. Celui qui croit avoir à se plaindre d’eux est libre d’énoncer ses griefs. Une commission ad hoc, nommée par l’état, reçoit les plaintes, les dénonciations; elle les examine, les pèse, en fait le rapport au sénat; et le châtiment le plus sévère suit toujours la preuve du délit. 

Quelques voyageurs, témoins de ce procédé, l’ont regardé comme une vaine formalité qui n’emporte d’autre désagrément que l’appareil même. Ils ont fondé leur opinion sur ce qu’il ne paroissoit ni accusateur ni accusation; et, sans doute, assimilant leur pensée à ce qu’ils savoient des prévarications connues et impunies des magistrats des autres pays, ils n’ont pu croire à l’intégrité réelle d’un organe de Thémis. Mais cette erreur leurs est venue de ce qu’ils n’ont point étudié le caractère des Lucquois; le peu de temps que ces juges restent en place, et sur-tout la surveillance générale et continuelle dont ils savent qu’ils sont entourés, ne leur laissent pas le loisir de prévariquer; et les commissaires surveillés eux-mêmes, et n’ayant point d’intérêt à chercher des crimes à ces ex-magistrats, n’accueilleroient que les dénonciations fondées sur des preuves authentiques. Ainsi, à Lucques, l’homme honnête qui a rempli l’une des plus belles fonctions de l’humanité avec l’intégrité convenable, n’a point à craindre l’effet d’une vindicte arbitraire. 

Cette sévérité exercée contre les juges, précédé sur-tout de la vigilance qui prévient la corruption, me paroît une institution sublime. Les meilleurs réglemens sont ceux qui mettent les personnes en place dans l’heureuse impuissance de faire le mal, et qui, par-là même, ôtent à des ennemis secrets, à ces âmes viles toujours portées à se repaître du malheur d’autrui, le pouvoir de changer une erreur en faute, une faute en crime, pour perdre l’homme qui leur déplaît, ou dont ils envient les dépouilles. Lorsque j’étois à Lucques, il y avoit cent soixante ans qu’aucun juge n’avoit été puni, ou plutôt n’avoit mérité de l’être. Le petit état de Lucques est l’unique, dans le monde connu, qui puisse se glorifier de cet avantage inappréciable. 

Le Discolato.

Expression connue et employée à Lucques, pour désigner l’ostracisme. Cet ostracisme ou bannissement n’emporte pas seulement l’idée que l’on s’en est formée d’après le gouvernement athénien. En italien le mot discolato signifie libertinage; mais les Lucquois, en l’employant pour désigner des actions qui y ont rapport, lui ont donné une signification bien plus étendue. Chez ce peuple le discolato est une inquisition très-active sur la conduite de chaque individu, par rapport aux loix, à la police et aux principes de sa constitution politique. C’est une censure très-sévère, suivie pour l’ordinaire d’un bannissement limité. 

On tient le discolato de deux mois en deux mois; il s’exerce sur différens sujets. Il y a des discolato relatifs aux affaires ecclésiastiques; il y en a qui concernent la conduite intérieure des familles, d’autres sont relatifs aux loix somptuaires, à la contravention aux loix et aux usages reçus, et enfin à la police des cabarets et des cafés.

Lorsque l’on tient un discolato, l’usage est de donner à chaque sénateur, ainsi qu’à chaque noble membre du grand conseil de la république, un papier timbré, afin qu’il puisse y inscrire les noms de ceux qu’il croit devoir accuser de contravention aux articles qui ont donné lieu à la tenue du discolato. 

Par exemple, si le discolato porte sur des objets relatifs à la religion, chaque membre inscrit sur sa feuille les noms de ceux qu’il se croit obligé d’accuser d’irréligion, ou d’avoir manqué au respect dû à l’église. Il est bon d’observer que tout homme qui, à Lucques, ne se précipite pas à genoux au milieu des boues lorsque l’on promène le viatique dans les rues, ou seulement quelque relique, passe pour un athée, et comme tel est cité dans le discolato ecclésiastique. 

Dès qu’une personne se trouve notée sur vingt-cinq listes pour le même chef d’accusation, on agite dans le grand conseil s’il convient de le soumettre à la peine établie ou de l’absoudre. La condamnation ne peut être prononcée qu’à une très-grande majorité; il faut que les deux tiers des voix se réunissent pour déclarer que le coupable a encouru la peine du discolato.

Lorsque dans le discolato suivant, le même nom se retrouve sur le même nombre de listes, on réitère la même cérémonie. Mais si cette personne, acquittée deux fois pour le même objet, reparoît encore dans le troisième discolato, elle est mandée au conseil, reprise avec sévérité, et condamnée au bannissement pendant trois ans.

Ce discolato frappe sur tous les citoyens et les rend très-circonspects. Les nobles et les riches, qui tiennent à la considération publique par leur rang ou leurs biens, sont très-attentifs à éviter toute inculpation de ce genre. Mais si c’est un moyen répressif, il faut avouer que ce moyen entraîne tant d’inconvéniens qu’il seroit à souhaiter qu’il n’existât pas. L’esprit d’observation, la méfiance, la crainte corrompent la douceur des plaisirs les plus innocens; la franchise et la gaieté, âme de la société, sont inconnues à Lucques, où l’on passe le temps à s’entr’épier. Voilà ce qui y rend la société triste, les assemblées ennuyeuses. Les Lucquois se disent libres, et il n’est point de peuple plus esclave qu’eux. Il est vrai qu’ils ont consenti à cet esclavage, et qu’ils pourroient le briser s’ils le vouloient; mais de long-temps ils ne sauront distinguer les avantages de la vraie liberté sociale, de long temps ils ne sauront tracer la ligne de démarcation.

Cette censure s’étend aussi sur les juges que leur qualité d’étrangers n’en met point à l’abri, sur les avocats et sur les communes de la campagne. La seule différence consiste dans les preuves, et dans l’avertissement qui, souvent, tien lieu du châtiment.

Tout noble doit faire serment d’être exact à placer sur sa liste les noms des personnes qu’il croira en conscience avoir contrevenu aux règles établies sur l’objet qui fait la convocation du discolato.

Cette censure perpétuelle donne aux mœurs une âpreté bien opposée à l’urbanité des Athéniens. La ville et le territoire de Lucques ressemblent à un grand couvent, dont la règle austère seroit suivie avec une exactitude minutieuse. Les crimes y sont rares, les attentats presqu’inconnus, l’oppression réprimée avec autant de soin que de sévérité; mais on y végète tristement. La joie y est étrangère, les yeux et le cœur s’y refusent. Il faut être né Lucquois pour se plaire à Lucques.

Dans les discolato relatifs à la loi et aux coutumes, on inscrit non-seulement le nom des réfractaires, mais encore celui des citoyens qui se sont permis des marques extérieures des mépris à l’égard de l’individu de la classe la plus inférieure. 

Lorsqu’un plébéien est insulté par un noble, ne fût-ce que de paroles, il le cite au tribunal de l’Observance; et la peine la plus légère qu’il puisse subir, est de quarante jours de détention. Après cela, il est amené devant le magistrat qui l’a condamné, pour subir la plus sévère mercuriale. Il n’y a point d’exemple que ce magistrat ait passé des fautes de ce genre; et jamais l’on ne souffre que les nobles insultent impunément les derniers d’entre le peuple. Un noble Lucquois qui se permettroit de maltraiter un plébéien, seroit mésestimé de ses égaux, et regardé par eux comme mauvais citoyen, comme ayant tenté de diminuer l’amour que le peuple conserve pour cette caste privilégiée à quelques égards, mais restreinte à tant d’autres, que je ne sais s’il n’est pas plus heureux pour un habitant de Lucques d’être né dans la classe inférieure, que de végéter tristement au milieu du sénat. 

Mais ces exemples sont rares. Des années s’écoulent sans que le tribunal ait l’occasion de déployer la sévérité de ce principe qui a force de loi. Le peuple est ménagé dans ce pays, l’unique, peut-être, où le gouvernement aristocratique ait eu le courage de se prescrire ses bornes, et la modération de ne pas les franchir. L’éducation intérieure est conforme à la loi, et le plus humain des préjugés vient à l’appui. Les nobles lucquois qui ont sucé avec le lait l’habitude de la politesse envers le peuple, voient dans l’omission de cette observance un crime digne de châtiment.

Lorsqu’après avoir parcoure le reste de l’Italie on s’arrête à Lucques, cette modération a lieu de surprendre. Quelle différence entre la conduite des nobles Lucquois et celle de nos ci-devant seigneurs! S’il arrivoit à Lucques quelque révolution, ce qui n’est pas probable, à moins d’un bouleversement entier de l’Italie, le peuple ne pourroit presque rien changer à la vie morale de ses nobles. Contens de tenir les rênes du gouvernement, ils régissent avec toute la modération possible, ne sont sévères qu’entr’eux; et les peines imposées aux infracteurs des loix ou des coutumes, ne sont mitigées qu’en faveur du peuple. 

Les Magasins.

La république de Lucques est gouvernée comme le seroit un monastère qui, par impossible, auroit pour supérieur un homme sage. Jamais de grandes vues, jamais de maximes politiques; tout, dans cet état, est calqué sur son étendue, et réglé selon le degré de puissance qu’il a su conserver au milieu des convulsions morales qui ont agité ses voisins. 

La république a des magasins pour toutes les denrées qui font partie de sa subsistance ordinaire. J’ai visité ces magasins, et j’y ai vu des provisions de vins, d’huile, de froment, d’orge, de seigle, d’avoine, de pois, de lentilles, de châtaignes, etc. 

Le but premier de ces établissemens est d’entretenir les comestibles sur un pied égal quant au prix. Mais il en existe encore un autre digne de la prévoyance la plus humaine et la plus attentive: c’est d’être à portée de remédier facilement aux calamités partielles causées dans l’état par l’intempérie des saisons, ou d’autres événemens que l’on ne sauroit prévenir. Dès qu’un village ou un district a été frappé d’un fléau, il en donne avis, et le souverain nomme sur le champ des commissaires qui, aux frais de l’état, vont prendre connoissance du dégât et des besoins. Les vérifications sont exactes, et même faites selon le caractère national, c’est-à-dire, avec cette attention minutieuse qui ne peut exister que dans un état circonscrit. Le rapport fait, le secours suit immédiatement, sans qu’il soit besoin de sollicitation ni de délibération. Le magistrat est trop attentif à ses devoirs pour donner lieu au plus léger retard. 

Si des malheurs imprévus frappent un particulier, les secours sont aussi prompts que si le destin de l’état étoit attaché au sien. A Lucques, et peut-être là seulement, l’infortuné dont la grêle a dévasté le champ, à qui la pluie et les torrens ont ôté l’espoir d’une récolte, ne voit point ajouter à son malheur la honte de solliciter des secours trop légers, trop lents, et par cela même souvent inefficaces. 

Mais la république ne donne ces secours qu’à titre de prêt, et sait les mesurer sur les besoins, les dommages soufferts et sur l’état des personnes. Comme l’essence de son gouvernement est une inquisition perpétuelle, et que tous les citoyens se connoissent, il est impossible d’en imposer aux magistrats. De plus, les avances qu’elle fait consistant en graines pour ensemencer, en vin, en huile et autres comestibles, sont à terme et fixées à deux années, ce qui donne à l’emprunteur la facilité de rendre ce qu’il a reçu, dans les mêmes proportions, sans que l’on exige rien au-delà.

Si l’attente du cultivateur est encore trompée l’année d’ensuite, l’état lui fait pour lors la remise totale ou partielle des secours primitifs, et lui en donne de nouveaux, toujours aux mêmes conditions. 

Cette mesure, à la fois humaine et politique, entretien chez les Lucquois l’aisance et la population qui en est une suite naturelle. En l’adoptant, l’état ne risque point de s’appauvrir, parce que ceux qui ont reçu des secours redoublent d’activité pour une restitution dont ils sentent l’importance; et ils attendent rarement l’expiration du terme pour remplir des engagemens qu’ils regardent comme sacrés.

«Si l’on veut être secouru, disent les Lucquois, il faut mettre la république en état de le faire sans s’appauvrir elle-même; et ce ne peut être qu’en rendant avec exactitude les avances qu’elle a faites».

Plusieurs magistrats sont préposés pour surveiller cet objet. Les magasins sont si bien tenus qu’il est impossible qu’il s’y glisse aucune fraude; ceux à qui la garde en est confiée sont assujettis à rendre leurs comptes en présence de plusieurs personnes intègres, et surveillées par d’autres, qui, à leur tour, le sont par la nation en général. Tous les approvisionnemens y sont classés, registrés; on sait à point nommé la quantité sortie des magasins, celle qui y a été rapportée; enfin rien de plus facile que vérifier à chaque moment la conduite des préposés.

L’établissement de ces magasins remonte à plusieurs siècles; et quel que soit mon amour pour une liberté, une égalité à laquelle j’ai sacrifié tout ce que je possédois dans ma patrie, je ne puis m’empêcher d’admirer la conduite du gouvernement lucquois. Lors de mon séjour en cette ville, l’état secourut onze mille personnes ruinées par la grêle. Ces secours, donnés à propos, attachent le peuple à ses chefs; et l’on peut dire avec certitude que tant que les nobles se conduiront ainsi, l’autorité ne leur sera point contestée. Ailleurs elle maintient ou fait naître le despotisme; là elle est bienfaisante, juste et convenable à la nature de l’état auquel elle donne des loix et le bonheur. Il n’en est pas ainsi des usages; mais ces usages sont consacrés par le temps, par le peuple même, qui jouit de ce qu’il a sans penser qu’il pourroit avoir davantage. En effet, nulle part on ne voit entre les personnages que l’adulation a nommé grands, et les classes inférieures, une harmonie comparable à celle des habitans de Lucques. 

Le Commerce.

A l’exception de celui du bled dont l’état remplit les magasins publics, tout est libre dans cette république; et chacun peut s’adonner au genre qu’il préfère, sans craindre d’entraves. Les droits de douane existent, mais ils sont modérés. 

Une aristocratie commerçante est un fléau pour plus d’un pays. Elle attire à elle le bénéfice du commerce, et parvient à y substituer l’odieux trafic. La Suisse en est un exemple. On y voit des gouvernemens aristocratiques qui contraignent les fabricans de certaines marchandises de les vendre aux bourgeois seulement. A Lucques, où la noblesse fait le commerce par elle-même, tous les citoyens peuvent se procurer le même avantage. 

Le ballot qui appartient au sénateur, au gonfalonier,[2] paie autant que celui adressé au plus petit détailleur. Tout ce qui négocie est traité sur le même pied. Paysan, seigneur, bourgeois, chacun est libre de spéculer et d’agir selon son goût, ses facultés, ses talens. 

Cependant ceux qui veulent ouvrir un commerce de soieries travaillées ou non, sont tenus d’en donner avis au magistrat. C’est un devoir qui ne porte aucune atteinte à la liberté, et qui n’est imposé que pour un but salutaire. La république est dans l’usage d’aider les personnes qui se livrent à ce genre de commerce. Elle leur prête de l’argent à un intérêt très-bas, pourvu cependant qu’elles aient de quoi assurer la dette en biens-fonds, ou qu’elles donnent une caution solvable. Pour que les fonds soient prêts, il est essentiel que l’état sache le nombre de ceux qui choisissent cette branche de négoce qu’il croit devoir favoriser spécialement. 

L’opinion fait tout; et la même action, qui dans un pays imprime la honte sur le front d’un négociant et lui ôte son crédit, n’influe point sur celui d’un habitant de Lucques. Bien persuadé que les fonds de l’état ne sont autre chose que le résultat des contributions nécessaires à sa subsistance, il a recours à l’abondance publique, comme aux magasins de comestibles. Quelle différence entre cette institution et celle du Mont-de-Piété de Paris!

L’établissement des fabriques de soie ayant gagné de proche en proche, il en est plusieurs à Lucques qui n’ont pu soutenir la concurrence, et qui dépérissent visiblement. Le gouvernement imagine d’envoyer en Allemagne plusieurs personnes, au nombre desquelles étoit le signor Sardi qui a fait banqueroute à Amsterdam, pour tâcher d’augmenter le débit de cette marchandise. J’ignore si le succès a couronné l’intention; mais cette dernière fait honneur au sénat. 

Lucques contient aussi des fabriques de doublet, de mouchoirs, d’indiennes, de coton et de laine; mais il faut avouer qu’elles sont inférieures à celles des mêmes objets fabriqués dans d’autres pays, quoique l’on n’épargne ni dépenses pour leur procurer de l’encouragement, ni soins pour en obtenir le débit. 

Les papeteries y ont obtenu un succès plus soutenu. Elles sont supérieures à celles de plusieurs autres nations, et l’on expédie une quantité de papier pour l’étranger, et sur-tout pour l’Espagne et le Portugal, d’où il passe dans les colonies qui appartiennent à ces deux royaumes.

La facilité avec laquelle le gouvernement prête aux particuliers les sommes qui leur sont nécessaires pour l’établissement ou l’augmentation de leur négoce, est réellement surprenante. C’est le gonfalonier qui est chargé de ce soin, et la manière dont il s’en acquitte n’est pas fort gênante pour l’emprunteur. J’ai parlé de responsabilité, de cautionnement; voici à quoi tout cela se réduit. A défaut d’autres moyens, on présente un ou plusieurs ballots de marchandises. Elles sont reçues sans information, et l’on délivre au porteur, propriétaire ou non des effets engagés, la somme demandée, pourvu qu’elle soit au-dessous de la valeur des effets. 

Cet encouragement, cette bienfaisance sert de contre-poids à la gêne des maîtrises, aux abus des corporations, à ceux des universités. Mais le plus grand de tous les abus est sans doute la prérogative que s’arroge le gonfalonier, et sur laquelle les loix gardent le silence. Ce chef d’un état libre est possesseur de plusieurs fabriques, ce qui devroit lui être à jamais interdit. 

Il manque à la prospérité des Lucquois d’avoir un port de mer. Ils en ont l’emplacement à Viareggio, mais ils n’osent y faire travailler. Il y a deux siècles que l’on proposa, dans le sénat, de s’occuper d’un objet aussi essential à la prospérité de l’état, mais la puissance des Médicis en empêcha l’exécution. Aux Médicis a succédé la maison d’Autriche plus puissante encore, plus ambitieuse, et par conséquent plus redoutable. Les Lucquois sont persuadés qu’ils ne doivent leur existence politique qu’à l’attention continuelle qu’ils ont eue de ne former aucune entreprise qui fixât sur eux les regards de leurs voisins. Au reste, ils ont pour exemple plusieurs états d’Italie, jadis florissans, jadis libres, aujourd’hui détruits, aujourd’hui dans les fers, et dont l’histoire seule atteste la splendeur. 

Il faut espérer qu’à l’exemple des François, encouragée par eux, Lucques saura enfin se délivrer des entraves de la crainte, et profitera de sa position locale pour partager avec ses voisins plus riches, sans être plus industrieux, le bénéfice du commerce maritime. 

La Ville.

Lucques est bâtie sur une esplanade. Elle est assez bien fortifiée. Ses remparts sont beaux, et les arbres dont ils sont ornés forment, par leur ombrage, une promenade charmante. Elle a une lieue de circonférence, et par-tout offre le coup d’œil le plus enchanteur.

Un voyageur fort estimé s’est permis sur cette ville une plaisanterie dont la justice et la vérité sont également blessées. Il invite les étrangers de faire dès leur arrivée le tour des remparts, et de passer outre sans s’arrêter. Cet homme eût mieux fait de séjourner lui-même à Lucques, d’examiner attentivement ce qu’elle renferme; il y auroit trouvé des objets dignes d’un voyageur dont le but est d’instruire. Mais sa plaisanterie eût été perdue pour lui, pour ses lecteurs qu’elle amuse. Eh! combien de fois le plaisir de dire ou d’écrire un bon mot a-t-il été préféré au devoir de rendre justice?

Située dans une plaine environnée de collines couvertes de vignobles, de villages, de maisons de plaisance, qui, pour la plupart, sont fort agréables, Lucques peut passer pour une très-jolie ville. Son territoire est remplie de métairies; car il est à observer que dans cet état, ainsi que dans la plus grande partie de la Toscane, on ne connoît pas les grosses fermes. 

Le Serchio, rivière assez considérable et poissonneuse, coule dans la ville. La cathédrale fut bâtie en 1070. Quatre collégiales, dix-huit paroisses surchargent inutilement le sol. Vingt couvens remplis de victimes des deux sexes, attestent l’absurdité des Lucquois qui, fort éveillés sur l’article de l’intérêt, n’ont pu comprendre encore que ces établissemens multipliés sont une gangrène interne qui ronge l’état. 

Lucques est partagée en trois quartiers ou tiers-tiers dénommés ainsi: Sainte-Pauline, Saint-Sauveur, Saint-Martin. Elle a aussi trois portes dites: des Bourgs, de Florence, de Pise. Elle est située à vingt-huite degrés neuf minutes de longitude, et quarante-trois degrés quarante-neuf minutes de latitude. 

Sa population est de vingt-deux mille âmes. J’ai déjà dit que la misère y étoit inconnue; j’ajoute que l’on n’y voit aucun mendiant. La police est exacte, et portée jusqu’à la minutie. Il n’est pas possible de dérober à l’œil du magistrat le plus léger commerce avec les filles publiques qui y sont fort jolies. 

Un fait assez singulier, c’est la quantité de mariages disproportionnés, quant à l’âge, qui se font dans cet état. Cette manie se remarque sur-tout parmi les nobles. J’ai vu des septuagénaires nouvellement mariés à de jolies personnes de seize à dix-sept ans. Il est vrai que les femmes savent corriger cette erreur de mœurs, en choisissant des sigisbés jeunes et aimables qui les suivent par-tout, à moins qu’ils ne soient chargés par l’état de quelque poste ou emploi. 

Il me paroît étonnant que les Lucquois laissent tranquillement subsister un usage aussi ridicule que l’est celui de ces mariages extravagans qui invitent à la galanterie. Mais il est aussi très-vrai que les dames de Lucques savent se dédommager amplement de la contrainte extérieure où elles sont assujetties, et qu’elles sont assez adroites pour donner à leurs intrigues un air de décence rarement observé dans le reste de l’Italie. 

Les marbres qui ornent et forment les édifices publics, et même les palais des particuliers, sont tirés des carrières enclavées dans les domaines de l’état, et ne coûtent que les frais de l’exploitation.

Le gouvernement porte, comme à Berne, le titre de souverain. Le grand conseil, dans lequel la souveraineté réside, s’assemble très-souvent, et décide en dernier ressort sur les affaires qui lui viennent par appel. Les nobles y prennent séance à l’âge de ving-trois ans; cet usage me semble excellent. Ces jeunes gens occupés sans relâche des intérêts publics sont, par-là même, garantis des effets de l’oisiveté; cela leur donne un air de réflexion et gravité qui influe sur toutes leurs actions. Amoureux comme on l’est dans le reste de l’Italie, ils portent, jusques dans les bras de leurs maîtresses, la même gravité qu’au sénat; ce qui couvre leurs intrigues d’un vernis de décence qui impose à l’œil de l’étranger, et lui feroit prendre ces jeunes gens pour des Catons, s’il ne savoit que par-tout la nature est la même. Il est aussi très-vrai que les principes du gouvernement servent beaucoup à contenir la jeunesse, au moins celle que le choix ou la patience du peuple laisse se former au commandement. Le noble qui s’amuseroit avec des filles de bourgeois, ou qui entretiendroit des courtisannes, devroit s’attendre à être cité dans le discolato et puni; mais séduire une femme de qualité, l’aider à tromper son vieil époux, c’est être en règle. Les notes ne seroient pas reçues pour cet objet qui n’est point regardé comme un délit; et les Lucquois, très-peu plaisans, s’évertuent cependant lorsqu’ils sont forcés de répondre sur cet article.

Dès qu’un voyageur a examiné le caractère, les mœurs, les usages des habitans de Lucques, qu’il a connu les ressorts de son gouvernement, il n’a plus rien à faire dans une ville nulle pour les amusemens et les sciences; le séjour lui en deviendroit même insupportable. Que faire chez un peuple qui ne rit point; qui craint Dieu et le diable; qui croit aux saints, au pape, aux bulles; qui redoute les foudres du Vatican, s’éloigne des vivans et a peur des morts?

L’État.

Il contient cent cinquante-sept bourgs ou villages, et une quantité incroyable de hameaux. On peut assurer qu’il est couvert d’habitations; ses montagnes même en fourmillent. Il n’a cependant que quarante-quatre milles de longueur, sur dix-sept de largeur.

J’ai parcouru plusieurs de ces bourgs et villages. Je les ai trouvés bien bâtis, commodes, et annonçant l’aisance des habitans qui diffèrent extrêmement de ceux de Lucques. On diroit que la tristesse des Lucquois tient à l’air de leur ville. Dès qu’ils en sont sortis ils deviennent gais, affables, polis, généreux; ils reçoivent avec aisance, et semblent se dédommager de la contrainte où les tient le séjour qu’ils font dans la capitale.

La population de ce petit état est immense, vu son peu d’étendue. Elle s’élève à cent dix-neuf mille âmes. Aussi tout est habité, vallées, montagnes, plaines et collines; tout respire dans ce pays où l’on a porté l’art de la culture au plus haut degré de perfection. Le sommet des montagnes présente, à l’œil surpris et enchanté, des forêts des châtaigniers, de mûriers aussi soignés que ceux des plaines: des coteaux, plantés de vignes, couronnent ces points de vue qu’il seroit difficile de trouver réunis ailleurs. 

Le territoire de Lucques ne peut seul fournir à la consommation des habitans. C’est au gouvernement qu’il appartient de se pourvoir des grains qu’il faut tirer de l’étranger. Les sujets de l’état ne murmurent point d’une prérogative qui ne leur laisse que le soin de demander, et répondent lorsqu’on leur parle du trafic que le gouvernement se permet: il faut bien que nous laissions faire nos maîtres, puisqu’ils font de leurs magasines un usage utile à tous. Voyez à l’article magasins. 

Les riches Lucquois connoissent bien l’excellence de leur terroir, et les ressources qu’ils peuvent tirer de la forme de leur gouvernement; aussi préfèrent-ils de placer leurs capitaux chez eux en fonds de terre, à acquérir ailleurs des domaines qui leur rapporteroient le double. 

Quant aux denrées dont l’exportation est permise, elles consistent en châtaignes, en figues, en olives, en vins et en soieries. Mais l’huile est l’objet le plus considérable de leur exportation, parce qu’elle est de la première qualité, et se vend plus cher que celles des autres pays. Elle est faite avec le plus grand soin. Il en sort, année commune, environ quarante mille barils. Le baril d’huile ordinaire contient cent trente-neuf livres. Celui d’huile fine n’en contient que cent dix. Chaque baril coûte environ quatre sequins, ou l’équivalent de 44 livres tournois; ce qui fait monter ce commerce annuel à 1.700.000 livres monnoie de France. 

L’économie des Lucquois est égale à leur industrie. Nés sobres, ils vivent de peu et sont contens. La classe du peuple la moins aisée émigre fort souvent, et va chercher au loin du travail pour se procurer un salaire plus fort. Mais ces absences durent peu, parce que les pays voisins ne leur offrent point un ciel plus beau, ni un gouvernement plus doux. Plus le Lucquois s’éloigne, plus il sent croître en lui, par la comparaison, l’amour de la patrie. Après avoir labouré pour le compte des habitans de la Romagne le peu de terre que l’on y ensemence, après avoir moissonné pour eux à prix d’argent, ou bien avoir travaillé aux marnières de Sienne, ou enfin dans les marais de la Sardaigne, le Lucquois revient cultiver son propre champ qu’il bonifie des fruits de son excursion. C’est donc l’économie, jointe à l’amour du travail, qui procure à ce peuple, dont les goûts simples et les vues bornées sont faciles à satisfaire, une aisance dont sont privées tant de nations plus riches, plus éclairées et moins heureuses. 

Pour que les Lucquois continuent d’être heureux, il faut que leur liberté ne reçoive aucune atteinte. S’ils passoient sous la domination d’un despote la culture en souffriroit, l’industrie seroit entravée, et la population ne tarderoit pas à se détruire. Il est donc nécessaire pour eux de n’acquérir que les commodités de la vie, et non les richesses qui excitent l’envie et la cupidité des voisins puissans, et préparent de loin la ruine de l’état qui les possède. Les particuliers qui ont des fonds ne les laissent pas oisifs, ils les placent volontiers à quatre et cinq pour cent; mais c’est chez l’étranger, à Florence, à Pise. Quelques-uns en ont aussi de placés en France. 

L’état qui permet ces placemens n’en fait aucun pour lui-même, et prête rarement à ses voisins. Il a cependant un trésor, mais c’est véritablement un trésor national, puisqu’il ne sert qu’à encourager et soutenir le commerce et les fabriques. Ceux qui, dans les campagnes, ont besoin de secours pour améliorer leur foible domaine, certains d’en recevoir, les demandent avec confiance, et les emploient pour le bien général. On a poussé l’art de la culture jusqu’à rendre fertile le sommet aride de plusieurs montagnes, en y transportant à dos de mulets, et même d’hommes, une quantité de terre suffisante pour diverses productions. On retrouve cet exemple dans les environs de Gênes, mais d’une manière bien inférieure; et dans ce genre les Lucquois ne peuvent être égalés par aucun peuple. Heureux fruits de la liberté individuelle restreinte dans de justes bornes par des loix consenties!

Quelque soit l’industrie des Lucquois, le terrein montagneux qu’ils occupent met des bornes à l’augmentation progressive de leur population, et les inondations des rivières et des lacs causées par la chûte des torrens, sont un fléau qui exerce leur patience sans la lasser. 

L’état de Lucques n’a pas toujours formé une république indépendante. Il a eu ses révolutions, et s’est ressenti souvent des agitations des pays dans lesquels il est enclavé. Placé entre la Toscane, le duché de Modène, celui de Massa, les Gênois et la ville de Pise si puissante alors, ce n’est pas sans peine qu’il a comme échappé à la rapacité de tant de vautours. 

Lucques avoit appartenu à la trop fameuse comtesse Mathilde, si zélée pour la grandeur temporelle du saint-siège. Castracani s’en empara en 1325, et en devint le tyran. Gherard Spinola la soumit ensuite. Charles IV lui rendit sa liberté qu’elle perdit de nouveau sous Paul Guanigi. Ce ne fut qu’en 1450 qu’elle devint véritablement république, et depuis lors elle s’est soutenue, à quelques variations près, dans l’état où nous la voyons aujourd’hui. Le seul danger qu’elle ait couru fut sous le règne de Charles-Quint. J’ai dit comment elle préféra de rentrer dans le giron de l’église de Rome, à subir le joug des Toscans.

Le Gouvernement.

Même cérémonie, ou pour m’exprimer avec le mot convenable, même facétie qu’à Berne. Tous les ans on ballotte dans ces deux villes pour l’élection nouvelle des membres du grand conseil, et tous les ans les mêmes individus sont confirmés, vivent, vieillissent et meurent dans leurs places. Le ballottage n’est donc plus qu’une simagrée dont on n’a pas encore eu le courage de s’affranchir.

Quant aux places de magistrature, elles ne sont pas à vie, et presque toutes sont renouvelées de deux en deux mois. J’approuve cette méthode. On ne risque jamais rien à conférer un pouvoir étendu, lorsque la durée en est courte. C’est la prolongation d’un pouvoir, fût-il extrêmement limité, qui met en péril la chose publique. Rome cessa d’être libre dès que l’on put se perpétuer dans la dictature. 

Le magistrat suprême de l’état de Lucques a le titre de gonfalonier. Ce magistrat a pour assesseurs les anciens qui restent aussi en charge pendant deux mois. Le gonfalonier et ses assesseurs habitent tout le jour dans le palais national où se donnent toutes les audiences, où s’expédient toutes les affaires, et rentrent coucher dans leurs maisons respectives.

L’élection du gonfalonier se fait par tiers-tiers; c’est la dénomination générique des trois parties dont la ville de Lucques est composée. Chaque partie fournit à son tour un gonfalonier, et toutes trois nomment neuf anciens pour l’assister.

La souveraineté de Lucques réside dans le grand conseil dont les membres sont au nombre de cent quatre-vingt. Lorsqu’un noble a atteint l’âge de vingt-trois ans, il a droit d’y siéger. Autrefois il falloir attendre qu’il eût des places vacantes; mais actuellement que le nombre des nobles est diminué, tous y entrent dès leur majorité, parce que l’on en a besoin pour approcher du complet fixé par la loi. 

Je pense que le lecteur ne sera pas fâché de trouver ici l’état des diverses magistratures qui composent le gouvernement de cette république.

Le gonfalonier est, comme je l’ai dit, revêtu du pouvoir suprême. Président-né de la république, il jouit de tous les honneurs et de toutes les prérogatives de sa place. A lui appartient l’expédition de toutes les affaires. Il a la police générale de la ville et de l’état. Il connoît de tous les crimes qui compromettent la sûreté publique, et, dans cette partie, son autorité est illimitée. Mais il a rarement lieu de l’exercer, les crimes d’état n’étant pas communs dans un pays où tout est surveillé avec une ponctualité incroyable, et même minutieuse. 

La magistrature de l’abondance est composée de neuf membres. C’est à elle que l’inspection des magasins est confiée, et c’est elle qui veille à ce qu’ils soient pourvus du bled nécessaire à la consommation de la ville. A cette fonction est jointe l’inspection des prisons, du trésor public et de la banque, où sont déposés les nantissemens de plusieurs particuliers.

La magistrature de déférence est aussi composée de neuf membres. Chargée de correspondre avec les ministres que la république envoie chez l’étranger, ainsi que ceux qui sont envoyés à Lucques par les autres puissances, elle fait les fonctions de ministre des affaires étrangères. En cette qualité, elle veille à la conservation des confins du territoire de l’état.

La magistrature des jurisdictions (point d’institution mieux établie que celle-ci dans un pays archi-catholique) est composée de six personnes. C’est à elle qu’est commis le soin important de garantir l’état des entreprises ecclésiastiques. La répression des abus que les suppôts de la cour de Rome seroient tentés de commettre, la permission pour la publication des bulles, la censure des ouvrages, et l’inspection sur les couvens de religieuses forment le ressort de ce tribunal. Mais de toutes ces attributions regardées comme autant de droits, celui que ces magistrats se plaisent à exercer avec rigueur, c’est la censure des livres. Il est absolument impossible de rien écrire qui puisse éclairer les Lucquois, parce qu’il n’est point d’inquisition plus sévère que celle-ci. Ceci paroîtra un paradoxe pour ceux de mes lecteurs qui se rappelleront qu’à Lucques on a fait une édition du dictionnaire de l’Encyclopédie, revêtue de toutes les approbations possibles. Mais il est de fait que cette édition n’a été regardée que comme une spéculation mercantile; et qu’ensuite, la magistrature a témoigné un vif repentir d’avoir accordé cette permission.

La magistrature dite des munitions est composée de neuf membres. Elle veille sur l’arsenal, sur la fonderie et la fabrique des poudres.

La magistrature des finances est composée d’un nombre de personnes égal à celle des munitions. Elle veille sur la recette et l’emploi des deniers publics, sur les douanes, les gabelles, et les impôts qui constituent les revenus de l’état la concernent. C’est elle qui a le droit de percevoir les intérêts des sommes prêtées par l’état. Elle surveille les trésoriers, les collecteurs. L’approvisionnement du sel est de son ressort, ainsi que les objets y relatifs. 

La magistrature de la munition de réserve est composée de six membres. Son devoir est de veiller à ce que les magasins de l’état soient pourvus de vivres en assez grande quantité, pour parer à l’inconvénient de la disette. La nature de ces comestibles est spécifiée. Elle consiste en pois, fèves et autres légumes secs. Elle préside aux ventes que l’on fait dans ces magasins. Elle a aussi l’inspection des magasins des montagnes, qui ne sont remplis que de farine et de châtaignes.

La magistrature des fortifications est de six membres. Son titre désigne ses fonctions.

Celle de la bonne garde est aussi de six membres. Sa fonction est de surveiller les dépenses nécessaires à l’entretien des troupes, les logemens des soldats, et tout ce qui les concerne lorsqu’ils ne sont point de service. Réunie aux seigneurs suprêmes, elle dirige l’exécution des plans que l’on croit avantageux à l’état.

La magistrature des troupes des montagnes est composée de six membres, qui se partagent entr’eux le commandement de six régimens montagnards. Chaque magistrat a le titre de général. Il est tenu de faire au moins une fois l’an la revue des troupes qu’il commande. Le colonel de chacun de ces régimens est toujours capitaine de la garnison de Lucques.

La magistrature des commissaires des six mille est composée de sept personnes. Ces sept magistrats ont sous leurs ordres un nombre d’hommes auxquels ils font faire l’exercice deux ou trois fois par an. Cet exercice est commandé par le commandant en second, qui est un lieutenant de la garnison de Lucques. 

La magistrature de la conservation des loix (au nombre de six membres) est chargée de leur interprétation toutes les fois qu’elles paroissent obscures. 

La magistrature de la santé n’est composée que de trois membres qui jouissent des prérogatives de la dictature, lorsque l’épidémie se manifeste. C’est alors à ces magistrats qu’il appartient de faire garder les côtes, et de faire tous les approvisionnemens publics.

La magistrature établie pour la conservation des décrets en matière de religion, est composée de huit membres qui doivent veiller à ce que les fondations religieuses soient exactement acquittées, et que les revenus destinés à cet usage ne soient point détournés ou spoliés.

La magistrature des eaux et grands chemins connoît de tout ce qui a rapport à cette partie. Elle est composée de neuf membres.

Celle dite des bains n’est composée que de six membres, et n’a d’autre fonction que de surveiller ces établissemens.

La magistrature des vicaireries est composée de six membres. Elle est établie pour maintenir l’ordre dans cette partie de l’administration, et empêcher les dettes et les dépenses superflues. 

Celle dite de la graisse règle le prix de la viande. L’approvisionnement de la ville lui est confié. Elle est composée de six membres. 

J’omets la dénomination de quelques magistrats dont les titres, très-insignifians, sont purement honorifiques, et n’exigent aucune fonction. On les élit tous les ans. 

Le grand conseil est, ainsi que je l’ai dit, souverain. Des cent quatre-ving sénateurs qui le composent, il y en a au moins cent qui sont obligés de siéger. C’est dans ce conseil que réside le pouvoir législatif. Le gonfalonier propose les objets qui doivent y être discutés; mais ces objets lui ont été prescrits par les chanceliers qui en ont reçu l’ordre du conseil qui décide en dernier ressort. 

Les diverses magistratures présentent leurs cahiers, qui contiennent les affaires soumises à leur inspection, et le grand conseil décrète à la pluralité des suffrages.

Le conseil des trente-six ne s’assemble que par intervalle. Il est chargé de faire connoître le magistrat suprême élu par les tiers-tiers. Tous les deux ans ce conseil fait la tasca, c’est-à-dire, l’élection du magistrat des décemvirs, nomme à quelques places des magistrature subalternes, à quelques offices et emplois sous-ordre. Les chefs de l’état président cette commission. 

La magistrature consulaire est composée de cinq membres, chargés de veiller sur le commerce et les manufactures. Ils font l’office de juges dans les procès relatifs à cette partie, sur laquelle ils ont à peu près la même inspection que la jurisdiction consulaire de Paris. 

La Rote est formée de quatre juges étrangers, devant lesquels on plaide toutes les causes civiles. L’un de ces quatre juges prononce en première instance, et l’on est libre d’en appeler à la Rote, alors composée des trois autres juges.

Le podestat est le juge criminel. Il condamne à toutes les peines prescrites par les loix, et sa sentence est sans appel. Mais le criminel peut s’adresser au grand conseil pour obtenir grâce. Ce dernier, comme souverain, a le droit de l’accorder. 

D’après ce recensement, on seroit porté à croire que le gouvernement de Lucques est l’un des plus parfaits que les hommes aient pu former et consentir: on se tromperoit. Lucques n’est pas plus exempte de cabales que les autres états républicains. On y connoît la brigue, l’inimitié et même la persécution; mais tout cela ne transpire point. Le peuple qui voit le mouvement uniforme de la machine croit pieusement que ses chefs ne sont occupés que de la chose publique. Il est heureux de sa confiance et par sa confiance. Les différentes magistratures s’entretiennent dans une méfiance continuelle à l’égard du grand conseil. Cette méfiance est réciproque; elle accompagne les nobles Lucquois dans les maisons particulières, dans les assemblées, et jusques dans leurs plaisirs. Entr’eux s’est même établie une inquisition privée qui est la source de cette réserve constante dans laquelle ils passent leur vie, et qui répand, ainsi que je l’ai dit ailleurs, la contrainte sur toutes leurs actions. 

Le territoire de Lucques, en y comprenant les montagnes, est divisé en quatorze districts: chacun de ces districts a un commissaire salarié par la république; il est toujours choisi parmi les membres du grand conseil. Les émolumens attachés à cette fonction vont depuis 300 jusqu’à 900 écus. Ces places sont ordinairement réservées pour les plus pauvres d’entre les nobles. Chaque commissaire connoît dans son district des causes qui ne s’élèvent pas au-delà de cinq écus, et les juge. Si le différend porte sur une somme plus forte, on choisit, du consentement des parties, un avocat qu’elles salarient, et qui alors fait la fonction de juge-arbitre. Quant aux matières criminelles, le commissaire en réfère au podestat qui examine et statue définitivement.

Le grand conseil n’est juge légal que lorsque les deux tiers des membres qui le composent y siègent. La noblesse compte cent familles, dont quatre-vingt-dix anciennes et originaires de Lucques, et dix personnelles. On nomme originaires celles qui sont patriciennes depuis trois générations. Le grand conseil a droit de déclarer une famille originaire. Lorsque l’extinction de quelque famille a lieu, il appelle une des plus considérables, soit parmi les plébéiens, soit parmi les étrangers, et l’incorpore dans la liste des nobles, afin que le nombre de cent soit toujours complet. 

Les loix civiles et criminelles de Lucques ne sont pas meilleures que dans le reste de l’Italie; mais la sagesse du gouvernement les tempère, les modifie, les interprète dans tous les cas où elles sont inapplicables ou mauvaises. Le sénat a même pensé à la confection d’un nouveau code, et je sais qu’il existe une commission chargée d’y travailler. 

Les Troupes.

Le nombre n’en est pas considérable, mais il suffit au peu de besoin qu’en a la république. L’état est défendu par l’attachement véritable de ses habitans. Il n’est point de souverain pour lequel les peuples aient autant d’affection que les Lucquois en marquent à leurs chefs. J’en ai dit les motifs. Ainsi dans cet état, dont toutes les parties sont unies entr’elles, il n’est point d’homme qui ne soit prêt à prendre les armes pour défendre sa liberté contre les attaques du dehors, les seules qu’il ait à craindre.

Les Lucquois ne sont point nés guerriers. Ils chérissent trop leur tranquillité pour l’échanger contre une vaine gloire. Ils aiment leur administration, et bénissent sans cesse les mains qui les gouvernent. Ainsi, quels que soient les défauts que l’œil exercé y aperçoive, elle est bonne et même parfaite, puisqu’elle atteint sans effort le vrai but d’un gouvernement qui est de se faire aimer. Alors la crainte n’émousse point le glaive de la loi, de même qu’elle n’aiguise pas les poignards. Le peuple, docile aux ordres du souverain, ne résiste point à une autorité dont celui-ci n’est point tenté d’abuser. Chacun connoît ses devoirs, les suit en paix: s’il s’en écarte, il est puni, et consent à cette punition, parce que l’importance lui en a été démontrée. Modération dans la manière de gouverner, penchant à l’obéissance: telle est la double devise des Lucquois.

Jamais dans l’état de Lucques on n’entend parler d’assassinats ni de vols. Si cette nation n’étoit point encline au commerce et qu’elle pût rompre toute liaison avec ses voisins, on pourroit effacer ces deux mots de son vocabulaire. En général on connoît peu le crime en Toscane, mais Lucques l’emporte encore sur cet état par l’innocence de ses mœurs. 

J’affirme ce fait, parce qu’ayant lié connoissance avec le podestat, homme d’esprit et de sens, étranger, et par conséquent libre des préventions nationales, je tiens de lui tous les détails qui ont rapport aux fonctions de sa charge. Le sénat, rempli d’estime pour ce magistrat, l’a chargé de la rédaction des loix nouvelles que les commissaires ont ordre de proposer. Cette confiance d’un sénat qui ne la prodigue pas, m’a porté à insérer ce qu’il a bien voulu me dire sur le gouvernement d’une république d’autant plus intéressante, qu’environnée d’états plus puissans, régis par des despotes, elle a su conserver ses mœurs et sa liberté première. 

Le nombre des troupes de la république n’excède pas quinze mille hommes, y compris les milices qui ne s’assemblent que deux fois l’an pour passer la revue.

La première compagnie de gardes stipendiés consiste en cinquante soldats Suisses de nation, et commis spécialement à la garde du palais. Ils sont très-bien habillés, bien payés, et fort attachés à la seigneurie. Leurs fonctions consistent à servir de garde d’honneur au gonfalonier, à le suivre dans ses audiences, et à maintenir le bon ordre dans l’intérieur du palais.

La garnison de Lucques ne s’élève pas au-dessus du nombre de cinq cents hommes, état-major compris. On la distingue des gardes-suisses. Elle est composée d’étrangers dont la plupart sont Allemands; elle fait le service dedans et dehors la ville. Trois de ses détachemens alternent à Viareggio et sur les montagnes.

Ce sont les lieutenans de ces compagnies qui exercent les miliciens. Cet exercice n’est ni long ni pénible, parce qu’il est très-simple. La république veut que l’on ménage ses sujets, sur-tout dans un temps où ses voisins n’annoncent que des dispositions pacifiques; elle est persuadée que la tactique leur devient inutile. Elle se persuade aussi qu’elle sera toujours bien gardée, tant que le peuple saura que les magasins sont remplis, et qu’il est, par cette précaution, l’unique peuple qui puisse entendre frémir l’onde et mugir les vents, sans craindre de manquer du nécessaire.

La compagnie suisse étoit autrefois commandée par un Lucquois de famille noble. Il recevoit de forts émolumens. Mais ses confrères ont pensé qu’il étoit dangereux de remettre en des mains patriciennes un pouvoir presqu’illimité. On a en conséquence cessé de nommer un capitaine, et cette fonction est remplie par un lieutenant.

Quoique la paie des soldats Suisses ne soit pas aussi forte qu’à Rome et à Bologne, il y a néanmoins beaucoup de prétendans aux places vacantes. Elles sont vénales. On trouve des Suisses qui les achètent jusqu’à cent cinquante écus, et c’est un profit pour le commandant.

Les Suisses au service de la république de Lucques sont du canton de Lucerne, avec lequel la république a traité particulièrement.

La république n’est pas intérieurement surveillée par des espions décorés de titres honorifiques. Elle entretient un agent à Rome, et un envoyé à la cour de Toscane. C’est à peu près là où se bornent ses relations politiques. Elle a eu pendant un temps un agent à Modène, en raison de quelques différends relatifs aux limites de son territoire; mais actuellement on s’arrange par lettres, ou, au plus, par l’envoi momentané d’un noble. 

Quoiqu’il y ait une magistrature établie pour la correspondance étrangère, la république a néanmoins un secrétaire d’état qui est aussi premier chancelier. Cet office est à vie et lucratif. Celui qui le remplit est obligé de manger au palais avec le gonfalonier toutes les fois que le grand conseil s’assemble; et cela arrive fort souvent.

L’agent qui réside à Rome, le ministre qui reste à Florence, sont très-bien appointés. Le systême économique du gouvernement le met en état de soutenir dignement ces sortes de dépenses, et ses envoyés reçoivent de quoi lui faire honneur.

Les Finances.

Le produit des gabelles faisoit autrefois partie des revenus de l’état, et le sel étoit taxé à un prix trop haut, ce qui excitoit à faire la contrebande. Le gouvernement a changé de méthode et s’en est bien trouvé. Le sel n’a plus été vendu que sept quatrins la livre, ce qui revient à six liards monnoie de France. 

Mais cette condescendance du gouvernement n’a pas été gratuite. Voulant se dédommager de la perte qu’il faisoit sur le sel, il a imposé un droit de mouture qui devient très-onéreux à la nation, en ce qu’il est très-fort. Cependant le peuple, rempli de confiance envers ses chefs, paie cet impôt sans se plaindre, sans même se permettre d’en examiner le motif. 

C’est aussi pour le compte du gouvernement que se vend le tabac. Il l’a fixé à un prix modéré, et l’on n’a point à se plaindre de la qualité. La livre revient à dix-huit sols monnoie de France. 

Les habitans des campagnes qui ne sont point comprises dans ce que l’on appelle banlieue, paient une capitation annuelle d’environ treize sols par tête. Indépendamment des impôts directs dont on vient de parler, le gouvernement tire un produit très-fort des traiteurs, des aubergistes, des cabaretiers et des limonadiers. Tout s’y vend pour le compte du souverain qui ne peut, sans s’avilir, se mêler d’un tel trafic. Les Lucquois y sont accoutumés, et s’il leur échappe quelques plaintes, elles sont aussi-tôt remplacées par leur refrain favori: nous devons passer tout à notre souverain. Il faut qu’il amasse de l’argent, et il fait bien de s’en procurer par tout où il y en a, puisque, par l’usage qu’il en fait, nous trouvons en lui un secours assuré lorsque nous en avons besoin. Cette bonhommie me plaît beaucoup; mais si elle marque la docilité du peuple et l’adresse de ceux qui le gouvernent, il n’en est pas moins vrai que les moyens ne sont pas également légitimes, et que le souverain pourroit bénéficier d’une manière plus convenable à sa dignité, et moins à charge aux particuliers. 

Outre cette vexation, le gouvernement s’est encore arrogé le droit exclusif de vendre la viande, le poisson, les peaux, et le cuir proprement dit. Tous ces objets sont pour le compte de la république. Si l’exemple de Gênes a produit cette rapacité, on peut dire de Lucques qu’elle a surpassé son modèle, et cette partie de son histoire n’est pas celle qui lui fait le plus d’honneur aux yeux du philosophe. Elle exerce aussi un droit de péage qui ne laisse pas d’être incommode, quoiqu’il ne soit pas perçu à la rigueur. 

Rien ne prouve mieux l’ignorance absolue des Lucquois que les éloges continuels que l’on entend faire de la modicité des contributions exigées par le souverain, tandis qu’il n’est occupé, disent-ils, qu’à soulager les malheureux. Les nobles ont soin d’entretenir le peuple dans cette persuasion: ils y gagnent la durée de leur pouvoir, et une adoration perpétuelle dont ils sont très-flattés. 

Si je n’étois resté à Lucques que quelques heures, ainsi que la plupart des voyageurs, je n’aurois pu connoître ce qui compose les finances de l’état, dont l’administration mérite des louanges infinies, et doit être séparée des moyens que l’on emploie pour les acquérir.

Si, dis-je, je n’avois fait que passer à Lucques, et que dans ce peu de temps j’eusse été témoin des secours continuels donnés aux habitans qui ont souffert quelque calamité; si j’avois en même temps été informé de la modicité des impôts directs, de la douceur mise dans la perception de quelques-uns, je n’aurois pu comprendre comment le gouvernement soutient un fardeau aussi pesant; mais des recherches assidues, un séjour assez long, m’ont initié dans le mystère de cette générosité apparente. Si quelque chose a pu ensuite me surprendre, ç’a été de trouver autant d’apologistes d’une méthode blâmable en elle-même, et vicieuse dans les effets. Poursuivons.

Les dots et les héritages sont assujettis à des droits qui varient, quant aux derniers: celui des dots rend deux et demi pour cent. Le degré de parenté sert à fixer la taxe imposée sur les héritages. L’héritier n’a presque rien à payer s’il est oncle, neveu ou cousin-germain du testateur. S’il n’est que parent éloigné, il paie un ou deux pour cent; mais s’il n’est pas parent, on l’impose à cinq, et quelquefois à dix pour cent. 

Les acquisitions ne se font aussi qu’en payant un droit depuis un jusqu’à cinq pour cent, et jamais au-delà.

Tous ces objets forment un total immense administré avec toute l’attention, l’activité et la fidélité possibles. L’inspection graduée des magistratures éloigne toute idée de fraude, et les fonds sont remis dans leur intégrité aux trésoriers de la république.

La multiplicité de ces objets ne laisse qu’un apperçu sur la quotité des sommes qu’ils produisent. Les nobles Lucquois, accoutumés au secret, ne se permettent aucune ouverture sur les revenus de l’état. Ce n’est donc que par les préposés sous-ordre que j’ai pu me procurer des indices suffisans pour en approximer le montant. Toutes mes données portent sur deux cent mille écus au moins, et deux cent cinquante mille au plus, ce qui fait environ treize cent mille livres de France. Je comprends dans la recette le produit du cens imposé sur les habitans de la campagne, à raison d’un sol par journée.

Cette somme est immense pour un état dont les dépenses ne sont pas considérables. La police n’exige que très-peu de frais. Les cinq cent soixante soldats stipendiés ne coûtent pas trois cent mille livres par an, pour solde et entretien. Les quatorze commissaires de district, le gonfalonier, ses assesseurs, et le premier chancelier, qui fait les fonctions de secrétaire d’état, sont les seuls magistrats salariés. Les autres servent l’état gratuitement. Un ministre et deux agens, au plus, près de quelques cours étrangères, sont les seuls diplomates gagés par la république. Cette dépense, y compris les frais de couriers et les présens que l’on fait à quelques ministres, ne s’élève pas au-delà de cent mille livres. Il est donc évident que la recette surpasse de beaucoup la dépense, et qu’il seroit possible au souverain de soutenir l’état sans avoir recours aux moyens dont j’ai rendu compte, et qui sont diamétralement opposés à l’équité, et même à la saine politique. 

Les Commissaires de District.

Distribués dans les campagnes, ces officiers ne restent qu’une année en charge. Il faut cependant excepter de la loi générale ceux nommés pour les postes de Minuciano et Montignoso. Le premier est situé sur les confins de Modène, près Fiviziano, qui jadis appertenoit au trop fameux Castruccio Castracani. Placé sur le haut d’une roche escarpée, c’est l’endroit le plus agreste des domaines de la république. Montignoso n’est pas un séjour plus agréable: aussi la république ne manque-t-elle jamais de récompenser les deux commissaires qui ont été nommés à ces postes. Elle les fait passer dans l’un des quatre commissariats exceptés aussi de la loi générale en leur faveur. Ils y restent plus long-temps, et s’y dédommagent de l’ennui qu’ils ont éprouvé pendant leur gestion dans les premiers. Les quatre postes de dédommagement sont: Cormagiore, Viareggio, Borgo et Castiglione. Leur position est charmante. 

La république n’abandonne pas à eux-mêmes les commissaires des districts. Elle les surveille et veut être exactement informée de tout ce qui se passe dans leur arrondissement. Loin de pouvoir commettre des injustices, ils sont sévérement punis s’il est prouvé qu’ils aient été seulement en contradiction avec la loi.

Soumis au discolato, leur conduite est épluchée avec autant d’exactitude que leurs comptes. La république voulant faire aimer sa domination, prend soin d’écouter les plaintes des particuliers, et d’y faire droit. D’ailleurs la surveillance lucquoise ne laisseroit pas un délit de cette espèce se perdre dans l’oubli; les chefs en seroient informés, lors même que l’on se seroit efforcé de leur en dérober la connoissance, et le châtiment suivroit immédiatement. Cette surveillance et cette inspection universelle, qui forment un des points du caractère national, ne sont sans doute supportables que pour les Lucquois; mais il faut avouer qu’elles les garantissent d’une infinité de maux dont l’Europe gémit, et qui causeront, à coup sûr, le retour des nations à la liberté. 

Trajet de Lucques à Livourne.

Ariste. Les Moines.

Comme il seroit ennuyeux pour le lecteur de me suivre pas à pas, de s’arrêter ainsi que moi dans des auberges qui, pour la plupart, ne méritent pas ce nom, je crois devoir remplacer l’itinéraire du trajet, souvent interrompu et détourné, par l’histoire d’un jeune homme qui a fait route avec moi dans la felouque qui m’amena de Gênes à Livourne. J’y ajouterai deux anecdotes sur ces êtres enfroqués que la superstition dans laquelle l’Italie est encore plongée fait révérer à l’égal des saints par des peuples abusés. Comme elles tiennent aux mœurs de cette partie de l’Europe, si intéressante par son local, et que le but de cet ouvrage est de les faire connoître, je n’ai pas cru devoir les supprimer. 

A peine entré dans le bâtiment qui devoit me transporter à Livourne, je remarquai, parmi plusieurs figures insignifiantes, deux hommes, dont le plus jeune me parut plongé dans une mélancolie douloureuse. Son compagnon s’attira aussi mon attention; mais ce fut d’une manière bien différente, et qui dans la suite fut justifiée par ce que j’appris de ses aventures. Dans un vaisseau, l’inaction forcée des passagers les rend enclins à former des liaisons qui les arrachent à l’ennui, fléau des marins, et souvent cause des excès de table auxquels ils se livrent. Au reste, ma curiosité naturelle, jointe au désœuvrement, m’engagea à scruter, pour ainsi dire, les cœurs de mes compagnons de voyage. Cette étude en vaut bien une autre. C’est le feuillet du grand livre. 

Le jeune homme que je nommerai Ariste, répondoit à peine aux agaceries du moine dont l’impudeur animoit tous les traits, et c’étoit avec une retenue qui me donna pour lui un commencement d’estime qu’une connoissance plus approfondie ne tarda pas à fortifier. Nous liâmes conversation, et je m’apperçus, avec autant de surprise que de plaisir, qu’Ariste avoit reçu une bonne éducation, et qu’il en avoit extrêmement profité. J’aurois donné beaucoup pour écarter le moine qui sembloit l’obséder; je voulois parvenir à connoître la cause de cette mélancolie qui trahissoit malgré les efforts qu’il faisoit pour me la dérober. Ce ne fut cependant qu’après mon arrivée à Livourne que je pus me satisfaire. Délivrés alors du moine, dont j’aurai occasion de reparler, logés ensemble, Ariste voulut bien satisfaire ma curiosité. 

Fils d’un négociant de Florence fort riche, rien n’avoit été épargné pour son éducation. Ses parens qui n’avoient que lui d’enfant, n’attendoient que la fin de ses études pour le rappeler de Bologne et l’unir à une jeune personne, fille unique d’un ami intime. Cette union parfaitement assortie, eût sans doute été heureuse, si l’amour eût été réciproque. Les deux jeunes gens s’étoient peu vus, mais cependant assez pour qu’Ariste, en rendant justice aux grâces, à l’esprit, et à la figure de sa prétendue, ne sentît dans son cœur aucun désir de la posséder. Il n’en fut pas de même de Felicia. Le choix de ses parens la rendit plus attentive aux qualités d’Ariste; et bientôt elle regarda l’obéissance filiale comme le plus doux des devoirs.

Il ne restoit à passer qu’une année pour arriver au terme fixé par les deux familles pour le mariage si désiré. Ariste achevoit ses études loin de sa prétendue, et la tranquillité de son cœur ne lui rendoit pas cette absence pénible, lorsque l’amour vint renverser le projet le mieux établi, et porter le désespoir dans le sein des deux familles. 

A Bologne vivoit une jeune personne douée de tous les charmes faits pour captiver un amant. Ses parens étoient d’une condition honnête, mais peu riches. Ils vivoient dans un petit bien de campagne très-peu distant de la ville. Ariste vit la jeune personne, l’aima, parvint à lui plaire. Les parens, flattés de cet hommage, connoissant la famille de jeune homme, mais ignorant que son père eût destiné sa main, le regardèrent comme un excellent parti. On favorisa les entrevues, et bientôt l’amour et l’imprudence présidèrent à une union secrette dont les suites ne furent pas calculées. 

Cependant, revenu à lui-même, le jeune époux sentit sa faute, se la reprocha, mais sans avoir le courage de l’avouer. Craignant la colère de son père qu’il ne connoissoit pas assez, il ajouta à sa faute une faute plus grave encore. Il passa dans les pays étrangers avec sa compagne, dont les parens s’épuisèrent pour fournir à un voyage tout au moins imprudent. Les deux époux prirent la route d’Allemagne et se rendirent à Berlin.

A Berlin, comme en tout autre lieu, il faut vivre. Le couple toujours épris sentit néanmoins qu’il falloit fonder sa subsistance sur le travail, s’il vouloit prévenir une misère absolue, et toutes les suites, souvent honteuses, qu’elle entraîne. Tous deux avoient également profité de leur éducation. La jeune épouse, parente d’un professeur de Bologne, possédoit à fond la géographie, l’histoire et la musique. Ils résolurent de faire usage de leurs talens. Mettant de côté la mauvaise honte, qui pour l’ordinaire n’est qu’un prétexte qui sert à couvrir l’indolence, ils s’adressèrent à un des plus célèbres académiciens de Berlin, et le prièrent de les protéger dans le dessein qu’ils avoient formé de se suffire à eux-mêmes. Cet homme, dont l’honnêteté égale le savoir, leur procura des écoliers. Le mari enseigna avec succès les langues étrangères, la géométrie, etc. à de jeunes seigneurs; et sa femme eut aussi des écolières. 

Deux années s’étoient écoulées dans le travail, la paix et le bonheur. La naissance d’une fille scella l’union des époux. Mais un accident arrivé à cette enfant que la mère nourrissoit, les tira de leur sécurité, et leur fit sentir bien amèrement qu’il n’est point de félicité complette dans l’oubli du premier des devoirs. Elle mourut d’un abcès causé par un coup à la tête. La petite-vérole fit périr le second fruit de leur hymen; et l’épouse d’Ariste ne peut survivre à ses enfans. Berlin devint un séjour odieux pour le malheureux Ariste. Il quitta la Prusse, parcourut successivement plusieurs villes d’Allemagne, sans pouvoir se fixer dans aucune: le souvenir de ses pertes, celui de sa désobéissance si cruellement punie, le suivoient par-tout. Il vint à Bruxelles, lors du commencement des troubles, et ne put s’y fixer. La Hollande ne lui offrit que l’image du despotisme militaire établi par le roi de Prusse pour l’intérêt du stadhouder. Il s’enfuit à Londres, d’où il vint à Paris, après s’être perfectionné dans la langue angloise par un séjour de plusieurs mois. 

Ariste ne prétendoit plus au bonheur, mais cherchoit un repos dont son cœur avoit besoin. Le temps, les voyages, la raison en calmant son désespoir, ne parvenoient cependant point à lui rendre sa tranquillité. Au souvenir de la perte d’une épouse adorée, de deux enfans qu’il idolâtrait, succédoit celui d’un père justement irrité. L’abandon dans lequel il l’avoit laissé se peignoit vivement à son esprit et déchiroit son cœur. Il auroit voulu voler dans ses bras, y recevoir un pardon qu’il n’avoit pas même la force d’implorer. Enfin, après bien des combats, il écrivit à un frère de sa mère; cette lettre, dont j’ai vu la copie, étoit si attendrissante que je ne me rappelle pas d’avoir jamais rien lu qui m’ait fait une aussi vive impression. L’oncle y répondit avec bonté; il donnoit à ce fils malheureux et repentant des nouvelles d’un père indulgent, l’invitoit à se rapprocher de Florence, où il alloit se rendre lui-même, afin de ménager le veillard qui, depuis long-temps ayant oublié sa colère, pleuroit la perte supposée de son fils; il vouloit empêcher que ce retour imprévu ne lui devînt funeste. Ariste, au milieu de la joie que lui causoit la réponse de son oncle, étoit porté par le sentiment de ses pertes à ne s’arrêter que sur ce qui pouvoit lui rappeller ses égaremens et leurs effets. Une tâche d’ailleurs bien difficile lui restoit à remplir. C’étoit d’annoncer aux parens de son épouse qu’ils n’avoient plus de fille. Ils avoient ignoré le pays où s’étoit fixé ce couple imprudent: un changement de nom, et les précautions les plus minutieuses avoient été employées par Ariste, du consentement de sa femme, pour que les deux familles ne pussent découvrir leur retraite; il falloit leur apprendre qu’ils avoient tout perdu; il falloit porter le poignard dans leur cœur paternel. Il s’y résolut enfin; mais il voulut attendre que sa réconciliation avec son père fût consommée. 

Conformément aux conseils de son oncle, Ariste quitta Paris, prit la route de Marseille, s’embarqua pour Antibes, et arriva à Gênes. Le hasard nous rendit compagnons depuis cette ville jusqu’à Livourne, où une seconde lettre de son oncle lui fut remise. Il me quitta, vola à Florence, où je l’ai vu dans la maison paternelle, toujours triste, mais ayant concentré toute la tendresse de son cœur sur ce père qui le chérissoit; et prêt à former, par obéissance, de nouveaux nœuds sous un auspice plus heureux.

Ce fut aussi à Florence que me rappellant la figure et la conduite de ce moine qui, dans la felouque, s’étoit attaché à tous les pas d’Ariste, je lui demandai par quelle aventure cet homme, si peu fait pour devenir son ami, avoit pris un certain ascendant sur lui. 

Ce frocard, la honte de son état ainsi que de l’humanité, étoit de l’ordre des récollets. Après différens tours de passe-passe et des mœurs telles que je ne pourrois les décrire sans offenser les oreilles du lecteur, il fut envoyé à Naples, où ses complaisances lui gagnèrent l’amitié du provincial qui lui permit de confesser: et confesser en Italie, c’est réunir en sa main tous les moyens de séduction. 

Il y avoit dix-huit mois que cet hypocrite façonnoit à son gré les consciences des crédules Napolitains, lorsqu’une jeune personne fort jolie vint augmenter le nombre de ses pénitentes. Elle lui plut. Il la séduisit, lui proposa de fuir avec lui pour aller se marier en pays étranger. Elle y consentit. Un matin elle disparut, emportant de chez ses parens tout ce qu’elle put trouver. La pacotille pouvoit valoir deux mille écus. Arrivés à Livourne, ils montèrent sur un navire anglois qui les conduisit à Londres. 

Cette ville, dont les usages et la langue sont si différens de l’Italie, ne retint pas long-temps le couple amoureux, qui, ne pouvant s’exprimer de manière à se faire entendre, partit pour la France. Ils la parcoururent, et vinrent enfin se fixer dans la capitale. Quelque considérables que fussent leur fonds, augmentés de ceux qu’avoit escroqué le révérend père à deux de ses pénitens, ils baissèrent en proportion des dépendes qu’ils s’étoient permises. Les bijoux, les hardes devinrent un supplément que le moine employa d’autant plus volontiers qu’il avoit déjà disposé de celle à qui ils appartenoient. En effet, loin d’avoir rempli sa promesse envers cette jeune infortunée, il la vendit à une de ces femmes honteusement célèbres, et l’on n’a jamais su ce qu’elle est devenue. 

La crainte d’être découvert et puni, se joignant à la misère, l’engagea de quitter Paris et de passer en Espagne, où les gens de sa robe sont, ainsi qu’en Italie, l’objet de la vénération publique. Madrid et toutes les grandes villes de l’Espagne ne lui offrant pas toutes les facilités sur lesquelles il avoit compté, il passa en Portugal. Ses vices l’y suivirent. Il fut admis par les jéronymites de Belem, pour le service intérieur de leur église. Bientôt honoré des commissions secrettes des moines de ce couvent, il parvint au grade de sacristain. Comme il savoit faire venir l’eau au moulin, il auroit pu se fixer dans ce monastère et achever en repos une vie noircie de crimes. Mais la mesure n’étoit pas encore au comble. Son bienfaiteur, le général de l’ordre, éprouva qu’il est des caractères dont la bassesse ne peut être réfrénée. Il avoit permis l’accès de son appartement au Napolitain, qui, tenté par l’occasion, lui enleva une croix de diamans, une fort belle bague, et plus de deux cents pièces d’or. Ce coup fait, le récollet s’enfuit à Hambourg, au moyen de passeports supposés. Delà il parcourut l’Allemagne, vint en Suisse, et se présenta à Felix dont il avoit appris l’histoire et l’établissement. Ce dernier ne tarda point à connoître la valeur du personnage, et s’occupa des moyens de s’en débarrasser en l’éloignant. 

Enfin le récollet, moins las de ses courses interminables, qu’effrayé par le cri de sa conscience, et sur-tout par l’état de dénuement où il se voyoit prêt d’être réduit, eut recours au général de son ordre. Il lui écrivit, et palliant comme il put la première de ses fredaines, il demanda le perdon de son apostasie, et sa réintégration dans l’ordre. Charmé de ramener à son bercail une brebis égarée, le général accorda tout; et pour soustraire le nouveau pénitent aux poursuites qu’auroient pu faire les parens de celle qu’il avoit enlevée à Naples, il l’envoya en obédience à Rome, avec ordre de se faire absoudre par le pape même. Nouveau voyage et rencontre d’Ariste. Il n’avoit tenu qu’à celui-ci de faire abjurer au moine ses projets de réforme, et je ne doute pas que le patelin et luxurieux personnage ne se fût proposé quelque but semblable, vu l’obsession dans laquelle il tenoit le jeune homme, si ce dernier, beaucoup moins coupable, et qui n’avoit jamais transgressé les loix de l’honneur, eût été plus crédule et plus confiant. La conduite du récollet pendant notre voyage, prouva du moins, qu’en reprenant pour la vingtième fois l’habit monastique, il ne s’étoit pas dépouille du vieil homme.

Quoi qu’il en soit, la facilité avec laquelle les gros bonnets des ordres religieux pardonnent à leurs moines des crimes qui font horreur à la société, indique les mœurs de l’Italie et des pays dont le sol est souillé par cette vermine. La vie de ce récollet n’avoit rien de surprenant pour des Italiens. Cet homme me rappelle un fait qui me fut raconté par le père Jaquier, avec lequel je fis connoissance dans mon premier voyage en Italie. Il existoit sur les côtes de la Calabre un couvent de récollets, destiné à servir de prison aux individus de cet ordre qui se rendoient coupables de grands crimes sans avoir l’adresse d’en dérober la connoissance au public. L’un de ces reclus trouva le moyen de se débarrasser de ses confrères en les vendant et les livrant à un corsaire algérien. Resté seul, mais craignant d’être découvert, le père Pascal (c’est le nom du moine) s’embarqua pour la Hollande. Moins aguerri qu’il ne croyoit l’être, il éprouva des remords et écrivit à son gardien. Celui-ci, qui étoit au fait de l’aventure, en référa au général, qui fit ordonner au coupable de venir se prosterner aux pieds du pape dont la clémence étoit connue. Ce pape étoit pour lors Ganganelli. Nul ne sut mieux que ce pontife concilier les intérêts de la tiare avec ce qu’exigeoient les circonstances où l’Europe se trouvoit alors. Lorsque le pénitent eut souillé les oreilles de sa sainteté par le récit tronqué de ses crimes, il lui dit: Je t’absous, frère Pascal, à condition que tu feras une pénitence sincère et rigoureuse de tes fautes énormes. Quoi! tu es prêtre, confesseur, missionnaire; et ces caractères qui t’imposoient l’exercice des vertus, la pratique de tous les devoirs, n’ont donc servi qu’à te faire commettre des forfaits avec impunité! Tu as vendu tes confrères; leur esclavage est le fruit de ta rapacité!... – Ah! très-sain père, si vous saviez quels étoient mes confrères, vous ne me trouveriez peut-être pas si coupable. L’un d’eux avoit eu part à cinq empoisonnemens; un autre avoit assassiné un jeune garçon après…; enfin le moins scélérat avoit tue son gardien qui ne valoit pas mieux que lui. – Eh! malheureux, repliqua le pape, étois-tu leur juge? Je t’absous; vis en paix, si tu le peux.

Micali.

Mon premier soin, en abordant à Livourne, fut de me faire conduire chez Micali, dont j’avois entendu parler comme du négociant de l’Europe dont les magasins étoient le mieux fournis de tout ce qui peut exciter la curiosité.

J’y fus reçu avec honnêteté; et j’avoue qu’en aucun endroit, dans aucune des parties de la terre où le goût des voyages m’a entraîné, je n’ai vu rassemblé autant de choses dignes de l’examen des voyageurs.

Des collection entières et précieuses des trois règnes sont offertes dans le plus bel ordre à l’œil du connoisseur. Le produit de tous les arts décore des salles immenses, et l’on a peine à décider si la matière l’emporte sur la main-d’œuvre. Tout ce qui tient au luxe dans tous les genres possibles, depuis les objets de parure jusqu’à ceux de décoration, y est rassemblé. Tout ce qui constitue les arts libéraux et autres y est classé, et l’on y trouve jusqu’à des modèles d’édifices antiques et modernes, des armes à l’usage de tous les peuples connus, soit dans l’antiquité, soit dans les siècles plus modernes. On est frappé d’une série de vaisseaux, galères, etc. terminée par des pirogues de sauvages. Les instrumens inventés pour soulager l’humanité souffrante y sont rassemblés; tous ceux qui servent à la navigation, à l’astronomie s’y remarquent également. 

La valeur de ce que contiennent ces magasins est réellement incalculable. On m’a dit que le grand-duc Léopold avoit fourni au moins la moitié des fonds nécessaires à ce rassemblement unique dans l’univers. Léopold les visitoit tous les ans, suivi de sa cour, qui, à son exemple, s’empressoit d’y acheter des objets précieux. Cette vente annuelle s’élevoit à dix ou douze mille sequins. Comme il y a une quantité d’articles rares, qui ne peuvent être ni appréciés ni vendus que très-difficilement, le rassemblement de tant de chefs-d’œuvre ne peut être qu’à charge à leur possesseur; et Paris, Londres ou Amsterdam, pourroient seules établir et soutenir un pareil dépôt. Des bruits sourds, peut-être mensongers, mais cependant vraisemblables, me font craindre que cette maison ne puisse se soutenir long-temps. Dans tous les cas, j’ai cru devoir indiquer son existence. 

Les Douanes.

D’après l’idée que je m’étois faite de Léopold, souverain de la Toscane, j’avois imaginé que les douanes de Livourne devoient être régies d’une manière également avantageuse au souverain dont le but est d’encourager le commerce, et à ses sujets nés commerçans. Je croyois trouver cette partie de l’administration dirigée de manière à y puiser des lumières que je n’aurois pu acquérir ailleurs. Je me suis trompé. Mes informations, mes observations ne m’ont rien appris qui puisse faire l’éloge du législateur de la Toscane, sur la partie la plus intéressante du gouvernement de ses états. Il m’a paru que ce prince, dont on a pris la peine de recueillir et de faire passer en France les édits et les loix, est fort au-dessous de plusieurs autres souverains, qui n’ont point, comme lui, affecté la prétention du savoir. 

La preuve de l’ignorance de Léopold dans cette branche d’administration, existe dans la variation fréquente des tarifs. Sous son règne la fixation des douanes a varié à l’infini; et ce règne n’a pas été bien long. Une autre preuve aussi forte est la contrebande, que nécessite, pour ainsi dire, l’exhaussement des droits sur les marchandises étrangères.[3] On travailloit encore à un nouveau plan de régie lors de mon séjour en Toscane, et deux consuls me dirent que c’étoit le quarante-sixième. Peut-être que le souverain actuel s’occupera fructueusement du soin de cette partie intéressante. 

J’ai conversé avec les consuls, avec les négocians les plus considérables, juifs ou autres; et aucun n’a pu me dire ce que les douanes de Livourne rapportoient au grand-duc. Deux personnes, qui se prétendoient plus instruites dans cette partie, m’ont cependant assuré que ce produit égaloit le revenu que le duc de Parme tire de ses états. Or, ce produit équivaut à deux millions trois cent mille livres de France. 

Ce rapport ne m’a point paru exagéré, parce que Livourne sert d’entrepôt à la majeure partie des marchandises qui se consomment en Toscane, dans une grande partie des états de l’église, de la république de Lucques et du duché de Modène; et qu’en outre elle commerce avec les villes barbaresques, les îles de l’Archipel, la Corse, la Sardaigne, et plusieurs autres pays qui préfèrent la voie de Livourne à celle de Gênes. Il n’y a point de douanes du côté de la mer. Les marchandises ont payé, ou paieront du côté de terre-ferme. 

La Police.

Quoique la ville de Livourne soit très-peuplée, il est cependant facile d’y entretenir une police exacte. Comme son étendue n’est pas grande, la garde peut se transporter aisément par-tout où sa présence devient nécessaire. La garnison qui est de huit cents hommes suffit pour cet objet. Elle est exercée à l’autrichienne, et s’acquitte fort bien des manœuvres qui forment sa tactique. Mieux vêtue, mieux entretenue que les troupes allemandes, et sur-tout menée plus doucement, les désertions sont rares, et l’exactitude du service pourroit servir d’exemple. L’uniforme des Toscans est habit bleu, veste et culotte blanches, et revers rouges. 

La police des autres villes de Toscane est gênante, minutieuse comme celle d’un cloître. Léopold l’inspectoit lui-même, et s’est conduit comme devroit le faire un supérieur de couvent d’un ordre rigoureux. Ce prince étoit exactement informé des actions de ses sujets: rien ne lui échappoit; et la qualité d’étranger ne sauvoit personne de cette surveillance, qui ressembloit un peu à l’inquisition. Cependant Livourne a sur les autres villes de la Toscane l’avantage d’une plus grande liberté, quoiqu’elle ne puisse, pour cet objet, être comparée à aucune ville de l’Europe. Il y a peu de filles publiques; celles que l’on y tolère pour éviter des désordres plus grands, sont reléguées dans des rues écartées; et soit pour le logement, soit pour leur extérieur, ne peuvent s’attirer les regards d’un homme un peu délicat. Les marins, ou le rebut de la classe inférieure, sont les seuls qui les fréquentent. Celles qui ne sont point resserrées dans les rues désignées doivent se conduire avec la plus grande réserve. Si elles y manquent, elles sont arrêtées et punies sévérement. 

Quelqu’exacte que soit la police de Livourne, elle n’est point insupportable. Il est vrai qu’à chaque pas on rencontre des espions; mais il est aussi facile de s’en délivrer que de les connoître. La sûreté dont on jouit à Livourne, où l’on peut parcourir les rues toute la nuit sans craindre pour sa vie, ni même pour sa bourse, fait bénir les précautions du gouvernement. Les patrouilles roulent continuellement; et il n’est aucun recoin, aucun instant où le scélérat ose tenter le crime, parce qu’il est sûr d’être arrêté avant que d’avoir achevé de le commettre. En Toscane, les commissaires de police sont actifs et habiles dans ce métier, moins honoré qu’honorable lorsqu’il remplit le but intéressant pour lequel on l’a institué. Il faut ajouter que le caractère doux et bon des Toscans rend ces fonctions moins difficiles à remplir: elles se bornent presqu’à surveiller les étrangers qui affluent dans cette ville. Ils ont le tact sûr, et savent distinguer l’honnête homme de celui que des vues criminelles peuvent attirer dans ce port. Les derniers sont consignés, et leurs pas suivis de manière à rendre inutile toute entreprise qui pourroit compromettre la sûreté publique ou particulière.

La douceur et l’humanité, caractère distinctif des peuples de la Toscane, influent même sur les mœurs des marins. J’ai vu s’élever entr’eux des disputes qui, par-tout ailleurs, seroient dégénérées en rixes funestes, se terminer par des plaisanteries. Si des menaces ils passent aux effets, il suffit d’un enfant pour les séparer. Loin d’imiter les Napolitains et les Piémontois, qui tournent leur colère sur ceux qui les ont ramenés à la raison, l’habitant de Livourne rend grâce à celui qui l’a ramené à la paix. Le très-petit nombre de crimes qui se commettent tant à Livourne que dans les autres villes de Toscane, n’a jamais pour auteurs que des Piémontois, des Romains ou des Napolitains. Il se commit un vol pendant mon séjour à Livourne. Les coupables furent arrêtés, les effets rendus à qui ils appartenoient; c’étoit le seul délit de ce genre qui eût existé dans l’espace de trois années, et les coupables étoient deux Romains et un Gênois. L’étranger que l’on avoit volé n’étoit pas chez lui au moment où l’on s’en apperçut; on alla le chercher pour l’en instruire. Lorsqu’il arriva, il trouva rassemblés la garde, le commissaire et les effets. On le pria d’examiner s’il ne lui manquoit rien, et l’on se retira sans qu’il fût question de payer aucuns frais de justice. 

A Livourne on vend le plus cher possible; on excite l’étranger à la dépense, mais on ne le trompe jamais sur les poids et les mesures; et de plus, il peut s’arrêter par-tout où la curiosité l’entraîne sans craindre ses poches. 

La marine devroit faire partie de la police, en raison de la garde des côtes; mais il n’y avoit lorsque je séjournai à Livourne que deux frégates désarmées. La garde des côtes se fait par intervalle avec l’une des deux frégates que j’ai vues, et il y avoit dix ans qu’elles n’avoient été armées toutes deux en même temps. 

Telles sont les forces, et toutes les forces maritimes de la Toscane, qui, sous le règne des Médicis, avoit une marine redoutable et trente mille hommes sous les armes; mais alors elle ne subsistoit qu’au moyen du commerce. D’ailleurs, depuis que le cabinet de Florence a fait la paix avec les puissances barbaresques, les vaisseaux de guerre lui sont devenus inutiles. Léopold eut le bon esprit de le sentir; et la puérile vanité d’avoir une flotte ne l’entraîna point dans une dépense aussi ridicule que nuisible à ses finances.

Mais il en est une nécessaire, et à laquelle le gouvernement s’est toujours refusé. Florence la belle n’est point éclairée la nuit; c’est à la municipalité à prendre ce soin. Elle le peut, parce que son souverain lui a toujours laissé la plus grande liberté sur ce qui concerne sa police intérieure. 

Le Commerce.

C’est du port de Livourne que sortent toutes les marchandises qui constituent le commerce du grand-duché de Toscane. C’est dans cette ville que les sujets du pape se rendent pour y trafiquer, parce qu’elle leur offre plus de ressources, et qu’ils y trouvent un plus grand nombre de commerçans que dans Civita-Vecchia. La Toscane y fait passer ses vins, qui sont transportés en Angleterre, en Hollande et dans le Nord. C’est là qu’elle envoie le surplus de sa soie, après en avoir retenu la quantité suffisante pour alimenter ses fabriques. Si cette branche de commerce n’étoit pas gênée par des entraves, les Toscans verroient encore augmenter leurs richesses. Les édits que Léopold donna au commencement de son règne, pour encourager l’agriculture et le commerce du bled, ont eu les meilleurs effets, et auroient dû s’étendre sur l’important objet de la soie. On est surpris de voir encore en vigueur des réglemens faits sous les Médicis pour favoriser quelques manufactures à l’exclusion des autres; et ces traces du système des Médicis sont absolument contraires à la prospérité du commerce actuel. Le surplus des bleds, consommation prélevée, ajouté à ceux de la maremme de Sienne, y sont apportés, ainsi que les bœufs, dont l’exportation fait une partie de la richesse des Siennois. L’art de la salaison manque seul à Livourne, et prive ses habitans des entreprises que les Hambourgeois savent mettre à profit. 

Mais l’objet le plus important pour Livourne est la commission. Des négocians de diverses nations y possèdent des magasins remplis des productions de la Hollande, de la France, de l’Angleterre, de l’Amérique et des Indes orientales. La plus grande partie des commerçans de l’Italie partagent leurs commissions entre Gênes et Livourne, et souvent préfèrent la dernière. 

Livourne a quelques fabriques; la plus lucrative est celle du corail. On le tire des côtes d’Afrique, et on le travaille d’une manière supérieure. L’albâtre et toutes les sortes de marbres sont aussi mis en œuvre dans cette ville, ce qui fait un objet d’exportation considérable. 

Livourne commerce aussi avec les habitans des côtes de la Barbarie et ceux des Echelles du Levant. Le café, le sucre, l’encens, quantité de drogues médicinales, les laines et les cotons y abondent, remplissant des magasins immenses. 

On sait quel fut le commerce de cette belle partie de l’Italie sous le règne des Médicis. François Ier, aïeul de la famille régnante, suivit leurs traces autant que la différence des temps et des circonstances put le lui permettre. Il étoit le plus célèbre négociant de l’Europe. La Hongrie, la Bohême, l’Autriche et la Toscane offrent des monumens de cette propension mercantile. Ses enfans avoient hérité de ce penchant, pour le malheur des états qu’ils ont gouvernés. Ferdinand stérilisa le commerce de la Lombardie dont il fut nommé gouverneur. Joseph II, avide de richesses, médita dès son enfance de partager, s’il ne pouvoit les envahir, celles de toutes les parties du monde connu; mais comme la soif de l’or n’étoit pas accompagnée de la prudence et du jugement, les expédiens auxquels il eut recours ne furent pas heureux. Les plus belles provinces de ses domaines furent dévastées, tentèrent de se soustraire à son obéissance: s’il eût vécu quelques années de plus sa ruine étoit complette, et sa chûte eût été terrible.

Livré continuellement à des spéculations qui lui étoient suggérées par des entours avides, Joseph n’existoit que par l’espoir de les réaliser. Le comte de Belgiojoso n’obtint le gouvernement des Pays-Bas qu’en flattant la manie de son maître. On connoît et la conduite de ce gouverneur et les suites qu’elle eut. Les Belges se révoltèrent, furent et sont encore malheureux; et l’empereur, dupé de sa prétendue connoissance des hommes, paya de sa vie les sottises qu’on lui avoit fait faire. Ce même comte de Belgiojoso, revenu de son ambassade d’Angleterre où il avoit acquis beaucoup de richesses en brocantant des diamans, ne se soutint dans la faveur qu’au moyen des projets du comte Proli, autre intrigant, bas, vil comme ils le sont tous. Il les adopta, et les présenta à Joseph qui les goûta infiniment. Il s’agissoit de rétablir la compagnie d’Ostende, mais sous une dénomination différente. Il falloit pour y réussir que l’Escaut devînt libre. Les Hollandois refusèrent, prirent les armes; et lors de l’accommodement convinrent de donner à l’empereur dix millions. Il en avoit dépensé trente en préparatifs hostiles: vingt furent donc à pure perte; et l’Escaut, objet de cette guerre ridicule, ne fut pas libre. 

Cette tentative mal imaginée, mal conduite, mal terminée, ne dessilla pas les yeux de Joseph. La ténacité de son caractère ne lui permit pas d’abandonner les autres parties du plan qu’il avoit agréé. Proli fut nommé directeur chef d’une compagnie de commerce. Le monarque fournit la moitié des fonds; ses frères, et sur-tout Léopold, se signalèrent dans cette etreprise, où quelques ministres, des courtisans, des négocians et des particuliers voulurent avoir part. On construisit deux vaisseaux du port de douze cents tonneaux chacun, qui portèrent les noms de Kaunitz et de Collowratz. Plusieurs autres de moindre port furent aussi équipés, et cette flotte alla reconnoître les ports des Indes orientales et de la Chine: elle revint en Europe avec un chargement très riche dont une petite partie fut déposée à Livourne et le reste à Ostende. Les Hollandois très-éveillés sur leurs intérêts trouvèrent un moyen bien simple de ruiner cet établissement dès sa naissance. Ils vendirent les mêmes marchandises, qualité égale, à trente pour cent de moins que le prix fixé par la compagnie autrichienne.

Si les hommes qui entouroient Joseph eussent eu des connoissances réelles dans la partie du commerce qu’ils avoient entreprise, ils ne se fussent pas laissé effrayer par l’action des Hollandois. Ils auroient rassuré l’empereur, ses frères, et les autres actionnaires: en doublant et triplant les mises, et luttant contre les Hollandois, riches, mais non inépuisables, on les eût forcés de cesser une manœuvre qu’ils n’auroient pu continuer qu’à leur détriment total. Mais Joseph effrayé retira brusquement ses capitaux; ses frères en firent autant; et Proli, forcé de manquer à ses engagemens, s’enfuit. J’ai rapporté ce fait, parce qu’il intéresse le commerce de Livourne qu’Ostende eût pu rivaliser, et pour faire en même temps connoître le caractère des princes autrichiens dont l’inclination pour le trafic est héréditaire. Instruits par l’expérience, ils devroient se persuader que leurs véritables richesses sont l’amour de leurs peuples; et que tout négoce qui n’a point pour but le bonheur générale est une honte pour le souverain qui s’y adonne. 

Le Port.

La république de Gênes a compté Livourne au nombre de ses possessions, mais ce n’étoit alors qu’un fort au pied duquel étoient quelques cabanes. Son port existoit, mais il étoit si étroit que les petits bâtimens avoient peine à y entrer. Les Florentins l’acquirent en 1421 pour la somme de cent mille écus: ils réparèrent, agrandirent la forteresse, y posèrent un fanal. Charles-Quint s’en empara comme un gage de la soumission des deux Médicis, Alexandre et Côme. Ce lieu étoit peu habité à cause du voisinage des marais qui rendoit l’air fort insalubre. Côme le grand, désespérant de réussir à dessécher les marais de Livourne, comme il avoit fait la campagne de Pise, avoit destiné cette dernière ville à servir d’entrepôt au commerce de la Toscane, et continuoit d’y attirer les étrangers. Vers la fin de sa vie, il reprit le projet de rendre Livourne l’émule de Pise. Les navires étrangers qui venoient y aborder, malgré l’insalubrité de l’air, l’avoient confirmé dans cette idée que la mort l’empêcha d’exécuter. François son successeur, moins grand, mais plus aimé, jetta les fondemens de la ville, dépensa beaucoup pour convertir les marais en édifices, parce que son équité ne lui permit pas de s’emparer du terrein sans l’acheter, et que les propriétaires le lui vendirent fort cher. La première pierre fut posée l’an 1577 le 28 mars. Tant de soins devinrent à peu près inutiles par les efforts réunis des Juifs, des puissances barbaresques et des Vénitiens, qui intriguèrent à la Porte, et empêchèrent le traité de commerce d’avoir son effet. 

C’est à Ferdinand Ier qu’étoit réservé la gloire d’avoir rendu Livourne une des plus riches de l’univers. Les marais entièrement desséchés, le port agrandi, ou plutôt construit à neuf, rendu capable de contenir les plus grands vaisseaux et revêtu des fortifications nécessaires, attestent le soin constant de ce prince pour la prospérité du commerce. Pour y attirer plus sûrement des étrangers, il y établit la liberté de tous les cultes. Ses successeurs ont plus ou moins suivi ses traces; mais la politique a contraint les moins tolérans de souffrir l’exercice du plusieurs religions. 

La statue de Ferdinand est avec justice placée sur le port même. Il est représenté en pied, entouré d’esclaves. Ce monument, très-bien exécuté, n’est point comme tant d’autres le fruit de l’adulation de quelques courtisans; il n’a point coûté de larmes à la veuve et à l’orphelin; il est l’expression de la reconnoissance d’un peuple dont il fit le bonheur. La seule chose qui seroit à souhaiter, mais que l’on n’a point dû attendre avant le règne de la liberté, c’est qu’au lieu d’entourer la statue de Ferdinand d’esclaves dont l’attitude humiliée attriste les regards du philosophe, on l’eût environnée des vertus qui lui étoient propres. La justice, l’humanité, la bienfaisance et la bonté sont les accompagnemens convenables à la représentation de ce prince édificateur.

L’augmentation progressive de Livourne s’est faite aux dépens de la ville de Pise. Leur proximité a accéléré le dépérissement de la dernière. 

Sous le règne de Côme III, le port de Livourne étoit moins fréquenté. Ce prince étoit dévot, et conséquemment intolérant. Il haïssoit tous ceux qui ne professoient pas la même religion que lui. Quelques discussions entre les protestans et les catholiques lui fournirent l’occasion de signaleur sa partialité en faveur de ces derniers. Cette conduite impolitique éloigna les négocians, et le commerce languit pendant la durée de ce règne. Après la mort de Côme III, le gouvernement changea de maximes; il sentit que sans la tolérance Livourne ne pourroit soutenir la concurrence avec Gênes. Aussi-tôt les étrangers de toutes les nations, de tous les cultes furent accueillis. On favorisa tous ceux qui voulurent s’établir à Livourne. Jean Gaston, prince vicieux, mais homme de bon sens, ne se borna pas à recevoir dans cette ville les familles non-catholiques qui s’y présentèrent; il leur permit de se fixer à volonté dans les autres villes de sa domination, et même à Florence. 

On sait que le port de Livourne est franc, que toutes les nations y sont admisses, que toutes y jouissent des même droits et prérogatives. 

Les Impôts.

On a vu dans le chapitre qui traite des douanes l’à-peu-près de ce qu’elles rapportent au grand-duc. Je ne me lasserai point de répéter que cette partie mieux administrée pourroit, sans fouler le commerce, rendre un tiers en sus. 

Après cet objet viennent les gabelles, qui forment un revenu de trente mille écus. Sous la dénomination de gabelles sont compris les droits sur le sel, le tabac, le papier timbré, le contrôle des actes notariés, les cartes, les moulins et farines. Ces gabelles établies dans tous les états monarchiques, le sont aussi dans quelques républiques. Mais on peut assurer qu’à Livourne, ainsi que dans le reste de la Toscane, elles y sont perçues avec modération; la douceur est le systême favori du gouvernement toscan. 

Le cadastre de la Toscane m’a paru très-bien fait. Les contribuables sont imposés selon la valeur de leurs biens. Les terres, les maisons sont évaluée en raison de leur produit; l’estimation que l’on en fait est si juste, si publique, qu’il seroit impossible au ministre chargé de cette partie de commettre la plus légère injustice. Le souverain est taxé selon ses domaines, et n’a aucune prérogative sur ses sujets. Les constructions, les réparations des grands chemins, des ponts, des canaux se font aux dépens des habitans du territoire; et si le souverain y possède des domaines, il est imposé comme le plus simple particulier, en raison de son domaine.

L’imposition assise sur les maisons de Livourne, est de quinze mille écus. Le grand-duc en paie huit cent seize, tant pour son palais que pour les casernes et autres maisons qui lui appartiennent. Toutes les fois que l’on pave une rue, ou que l’on répare un édifice public, la cottisation a lieu; le grand-duc est imposé comme les autres, et paie sur le champ.

Les dépenses que nécessitent l’entretien du port, les fortifications et autres objets, ne sont point comprises sur la liste des impositions communales. Tout ce qui appartient au souverain est entretenu à ses frais, ses sujets n’y entrent pour rien. En Toscane, point d’impôts extraordinaires pour acquitter les dépenses qui n’intéressent que le prince et ses propriétés particulières. C’est un éloge que beaucoup de potentats ne s’embarrassent guère de mériter. La plupart d’entr’eux font payer à leurs sujets les embellissemens que le besoin ou le caprice leur suggèrent. Florence même n’a été exemptée de ce surfaix que depuis l’avènement de Léopold à ce duché.

Population de Livourne.

On la portoit, en 1767, à trente mille habitans. Mais par un calcul plus exact, et fait d’après le dépouillement des registres, je me suis convaincu qu’elle étoit effectivement de quaranta-quatre mille. Depuis cette époque sa population a considérablement augmenté; elle s’elevoit, dès 1781, à cinquante-huit mille et quelques centaines d’âmes; on ne comprend point dans ce nombre les étrangers qui ne font qu’y passer, les gens de mer qui y séjournent très-peu, les voituriers occupés au transit des marchandises, et tous les voyageurs que le commerce attire momentanément dans cette ville. Les seuls natifs ou habitués forment le nombre indiqué. 

On pourra juger des progrès de la population de Livourne par l’augmentation de la colonie juive. En 1764, cette ville contenoit sept mille Juifs. En 1771, on y en comptoit déjà treize mille. En 1781, ils étoient quinze mille; et lors de mon dernier voyage d’Italie, ils excédoient dix-huit mille. Les protestans offrent l’à-peu-près de cette progression.

Les privilèges de tous genres accordés pour l’ordinaire aux villes capitales, sont la cause première de l’accroissement de leur population, qui s’opère au détriment des provinces et même des campagnes. Il n’en est pas de même de Livourne. Son accroissement n’a point influé sur le sort des provinces qui composent l’état de Toscane. Fondée par des étrangers, alimentée par eux, la plupart de ceux qui viennent y fixer leur séjour sont des Gênois, des Lucquois, des Pisans, et des habitans de Parme et des états de l’église. C’est un gain véritable pour le grand-duché, qui florira tant que le systême actuel de son gouvernement sera maintenu en vigueur. 

Il n’y a point de misère dans cette ville. Pourquoi? C’est que l’industrie y est encouragée, et qu’on peut y gagner facilement une subsistance suffisante; c’est que mille moyens d’arriver à la fortune se présentent à ceux qui veulent en profiter, et que la voie est ouverte à tous sans distinction. Également protégés par les loix, également favorisés par les instituions, tous les habitans peuvent choisir la profession qu’ils préfèrent d’embrasser, avec l’espoir de s’y enrichir si leur conduite est bonne.

Quoique l’on ait dit qu’il n’y a point de nobles à Livourne, je puis citer plusieurs maisons anciennes. Parmi elles on distingue les Villichini, les Sproni, les Pagani, les Berlichieri et les Alessandri. Mais il est vrai que leurs richesses ne peuvent être comparées à celles de négocians dont l’opulence augmente en proportion de l’extension de leur commerce. Les Juifs tiennent le premier rang parmi les commerçans. Le plus riche d’entr’eux étoit, lors de mon séjour dans cette ville, le sieur Ricanati. Quelques-uns l’approchent et sont millionnaires: je les ai presque tous connus; j’en ai été reçu avec honnêteté. Invité par eux à des bals, à des festins, j’ai eu lieu d’admirer l’urbanité qui les distingue. J’ai dû à l’un d’eux, M. Coen, des renseignemens très-précieux. 

Parmi les catholiques-romains, le marquis Cambiaggio, originaire de Gênes, passoit pour être le plus riche des catholiques-romains. Branchi de Milan y jouissoit d’un très-grand crédit. Abner Funer, et le consul d’Angleterre, le consul de Russie, et celui de Sardaigne, frère de M. Beretti, sont comptés parmi les meilleures maisons de Livourne. Ce dernier est honnête, instruit, d’un fort bon caractère, et très-porté à obliger. Tous les divers objets qui forment le commerce de Livourne et celui de Gênes lui sont familiers. Les intérêts de la Toscane et ceux de toutes les puissances de l’Italie lui sont également connus. 

Les Juifs.

Plusieurs familles juives qui résident à Livourne, sont originaires d’Espagne et de Portugal. Leurs ancêtres ont passé en Hollande, et sont venus successivement s’établir dans cette ville pour y acquérir du bien, ou pour jouir en liberté de celui que leur a procuré leur industrie. D’autres ont quitté plus récemment les côtes de Barbarie et les Echelles du Levant où ils font encore un commerce immense.

Leur principale synagogue n’est remarquable en aucun genre. Elle m’a paru inférieure en étendue, en richesses, en goût et ornemens à celles que j’ai vues à Prague, à Rome, à Francfort et à Mantoue; et sur-tout elle ne peut être comparée aux superbes synagogues portugaise et allemande d’Amsterdam. Elle est décorée d’une colonnade où sont placées les tribunes qui servent aux femmes. Un rabbin m’a dit que sa communauté se proposoit d’en faire bâtir une seconde, celle qui existe ne suffisant plus au nombre de personnes du sexe qui veulent assister au service divin. Les colonnes sont d’ordre toscan. La chaire est en marbre. Quatre-vingt-dix-huit lampes et quatorze candélabres éclairent cet édifice absolument dénué d’ornemens.

Le rabbin Castelli est un de ceux que j’ai vu le plus souvent. C’est un homme fort instruit dans tout ce qui concerne les usages, la religion et les loix de sa nation. Il m’a donné des notions sur les diverses colonies juives établies et répandues parmi les nations policées, et je lui ai dû des renseignemens particuliers sur celle de Rome; ce qui me fut très-utile lorsque je visitai cette ville. Castelli ne s’est point borné à ce qui concerne sa nation; il a voulu connoître les divers systêmes d’où sont émanés les différens cultes de l’univers; il s’exprime sur cet article avec une modération bien louable, et très-rare dans un rabbin.

Les Juifs ne sont point flétris à Livourne, ni dans les villes de Toscane, par ces marques distinctives et odieuses qui font la honte des nations qui leur imposent ce joug. Leurs vêtemens n’ont rien qui les fassent remarquer. Ils peuvent acquérir, vendre, donner; enfin, jouir des mêmes prérogatives et droits dont jouissent les autres citoyens; ils possèdent des biens à la ville et à la campagne; et l’on peut assurer que les terres qui leur appartiennent ne sont pas les plus mal cultivées. Comme Livourne est pour eux une terre de liberté, ils aiment à y bâtir leurs tabernacles; et comme ils sont très-riches, et qu’ils ne négligent aucun des moyens qui servent à doubler le produit de la terre, elle leur rend en proportion de ce qu’ils lui confient. 

J’ai vu l’intérieur de leurs demeures, et j’assure que rien n’est plus propre à détruire l’opinion erronée que l’on s’est formée des Juifs, sur la foi d’un ramas de prêtres mensongers. Je n’ai rencontré nulle part de maisons mieux tenues, ni plus d’hospitalité que parmi eux. Aussi sont-ils très-considérées à Livourne. Là ils ont rencontré des hommes qui n’ont point affecté de méconnoître leurs semblables. Ils font partie de la commune et occupent des offices municipaux. Ils doivent cette liberté à Léopold, qui, guidé par les principes de son frère et prédécesseur Joseph, a su, mieux que les autres souverains, concilier les droits de l’intérêt personnel avec les devoirs de l’humanité et de la justice. 

Pour réfuter les reproches faits aux Juifs sur quantité de points, il suffiroit d’offrir la conduite qu’ils ont tenue à Livourne depuis leur admission aux emplois municipaux. Les catholiques, envieux d’une prospérité à laquelle ils n’ont pas l’industrie d’atteindre, se sont ligués pour les calomnier; et sans doute ils auroient succombé, si le souverain, moins équitable ou plus foible, n’eût voulu approfondir le crime avant de décerner le châtiment. Ils se sont trouvés forts à l’épreuve; et, ce qui est plus rare, ils ont pardonné de bonne foi à leurs calomniateurs, et en ont fait rougir quelques-uns par cette générosité inattendue.

Ce n’est pas la seule de ce genre dont l’exercice leur soit familier. Ils répandent d’abondantes aumônes sur ceux que les fléaux ou des malheurs particuliers ont réduits à la triste nécessité de les recevoir, et jamais on n’a besoin de sollicitations pour les obtenir. Il leur est souvent arrivé de soutenir des maisons de banque ou de commerce tenues par des chrétiens, qui, sans ce secours, auroient failli et entraîné dans leur perte plusieurs de leurs correspondans. Les maisons juives se soutiennent entr’elles, et l’on n’a point entendu dire qu’elles aient contribué à la ruine d’aucun autre commerçant.

«La horde juive, disent des auteurs accrédités, est encline à l’avarice, à la rapine; l’usure fait partie de son existence. Elle s’adonne au commerce, et c’est pour cumuler, par des moyens honteux, des richesses qu’elle enforcit: un des préceptes du talmud, et c’est le mieux observé, lui impose comme un devoir de duper les chrétiens».

En admettant la plus grande partie de ces inculpations, je demande au lecteur sensé, si des hommes persécutés par-tout, par-tout privés des droits les plus chers à l’humanité, ont intérêt à suivre les loix de l’honneur lorsque, quelle que soit leur conduite, ils n’ont aucune récompense à prétendre? Il est peu d’âmes formées assez heureusement pour suivre le sentir de la vertu par amour pour elle. Les éloges, la célébrité sont des stimulans qui dirigent ordinairement les hommes, de même que la crainte du blâme ou des châtimens est un frein salutaire qui les retient sur le penchant de l’abîme: et les Juifs sont aussi des hommes. Loin de les vouer à l’opprobre, ouvrez-leur la carrière de l’honneur, ils y entreront avec joie, la parcourront avec succès, et atteindront le but que vous vous êtes réservé si injustement. La Hollande et l’Angleterre en offrent des preuves, moins frappantes à la vérité que celles que pourroit fournir Livourne, mais suffisantes pour appuyer mon assertion. La police relative à leur existence y est plus douce que dans les autres pays de l’Europe; et ce peuple unique, formant au sein des nations policées une nation isolée, a su captiver, jusqu’à un certain degré, l’estime du philosophe qui s’est donné la peine d’examiner ses actions, de les peser au poids de la raison. Plus libres encore à Livourne, ils s’y font distinguer par toutes les vertus qui tiennent à la morale universelle. 

Les Protestans, et autres non-conformistes.

Les erreurs de l’esprit humain sont nombreuses: parmi la foule de celles qui affligent le cœur de l’homme juste, il en est une dont l’absurdité n’a pu être démontrée que bien tard aux nations qui n’ont point encore secoué le joug de l’église romaine. C’est la persécution que l’on fait endurer aux protestans. (Sous cette dénomination je comprends tous ceux qui ne suivent point le rit catholique.) Il n’y a pas long-temps que cette immoralité étoit regardée comme le premier devoir du gouvernement; et, à la honte de la raison et de la philosophie, il a fallu en France une révolution complette pour que ces hommes paisibles fussent totalement rendus à leurs droits primitifs. 

De toutes les nations de l’Europe sur lesquelles le saint-siège a su conserver son influence, la Toscane est l’unique pays où les protestans ont été accueillis fraternellement. Ils partagent avec les catholiques et les juifs les prérogatives de la société, les charges du gouvernement, et sont, ainsi qu’eux, admis aux fonctions municipales. Il y a beaucoup de familles protestantes à Livourne; et l’unique chose qui puisse en diminuer le nombre, c’est la possibilité actuelle de s’établir en France. 

Les protestans sont partagés en trois tribus différentes; chacune a son consul dans la maison de qui le service divin est célébré selon le rite qu’elle suit. Les protestans allemands y sont considérés comme des Hambourgeois; ils suivent les dogmes de Luther; et comme il n’y avoit point de consul de Hambourg chez lequel ils pussent s’assembler, ils se trouvoient privés de l’exercice public de leur religion que les loix leur accordent. Anglois, François, Genevois, Suisses, tout ce qui marche sous les drapeaux de Calvin, se réunit chez le consul d’Angleterre, qui fait célébrer le service dans son hôtel. 

Il y a dans la ville de Livourne des Grecs unis à l’église romaine, des Grecs schismatiques et des Arméniens. Les premiers et les derniers sont sous la protection directe du grand-duc; et chacun a ses magistrats, ses administrateurs, son culte, son temple, ainsi que son cimetière. Les Grecs schismatiques sont sous la protection du consul de Russie, dont ils dépendent pour les objets relatifs au commerce et à la justice. Ils jouissent tous des prérogatives de citoyen, dès qu’ils ont acquis des propriétés. Mais les Grecs et les Arméniens sont moins riches que les commerçans des autres nations, parce qu’ils ne s’adonnent qu’aux objets de petit détail, tels que le regrat des vins, des dattes, des raisins de Corinthe, et quelques autres denrées qu’ils tirent de l’Afrique et des Echelles du Levant. Il y a des Arméniens qui font et vendent des vêtemens pour les marins. J’ai causé avec leurs prêtres, et n’ai rien appris de bien intéressant. 

Les Mahométans.

La liberté de conscience qui forme la base du commerce de Livourne, s’étend sur toutes les religions de l’univers. Un marchand de la secte des Moraves désirant attirer à Livourne plusieurs de ses frères, demanda au gouverneur s’il leur seroit permis d’y suivre leur religion, et voulut entrer dans quelques détails sur le culte qu’ils professoient. Le gouverneur l’interrompit au premier mot, en lui disant qu’il pouvoit s’épargner des détails inutiles; que lui et tous ceux qu’il appelloit ses frères étoient libres de s’établir à Livourne, avec la certitude de n’être point inquiétés dans l’exercice de leur culte. Le grand-duc, ajouta-t-il, ne demande à ceux qui veulent se fixer dans ses états que d’en respecter les loix.

Il résulte de cette tolérance aussi utile au souverain qu’au peuple, que personne ne redoute le séjour de Livourne. On y voit continuellement arriver des commerçans de toutes les nations, de tous les cultes. Les Mahométans y séjournent des mois entiers, sans que le gouvernement songe à les molester ou à les contraindre. Mais comme ceux d’entr’eux qui s’y fixent ne sont point en grand nombre, ils n’ont point de mosquées, et s’assemblent privément chez l’un d’eux pour vaquer à l’observance des préceptes de leur prophète. La tolérance du grand-duc s’arrête aux bornes posées par le bon sens. Il permet la pluralité des cultes, mais ne soudoie que les ministres du sien. S’il prenoit fantaisie aux Mahométans d’avoir une mosquée et des mollahs, il faudroit qu’ils fissent bâtir l’une à leurs frais, et se chargeassent de l’entretien des autres. Il est étonnant que cette idée ne soit pas venue à quelque Mahométan zélé pour la gloire de son prophète, et assez en crédit pour la faire réussir. 

Il s’est trouvé des voyageurs qui, se méprenant sur les diverses religions que l’on professe à Livourne, ont cru à l’existence publique du culte de Mahomet. C’est une erreur démentie par le fait; et ce n’est pas la seule dont se rendent coupables les voyageurs qui prennent des oui-dire pour des vérités. 

Il est très-vrai que les sectateurs du Croissant ont acquis un terrein près de la ville, mais ils ne s’en servent que pour y déposer les restes de ceux d’entr’eux qui meurent à Livourne; et d’après ce que l’on m’en a dit, car je ne l’ai pas vu, on n’y a fait aucune disposition qui puisse faire présumer que l’on l’emploie à d’autres usages. Il est d’ailleurs à remarquer que le séjour des Mahométans dans cette ville n’est que passager, et qu’aucun d’eux n’y forme d’établissement permanent. 

De la Religion dominante, de l’Education, des Lettres et des Sciences.

Il paroît incroyable que dans un pays dont le souverain est le plus tolérant des potentats, on puisse y rencontrer des prêtres fanatiques. Lors de mon dernier voyage d’Italie, j’entrai dans la boutique d’un libraire où je trouvai une lettre pastorale de l’évêque de Fiesole, écrite en 1788, à l’occasion de la guerre que l’empereur Joseph venoit de déclarer aux Ottomans. Cette lettre ou mandement portoit tous les caractères de la diatribe la plus incendiaire. L’évêque y exhorte son cher troupeau à prier ardemment le Seigneur Dieu des armées de donner aux Autrichiens la force d’exterminer tous les chiens de sectateurs de l’infâme Mahomet. C’est absolument le style que l’on employoit du temps des croisades, pour engager les peuples d’aller au nom d’un Dieu de paix égorger des gens qui n’avoient commis d’autre crime que d’arborer le croissant et de le préférer au labarum.

Cette diatribe insolente fit craindre aux négocians la vengeance de la Porte. Le grand-duc la fit supprimer dans toute l’étendue de ses états, et l’on enleva tous les exemplaires que l’on put se procurer. Heureusement pour les personnes et pour les propriétés, la Porte et les ministres des puissances barbaresques, très-indifférens sur ce qui se passe parmi les chrétiens, n’eurent aucune connoissance du doux écrit du très-benin évêque de Fiesole, qui auroit dû être récompensé selon ses mérites. 

Malgré les efforts de Léopold et ses ordres réitérés, on s’apperçoit aisément que le caractère national est tourné vers la bigoterie. Le peuple, instigué par ses prêtres, a plusieurs fois insulté les Juifs, et causé des émeutes dont les suites paroissent à craindre. Si les prêtres n’étoient contenus, ils ne tarderoient pas à subjuguer les catholiques, et à les porter à des violences très-préjudiciables à l’état en général, et contraires à la saine politique.

Les catholiques sont tous dévots: leurs églises, et sur-tout celle des récollets, sont extrêmement fréquentées. Bénédictions, neuvaines, prédications, missions, toutes ces drogues du vieux charlatanisme y sont en grande vogue: le clergé et les moines se réunissent pour préserver leurs ouailles de la contagion qui règne autour d’elles; et les moyens qu’ils emploient ne sont pas toujours les plus innocens. 

Livourne est pour le spirituel sous la dépendance de l’archevêque de Pise. Il n’y a dans cette ville qu’une église paroissiale, et deux succursales desservies par les prêtres de la première. Cette église a un prévôt chargé des fonctions suprêmes. Trois vicaires travaillent sous ses ordres à la vigne du Seigneur, concurremment avec d’autres prêtres sous-ordres. Le prévôt est nommé par le grand-duc, qui le choisit parmi les aspirans à la mitre. Ce prévôt, dont les émolumens ne s’élèvent qu’à six mille livres de France, jouit d’un respect égal à celui d’un évêque. Il ne languit pas dans cette fonction, et passe en peu d’années aux premiers évêchés ou archevêchés de la Toscane.

L’éducation que l’on donne à la jeunesse dans la ville de Livourne est à peu près la même que dans les autres villes de la Toscane. La religion y tient le premier rang. Le peuple toscan est plus instruit que ne le sont ordinairement les habitans des diverses contrées de l’Italie; il n’y a presque personne qui ne sache lire, écrire, et les premiers éléments du calcul. C’est à cette éducation, mieux soignée que par-tout ailleurs, qu’il faut attribuer sa politesse, sa douceur, son urbanité, son éloignement pour les crimes, son obéissance aux loix et à la police. A Livourne, les études ne sont pas poussées fort loin, mais les petites écoles y sont sur un très-bon pied. Les instituteurs traitent les enfans avec beaucoup de douceur; ils ont des mœurs et en inspirent à leurs élèves. 

Le génie des habitans de Livourne est tourné vers le commerce. Ils s’adonnent à toutes les connoissances qui y sont relatives. J’avois entendu dire qu’il y avoit des gens de lettres à Livourne; et j’avoue, à ma grande surprise, que je n’ai pas trouvé un seul homme qui pût mériter ce titre. Je m’étois muni de deux lettres de recommandation pour deux abbés qui passoient pour être très-instruits. Tout en rendant justice à leur honnêteté, je ne puis les compter au nombre des savans: ils me parlèrent avec enthousiasme de deux récollets. Je me fis présenter à ces bénits pères que je trouvai tellement au-dessous des éloges qu’on leur prodiguoit, que je ne fatiguerai point mon lecteur par l’énumération des connoissances qui leur manquent pour être de véritables littérateurs. Si jamais ils lisoient ceci, ils devroient me savoir quelque gré de mon silence. 

De la Ville et de ses environs.

De Pise à Livourne, en y comprenant l’emplacement sur lequel on a bâti cette dernière ville, le sol n’est qu’un vaste atterrissement marécageux, dont on a mis une grande partie en valeur au moyen de peines incroyables et de dépenses énormes. Les collines et les montagnes qui bordent cet atterrissement à l’est, sont des amas de terres et de coquillages qui annoncent leur dérivation. La mer s’est un peu éloignée de ces parages, et l’espace qu’elle a laissé est rempli de productions marines. 

J’ai dit que Livourne n’a point été le produit des circonstances; elle doit son existence aux Médicis, qui la firent bâtir pour qu’elle servît un jour d’entrepôt des nations. On connoît le goût et la magnificence de ces négocians fameux auxquels la Toscane doit sa splendeur; on sait qu’ils amenèrent sur leur patrie la prospérité, compagne de l’industrie, et qu’ils ne lui commandèrent qu’après l’avoir enrichie. Ils confièrent le plan de Livourne à d’habiles architectes, qui surent donner aux édifices publics et aux palais un air de magnificence qui ne dérobe rien à la commodité particulière. Les montagnes de Toscane fournirent les marbres, et la pierre fut tirée de celles qui avoisinent la ville. 

Livourne a une lieue et un quart de circonférence, en y comprenant le port. Ses murs du côté de la terre ont deux milles de circuit; ses rues sont spacieuses, bien alignées et pavées avec de larges pierres, ce qui rend la marche si douce et si commode que l’on ne se fatigue pas plus qu’en marchant sur une terrasse. L’égalité de ce pavé et la propreté avec laquelle il est entretenu ajoute aux divers agrémens qu’offre la ville. Des canaux qui la coupent en partie par angles inégaux, servent à recevoir les barques qui viennent de Pise et de Florence par l’Arno. Plusieurs magasins sont établis dans les rues ainsi coupées; de sorte qu’il faut peu de peine et de dépense pour transporter à bord des vaisseaux les marchandises dont le chargement se fait sur les barques. 

La grande place a trois cent soixante pas de longueur sur cent dix de largeur. La façade de la principale église forme l’un des côtés; mais elle est irrégulière, très-simple, et ne présente rien de majestueux. A l’opposite de l’église sont trois palais superbes qui servent d’ornement à cette place. A droite de ces palais de hauteur égale, et qui paroissoient de loin n’en former qu’un seul, est celui que les grands-ducs habitent lorsqu’ils viennent à Livourne, et qu’ils y séjournent. Cette habitation ne présente rien de frappant; elle est cependant assez vaste pour loger toute la cour dans l’état de simplicité où l’a réduite Léopold. 

Du côté de terre cette ville est fortifiée à la Vauban, et d’une manière suffisante pour résister à une incursion soudaine. Il faudroit l’assiéger dans les formes pour parvenir à s’en emparer, ce qui donneroit le temps de venir à son secours. Le côté de la mer est dans un état respectable; et d’ailleurs rien n’est à craindre pour cette ville, à la sûreté de laquelle le gouvernement de Toscane veille spécialement. J’ai dit que le port est plus sûr que celui de Gênes, et qu’il est habituellement pourvu de tout ce qui sert au radoub des vaisseaux et aux approvisionnemens de tous genres.

Ses faubourgs sont grands, aussi bien bâtis que la ville même; c’est une ressource pour l’augmentation progressive de la population. On y bâtit continuellement, et il y a apparence qu’avec le temps ils surpasseront la ville en grandeur, ainsi que par le nombre de leurs habitans. Telle est Vienne, la capitale de l’Autriche.

Livourne est environnée de superbes promenades dont l’aspect est délicieux. De quelque côté que l’on veuille sortir, on apperçoit des allées couvertes, des jardins où l’art dispute de beautés avec la nature, et des lieux de repos d’où l’on jouit d’une vue enchanteresse. Au-delà de ces plantations variées où l’œil s’égare avec transport, se trouvent, du côté de la mer, trois lazarets formant des monumens superbes, et servant du but à la promenade. 

Un magnifique théâtre décore la ville de Livourne. La salle est bâtie en briques cimentées par de la chaux. Les ornemens ont été peints par le célèbre Terreni. Cette salle a cinq rangs de loges; chaque rang en contient vingt-quatre, indépendamment de celle du souverain. La scène a 25 pas de largeur sur 80 de longueur. 

Les Magasins.

J’avois entendu parler des magasins à bled érigés à Livourne, comme l’emportant à tous égards sur ceux de Gênes. Je m’empressai de vérifier cette assertion. Le signor Beretti eut l’honnêteté de m’y conduire; et comme il étoit connu du directeur-chef, j’eus la satisfaction de pouvoir les examiner en détail. 

Le bâtiment dans lequel sont déposés les grains est très-simple; il est d’ordre toscan. 

Le bled est déposé et enfermé sous terre avec tant de précaution que l’air ne peut y pénétrer. Il y séjourne une grande partie de l’année, et sur-tout dans les saisons où la communication de l’air extérieur pourroit lui nuire. Mais il y a des temps fixés où il est transporté sur la place du magasin qui est assez spacieuse pour en contenir beaucoup. Là on s’occupe des diverses façons qu’il est à propos de lui donner pour l’entretenir en bon état. Après l’avoir laissé plusieurs nuits à l’air, on le reporte dans l’endroit et à la même place d’où il a été tiré. C’est ainsi que l’on veille à la conservation de cette denrée de première nécessité, et qu’on la garantit des charansons et autres insectes qui en détériorent la qualité. Le magasin est distribué en plusieurs réservoirs suivant les qualités diverses du bled, de sorte qu’on ne les confond jamais.

Celui des huiles est encore plus remarquable, et mérite une description plus détaillée. J’ai vu en Espagne, en Hollande et ailleurs des magasins à bled semblables à celui de Livourne, mais nulle part je n’ai vu de magasin à huile qui puisse lui être comparé pour l’étendue, la propreté et tout ce qui sert à la conservation de cette denrée. 

J’avois lu dans quelques relations que les réservoirs du superbe magasin de Livourne étoient taillés dans le roc, et que ces cavités avoient été formées, pour ainsi dire, d’une seule pierre. Après les avoir examinés attentivement, je puis assurer que les caves, ainsi que les récipients, sont composés de plusieurs pierres liées par un mastic, et si bien jointes, qu’il ne s’en échappe pas une seule goutte d’huile. Imbu du préjugé vulgaire, je m’étois permis d’en parler sur ce ton au directeur, qui sourit, et me fit remarquer les joints de ces pierres, que l’on ne peut, à la vérité, apercevoir qu’au moyen d’un examen sévère. Ce mastic s’endurcit tellement, qu’il semble faire partie de la pierre. Les huiles sont réparties, selon leurs diverses qualités, avec assez de soin pour qu’elles ne souffrent aucune altération. Ce magasin a la forme d’une croix grecque, supportée par une base. Chaque côté de cette croix a 70 pieds de longueur sur cinquante de largeur. De chaque côté de la base sont des ouvertures ménagées de distance en distance à hauteur d’appui dans un parapet qui forme le pourtour. Il y en a plusieurs; ils ont au moins dix pieds d’épaisseur. Les ouvertures qui occupent le milieu ont six pieds de diamètre. C’est par ces ouvertures que l’on verse les huiles dans divers conduits qui répondent à différens réservoirs. Ce magasin peut contenir vingt-quatre mille barils d’huile; il est en dôme, soutenu par un double rang de piliers. Chacune des huit divisions contient huit ouvertures placées à distances égales. On évalue à deux cent mille écus la dépense de ce superbe édifice.

Le commerce des bleds et des huiles offre dans tous les pays des spéculations fort étendues: il y a des chances à courir. Le soin que ces marchandises exigent pour rester dans leur intégrité première est coûteux. Les avaries causées par le transit, la négligence des préposés, divers hasards peuvent occasionner des pertes immenses, fort au-dessus du gain que l’on avoit espéré. J’ai été témoin de cela plusieurs fois. Les magasins particuliers un peu considérables, les approvisionnemens faits par ordre et pour le compte du gouvernement, les magasins établis pour les troupes, soit fixes, soit à la suite des armées, par-tout enfin j’ai retrouvé les mêmes inconvéniens. 

Mais rien de pareil ne peut arriver à Livourne. Les négocians de cette ville n’ont aucun danger à courir, aucune perte à essuyer dans le commerce de ces denrées. Il est reconnu que les préposés régissent avec une fidélité scrupuleuse: mais en supposant que l’infidélité se glissât parmi eux, elle ne pourroit être préjudiciable aux propriétaires; en voici la raison. 

Un négociant est à l’affût des vaisseaux qui viennent surgir au port. Il s’y transporte, examine le bled ou l’huile qu’il contient, achète le tout ou partie. Dès qu’il a conclu le marché, il fait décharger sa marchandise au magasin ducal. Les directeurs examinent et prononcent sur la qualité. Ensuite on pèse, ou l’on mesure devant lui la quantité. Lorsqu’elle est déposée, on lui donne un récépissé détaillé; et moyennant un droit d’emmagasinage, qui, je pense, n’s’élève pas à plus d’un pour cent, il est certain de la maintenue de ses marchandises. Ce paiement n’a lieu qu’après la vente de l’objet emmagasiné. Le propriétaire vend ses grains ou son huile sur l’exposé du récépissé des directeurs; et ce récépissé passe successivement aux mains de plusieurs négocians, ainsi que cela arrive pour les lettres-de-change. Il est endossé comme elles. Ordinairement il arrive que les grains ou la denrée déposés ainsi n’ont été vus que par le premier acquéreur et par celui qui l’enlève du magasin pour la transporter ailleurs. Cent personnes à qui ce dépôt a pu appartenir n’ont pas même songé à vérifier le contenu du récépissé de la direction. 

Je n’ai visité à Livourne que les magasins à bled et à huile. On m’a assuré qu’il en existe d’autres établis également par le grand-duc pour la commodité et la facilité du commerce. On dépose dans ces magasins les ballots d’étoffes, pour lesquels les directeurs prennent les précautions que je viens de détailler; mais comme ces marchandises n’exigent qu’une surveillance générale pour les garantir des incendies, etc. les frais de dépôt ne sont presque rien, puisqu’un ballot de la valeur de quinze cents écus n’est imposé qu’à dix paules, qui font un écu de France. 

On peut juger de l’étendue du commerce de Livourne par le produit net de ces divers magasins. Ils rendent au souverain cent mille écus par an; et certes jamais gain ne fut plus légitime. 

Les Lazarets.

A peu de distance de la ville, vers les côtes de la mer du Levant, s’élèvent trois édifices appellés lazarets. Deux d’entr’eux ont été bâtis aux dépens de Léopold. Il a fait réparer le troisième. Tous sont magnifiques; mais le plus vaste est le plus éloigné de la ville. On y a construit un angar de quatre cent seize pieds de longueur sur cent de largeur. C’est là que se fait le sciorino, ou l’examen des marchandises soupçonnées. Cette épreuve se fait de la manière suivante. Un homme stipendié pour cette opération ouvre un des ballots suspects, il y introduit son bras à nud, et l’y tient tous les matins pendant un espace de temps limité, en observant de l’y enfoncer chaque jour davantage. Cette première épreuve dure huit jours. Ensuite on retourne le ballot, et la même personne recommence par le côté opposé, joignant par degrés le centre du ballot. Au bout de vingt jours, on retourne encore le ballot, et l’on réitère la même opération. Ce lazaret a une cîterne qui contient vingt-six mille barils d’eau.

Ces bâtimens sont construits de la manière la plus solide. Tout y est tenu dans le plus grand ordre; tout y est d’une propreté dont l’œil est enchanté, et que l’on chercheroit vainement ailleurs. On ne peut y entrer sans une permission qui ne s’accorde qu’avec précaution; mais lorsqu’on est parvenu à l’obtenir, on peut parcourir tout l’édifice à volonté, sans être importuné par des demandes pécuniaires. Il en est de même dans toutes les maisons, palais, édifices, cabinets ou jardins qui appartiennent en propre au grand-duc. Lui seul peut-être, entre les souverains, a banni cette coutume onéreuse aux voyageurs, et honteuse pour les nations chez lesquelles on la pratique encore. Ce n’est pas l’unique abus de ce genre que Léopold ait aboli. Puisse-t-il être imité! 

C’est dans le troisième lazaret que séjournent les marins qui reviennent de course. Cela s’appelle faire quarantaine. Elle s’y fait exactement. Passagers, matelots, officiers, marchandises, tout ce qui vient des pays où le fléau de la peste a coutume de se manifester est astreint à cette formalité; nul ne peut en entre exempté. L’unique différence qui existe entre les personnes et les marchandises, c’est que les dernières sont consignées pendant cinquante jours. Ces marchandises sont placées et arrangées de manière à ce qu’aucun animal, aucun insecte, soit volatil ou autre, ne puisse y pénétrer, participer à l’infection dont elles sont soupçonnées, et répandre ensuite la contagion hors du lazaret. 

Le second lazaret sert à recevoir les personnes et les marchandises sur lesquelles on n’a que des soupçons. Le premier est destiné au dépôt des personnes et des marchandises qui viennent des pays barbaresques, qui ont eu quelque communication avec eux, ou enfin qui arrivent des contrées sur la salubrité desquelles on n’a pas de renseignemens positifs. On prescrit dans ce premier lazaret un séjour plus ou moins long, selon la nature des soupçons. Cela s’appelle aussi faire la quarantaine. Quoique ce terme de quarantaine soit une désignation fixe de la retraite exigée, il est des cas où on l’abrège ou prolonge; cela dépend de l’examen que l’on fait subir aux personnes et aux choses. 

Il y a quelques années qu’un envoyé du roi de Maroc, chargé de porter quelques présens au dey de Tripoli, passa à son retour par Livourne où il s’arrêta. Il rapportoit différens objets très-considérables. La coutume de ces puissances est de faire précéder leurs traités par des cadeaux que le souverain à qui l’ambassade est envoyée a grand soin d’exposer aux yeux de ses courtisans, et de réciproquer par d’autres plus considérables encore. Ce ministre maroquin fut déposé au lazaret et visité de tous les habitans de Livourne. On s’y portoit en foule, et l’on avoit la liberté de le voir et d’en approcher assez pour l’entendre parler et en être entendu. Une grille assez espacée et un petit fossé étoient les seuls obstacles qui empêchassent de le joindre. C’étoit, m’a-t-on dit, un très-bel homme. Il paroissoit se plaire à répondre aux questions qu’on lui faisoit. Sa politesse et la pureté de l’idiome italien dont il se servoit avec facilité, et même une sorte d’élégance, firent présumer qu’il étoit né en Italie, et du nombre des aventuriers qui arborent le turban pour fixer la fortune. Cependant, comme à Livourne il ne manque point de curieux, on a su par des informations très-certaines qu’il étoit véritablement né sujet du roi de Maroc; son père étoit aga, et lui avoit fait apprendre la langue italienne dans l’espoir qu’il parviendroit à être employé par son souverain. D’ailleurs le commerce, qui est l’élément de ces barbares, leur rend nécessaire l’étude des langues espagnole, françoise et italienne; et la langue franque, qui est un usage parmi les Mahométans des côtes, est un mélange des dialectes sicilien, gênois, provençal, portugais, espagnol et françois. Tous la savent et la parlent: c’est presque le seul moyen qu’ils aient de se faire entendre de leurs esclaves, auxquels un séjour très-court suffit pour apprendre cet idiôme.

Pendant que son excellence maroquine faisoit quarantaine dans le premier et le moins gênant des trois lazarets, vingt-six esclaves, que le roi de Naples avoit fait racheter à ses frais, partie à Alger et partie à Tunis, y étoient aussi pour le même objet. La joie étoit peinte sur leur physionomie; ils ne cessoient de combler de bénédictions le monarque bienfaisant qui avoit brisé leurs fers. Ferdinand, satisfait d’avoir rendu à la liberté ces vingt-six hommes, ne voulut point les abandonner dans l’état de dénuement où ils se trouvoient; il donna ordre de les vêtir convenablement, et de les défrayer de tout jusqu’à ce qu’ils eussent revu leur terre natale. Ce trait fait honneur au monarque napolitain. 

J’ai vu dans le troisième lazaret trois Juifs arrivés d’Alger, où la peste commençoit pour lors à se manifester. Ils étoient soigneusement gardés comme le sont tous ceux déposés dans ce lazaret, le plus rigoureux de tous. On ne peut communiquer avec eux qu’à travers des barreaux placés à une distance assez éloignée pour que l’air emporte et dissipe les miasmes qu’émanent leurs corps et leurs vêtemens. De plus, les gardes observent de très-près les curieux, et les empêchent de devenir victimes de leur imprudence. Il est aussi à remarquer que les habitans de Livourne évitent l’approche des détenus dans la crainte d’être soupçonnés eux-mêmes; car la police est si sévère sur cet article, que le soupçon d’avoir touché quelqu’effet appartenant aux casernés, suffit pour être soi-même soumis à cette détention.

Les trois lazarets de Livourne servent d’ornement à la ville. La promenade qui y conduit est charmante. D’un côté, la vue s’étend sur la mer, et se perd dans l’espace; de l’autre, un nombre incroyable de maisons de plaisance et de jardins la reposent agréablement. Cette promenade est très-fréquentée, sur-tout les jours de fêtes. Il n’est pas nécessaire d’entrer dans les lazarets pour se former une idée juste de ce qu’ils peuvent être. Je puis assurer que les logemens y sont très-bien distribués et très-commodes. L’architecture en est simple, mais régulière. Je les ai parcourus. Tout ce qui tient au régime de ces établissemens, produit raisonné de la prudence et de l’humanité combinées avec l’intérêt général, est fait pour être admiré. La politesse des préposés leur fait rarement refuser aux étrangers la permission de visiter ces retraites salutaires d’où l’on ne peut sortir sans emporter une satisfaction que n’inspire pas toujours l’examen des autres établissemens de ce genre. 

J’ai vu plusieurs lazarets dans le cours de mes voyages; aucun ne m’a paru comparable à ceux de Livourne, soit pour l’ordre qui y règne, soit pour la propreté, soit enfin par la manière dont ceux qui sont forcés d’y séjourner sont traités. S’ils sont pauvres, ils trouvent une nourriture saine et abondante, qui leur est fournie gratis par les ordres du souverain. Léopold a rassemblé toutes les précautions de l’humanité la plus éclairée pour qu’aucun abus ne puisse se glisser dans cette administration, supérieure à tous les éloges. 

Les Tombeaux.

Quoique je me sois proposé de ne rien détailler de ce qui tient purement aux arts, je ne puis passer sous silence les monumens funèbres qui existent aux environs de la ville de Livourne. Il est impossible en effet d’y séjourner sans remarquer des objets qui, d’ailleurs, ont un rapport médiat avec la police de cette ville, et sont une preuve sans réplique de la tolérance du souverain. Quoi de plus frappant et de plus fait pour servir d’aliment aux réflexions d’un voyageur philosophe, que la vue de la demeure dernière de nos semblables! 

Le cimetière, il en faut venir à ce mot, malgré les égards que l’on voudroit conserver pour les oreilles délicates de certains lecteurs; le cimetière, dis-je, destiné pour les habitans qui suivent le rit catholique, port le nom de Campo Santo. Il est, ainsi que tous les autres enclos de cet état servant au même usage, très-vaste et très-beau. On l’apperçoit de fort loin. Une avenue imposante, longue de trois cents pas, y conduit. Cet enclos est un quarré parfait, dont chaque côté a cent quatre pieds de longueur. A chaque extrémité est une chapelle avec un dôme. Autour règne un portique en maçonnerie, soutenu par des colonnes d’ordre toscan bien proportionnées. Ce portique, le seul ornement convenable à ce lieu funèbre, s’élève au-dessus du plan horizontal d’environ trois pieds: sa largeur est ving-cinq. Il est pavé de larges pierres très-unies et bien jointes. La porte est simple: c’est un arc soutenu par deux colonnes. 

Le terrein servant aux Russes pour le même usage, ainsi qu’à tous les Grecs schismatiques, n’est pas vaste: ce n’est qu’un quarré parfait de cinquante-quatre pieds de long. La porte est du genre de celle du cimetière des catholiques. En face de cette porte, on voit trois chapelles assez simples, séparées les unes des autres par des colonnes arquées. Cet entrodit est entouré de murs. 

Celui qui est commun aux Hollandois et aux Hambourgeois offre quelque chose d’assez singulier. Plusieurs voyageurs en ont parlé comme d’un jardin botanique. C’est une erreur; et il est de fait qu’en aucun temps on n’a pris les soins nécessaires pour rendre cet enclos propre à ce genre d’études. Je l’ai vu deux fois dans un intervalle de dix ans; à peine y ai-je trouvé quelques aloës, des géranium, et autres plantes exotiques du même genre. Mais j’ai remarqué qu’il étoit cultivé comme le sont les jardins potagers. Les herbes et les légumes y croissent en abondance. Cet enclos consiste dans un quarré divisé en seize compartimens, dont chaque côté a quatorze pieds. Les sentiers qui ne servent qu’à la promenade ont cinq pieds de largeur. Les murs sont garnis d’espaliers, où le citronnier et l’oranger entremêlent leurs fleurs et leurs fruits. Les bordures de ces sentiers sont figurées par des figuiers, des grenadiers, des poiriers, des pommiers, des pruniers, des cerisiers, entremêlés de quelques géranium et de quelques aloës; ce qui a donné lieu à l’erreur que je viens de réfuter. Le sentier de milieu qui sépare ce jardin, unique en son espèce, en deux parties égales, est large de six pieds, et bordé des deux côtés de pierres sépulcrales en marbre, avec des inscriptions que l’on foule aux pieds en marchant. Très-peu de ces tombes offrent des ornemens; on a senti l’inutilité de ces sortes de décorations, qui sont moins une preuve de la tendresse ou de la reconnoissance des vivans envers les morts, que le produit d’une vanité puérile. A peine trois ou quatre tombes offrent des bas-reliefs, encore sont-ils du genre le plus simple. Ces tombes sont de marbre blanc, que fournissent les carrières les plus proches de la ville. Le cimetière est situé à cent cinquante pas de la porte de Pise, ou, pour mieux dire, de celle de Florence.

Mais celui qui passe pour le plus beau appartient aux Anglois: il est entre la porte Colonelle et celle de Pise. C’est un parallélogramme; il a cent six pieds de long sur quatre-vingt de large. Il est environné de piliers de briques, dont chacun est surmonté d’une boule. Ces piliers sont à huit pieds de distance, et revêtus d’une grille de fer dont les barreaux se terminent en pyramides, ce qui donne à l’édifice un air imposant, et laisse aux passans la commodité d’examiner les tombeaux qu’il renferme. La porte d’entrée est au nord. Les tombeaux sont aussi de marbre blanc, tiré de la même carrière que les pierres sépulcrales dont j’ai parlé plus haut. Ces carrières avoisinent le bord de la mer, et communiquent à d’autres qui se prolongent jusqu’à celles de Carrare dont la célébrité est connue. Dans ce cimetière les tombes sont placées du levant au couchant; elles occupent entièrement le côté qui fait face au midi. On empiète vers le nord à mesure que le cimetière se remplit. La moitié de cette enceinte est déjà occupée par des mausolées ou par des tombes simples. Il y en a qui n’offrent que les pierres sépulcrales dont j’ai parlé; ce sont des dalles élevées au-dessus du plan horizontal d’environ un pied ou un pied et demi; quelques-unes sont ornées d’un médaillon du même marbre. Mais il y a des mausolées superbes, quant au goût et à l’élégance. J’en ai compté jusqu’à quatorze qui ont la forme de coffres placés sur des piédestaux plus ou moins exhaussés, surmontés de festons, de vases étrusques et de flammes. Quelques-uns ont une ou plusieurs urnes: il en est aussi dont l’élévation est portée depuis six jusqu’à douze pieds. Deux seulement offrent des pyramides parfaites; leur obélisque est enrichi de médaillons allégoriques, surmontés d’une urne sépulcrale. J’en ai vu un qui représentoit une colonne d’environ quatorze ou quinze pieds d’élévation, placée sur une base de huit pieds. Le chapiteau supporte une urne de marbre cendrin. J’ai été fort content du mausolée qui est placé sur une base élevée de six pieds. Sur la tombe sont sculptées deux figures bien grouppées, représentant deux femmes éplorées, qui soutiennent une urne d’un pied et demi de haut. Il y en a aussi un, dont le piédestal d’ordre composite, est enrichi de plusieurs reliefs; le tout très-bien exécuté. 

Ces tombes offrent une variété surprenante. Je ne puis résister à l’envie d’arrêter encore quelques instans le lecteur sur deux de ces monumens, qui m’ont paru mériter une attention particulière. L’un a une base beaucoup plus haute que large, et est isolé sur deux piliers. Le dessus offre une pyramide qui repose sur deux sphinx, sur la pointe de laquelle on a placé un oiseau de nuit. 

Le second de ces mausolées est celui érigé à la mémoire du consul Dick et de son épouse. L’architecture est superbe. Le piédestal est d’ordre corinthien, avec une colonne cannelée et tronquée. Cette colonne est surmontée d’une coupe dans laquelle est posé un vase étrusque, d’où s’élève une flamme délicatement travaillée.

Comme je savois quelles étoient les cendres que contenoit ce dernier mausolée, je ne pus me défendre d’une foule de réflexions que justifiera l’article suivant. Mille idées sombres m’assaillirent à la fois, s’emparèrent de mon esprit, et retracèrent à mon imagination les temps et les mœurs d’une des plus célèbres nations de l’univers connu. Je pensois à l’Égypte, à ses loix funéraires. Je me rappellois que les honneurs de la sépulture étoient irrévocablement refusés à tout homme que le tribunal inexorable, chargé de juger les morts par les actions qu’ils avoient faites pendant leur vie, déclaroit indigne d’en jouir. Je me rappellois que nul n’étoit exempt de la loi générale, et que le potentat et l’homme privé étoient, après leur mort, soumis à la même censure. Quoi de plus consolant pour le malheureux à qui la fortune n’a jamais daigné sourire, que de voir poursuivre la mémoire de l’homme puissant, et de la voir atteindre par un châtiment plus redouté que la mort! Pourquoi cette loi si salutaire n’a-t-elle pas été adopté par les nations? Pourquoi est-il permis d’insulter, par des épitaphes mensongères, à la vertu persécutée? Les cendres de l’homme pervers doivent-elles recevoir les honneurs de l’apothéose comme celles du héros ou de l’homme juste? Pourquoi mentir à la postérité en exaltant les vertus ou les qualités de celui que souillèrent tous les vices réunis? Pourquoi, enfin, ne fait-on pas tourner cette mode au profit des mœurs, en vouant au mépris et à l’exécration publique celui qui l’a mérité, en retraçant fidèlement sur le marbre, la pierre ou le bronze, les actions atroces qu’il se permit pour atteindre aux honneurs, à la fortune, ou bien au pouvoir suprême? Ce seroit une leçon terrible pour les vivans; ce frein salutaire épargneroit bien du sang, bien des larmes. Je voudrois encore qu’à certains jours on conduisît les enfans près de ces tombes ainsi décorées, afin que de bonne heure ils se pénétrassent des devoirs du citoyen, et apprissent à exécrer les vices. Je voudrois que les grands crimes ou les grandes vertus, ainsi retracés, le fussent aux dépens de l’état; et que chaque année, un seul jour fût consacré à célébrer la mémoire des unes, ainsi qu’à perpétuer l’horreur qu’inspireroit le souvenir des autres. Cette fête annuelle vaudroit bien la simagrée de la fête des trépassés.

Telles furent à peu près les réflexions que la vue du mausolée du consul Dick me suggéra. Je désirerois que l’indignation publique renversât un monument si peu mérité; et jamais le fer destructeur n’auroit été plus justement employé. C’est donc là, me disois-je en fixant ce marbre et les traits d’un burin imposteur; c’est donc là que reposent les restes de deux êtres vils et atroces qui se sont souillés du plus noir des crimes! Instrumens barbares des volontés d’une impératrice qui commande froidement les forfaits; de cette femme devenue à la fois l’admiration et l’horreur de son siècle; de cette Catherine, enfin, qui a rivalisé en Europe avec un succès effrayant l’étonnante Sémiramis; et qui, appellée de ce nom par un appréciateur éclairé, mais portant la flatterie jusqu’à l’adulation, auroit mérité de lui servir d’exemple et de modèle; les Dick ont donc reçu la récompense de l’homme juste, tandis que leur victime… Je m’arrête et veux consacrer le dernier article de Livourne à faire connoître la cause de l’indignation qui, malgré moi, a tracé ce paragraphe. 

La Princesse Russe.

Elisabeth, impératrice de Russie, morte en 1762, avoit eu de l’un de ses amans une fille qu’elle faisoit élever secrétement. Le prince Radzivill parvint, je ne sais comment, à découvrir l’existence de cette enfant, sur laquelle il fonda des projets d’élévation qui auroient pu se réaliser, s’il eût fait marcher la prudence de concert avec l’ambition. 

La mort d’Elisabeth, les troubles intestins qui la suivirent, la désunion de son imbécille et malheureux successeur d’avec une épouse dont l’ambition effrénée, mêlée à quelques qualités brillantes, creusa la tombe de cet infortuné, firent croire au prince Radzivill qu’il purroit tirer un grand avantage du secret qu’il avoit surpris. Bientôt la mort funeste de Pierre augmenta la foule des mécontens dont les uns regrettoient un prince sous le nom duquel ils espéroient régner, et se voyoient en butte à la vengeance de Catherine et à l’insolence de ses amans: les autres auroient voulu ramener le règne d’Elisabeth dont la fin précipitée laissa de violens soupçons; tout enfin se réunissoit pour alimenter la vanité du prince polonois et augmenter ses espérances. Il regarda la couronne impériale de Russie comme un bien qu’il pouvoit acquérir, en la partageant avec la jeune princesse qu’il se proposoit de faire reconnoître. Le rôle que Pugatschew joua depuis est une preuve de la possibilité de ce projet. Si un rebelle, connu seulement par ses attentats, a pu réduire l’orgueilleuse Catherine à trembler sur le trône qu’elle avoit su usurper avec tant d’audace, et la mettre en danger d’en descendre, qu’eût pu faire un Radzivill devenu l’époux d’une princesse dont la mère avoit été adorée, et dont la mémoire sera toujours chère à la Russie qu’elle gouverna avec gloire?

La fille d’Elisabeth avoit à peine douze ans lorsque Radzivill commença l’exécution de son plan en l’enlevant furtivement des bras de ceux à qui elle avoit été confiée. Il la conduisit à Rome où elle resta quelques années. Catherine, avertie de cet enlèvement, prit des mesures pour le rendre inutile. Elle mit en sequestre les biens de Radzivill, qui, pour soutenir celle qu’il appelloit sa pupille, se vit forcé de faire usage des diamans et des effets précieux dont il s’étoit muni avec dessein de les employer à se faire des créatures. Long-temps il lutta contre la fortune de Catherine. L’espoir est la compagne fidelle de l’homme; elle le soutient au milieu des revers et ne l’abandonne jamais, quelque soit sa position. Cependant l’impossibilité absolue de vivre sans secours en pays étranger, le força de dissimuler; il se prêta à un accommodement. Il quitta Rome pour rentrer dans ses biens, laissant l’orpheline dans un dénuement très-voisin de l’indigence. Elle n’avoit près d’elle qu’une femme qui, sous l’apparence d’une gouvernante, lui rendoit tous les services d’une domestique, et cherchoit continuellement à la tirer de cet état d’autant plus misérable qu’on lui avoit fait concevoir de hautes espérances.

Cependant la cour de Russie, craignant soit un retour de la part de Radzivill, soit d’autres complots formés par des puissances qu’elle ne pourroit réduire avec la même facilité, se servit, pour faire tomber la jeune infortunée dans un piège que son inexpérience ne pouvoit lui faire appercevoir, d’un de ces intrigans toujours prêts à jouer toutes sortes de rôles, pourvu qu’ils soient bien payés. Cet homme, sous le costume d’un officier russe, s’introduit chez elle: il y semble amené par la compassion, par le désir de soulager deux de ses compatriotes, dont l’une, disoit il, méritoit par sa naissance et ses qualités personnelles les hommages de toute la terre. Des secours de toute espèce sont bientôt offerts. On les accepte, ils sont prodigués; et la confiance la plus entière en devient la récompense. Ce traître étoit pour ces deux victimes un ange tutélaire que le ciel avoit pris soin de leur envoyer dans leur détresse. 

Dès qu’il crut la confiance bien établie, il s’annonça comme émissaire du comte Alix Orlow, envoyé par lui en Italie pour tirer la fille d’Elisabeth d’un état si peu fait pour elle, et la placer sur le trône où elle feroit, comme la feue impératrice, le bonheur de ses sujets. Il ajouta que son maître, irrité contre Catherine dont l’ingratitude le révoltoit, n’attendoit que l’occasion de lui faire sentir les effets d’une vengeance éclatante, et que dans le choix des moyens, il avoit cru devoir préférer celui qui s’accordoit avec son devoir et même avec son inclination. Que pour parvenir à ce but, il falloit que la princesse se livrât entièrement à ses soins; qu’elle promît sa main au comte, et se laissât ramener en Russie où l’on avoit ménagé une révolution qui ne tarderoit pas à éclater. 

Que peuvent contre une trame ourdie avec art l’inexpérience et la simplicité d’un âge encore voisin de l’enfance? Les propositions de cet infâme agent du plus scélérat des hommes furent reçues avec reconnoissance, acceptées avec joie, avec empressement; la perspective du trône qui tant de fois a ébloui des yeux exercés, charma la jeune victime; elle n’en vit que l’éclat, et n’apperçut aucune des difficultés que ce projet devoit nécessairement amener. Sa gouvernante ne fut pas plus difficile à séduire; elle aida même à accélérer le malheur de sa jeune élève, en remplissant son esprit et son cœur d’idées romanesques qui rendirent infructueux les avis que plusieurs personnes moins crédules s’empressèrent de lui donner. 

Quelques semaines après, le comte jugea à propos de paroître. Il se fit présenter par son perfide agent. Cependant sa réputation l’avoit devancé. Les personnes qui avoient déjà averti la princesse, alarmées d’un projet qui contrastoit avec la haute faveur où l’on savoit que le comte étoit dans ce temps même à la cour de Russie, réitérèrent leurs avis. Elles s’efforcèrent de déconcerter ses projets en le lui peignant sous des traits aussi odieux que vrais. Orlow, qui avoit ses espions, fut averti des mauvais offices que l’on cherchoit à lui rendre; il sentit que l’ambition seule pourroit ne pas suffire pour détruire ces impressions; et, sans changer de batterie, il attaqua le cœur, bien sûr que le bandeau de l’amour seroit assez épais pour voiler ses perfidies. Profondément instruit dans l’art de séduire, il feignit une passion violente, et sut, par des assiduités respectueuses et soutenues, détruire l’effet des avis précédens. Cette feinte lui réussit. La jeune princesse, raisonnant comme on raisonne à seize ans, crut son amant sincère, et rejetta tout ce qui pouvoit lui dessiller les yeux. Orlow ne tarda point à s’appercevoir de sa victoire; il en profita, et lui proposa d’unir leur destinée, comme l’étoient leurs cœurs, avant de s’abandonner à des spéculations purement publiques. Cette offre, accompagnée de tout ce qui devoit la faire accepter, acheva la ruine de la fille d’Elisabeth. Quoiqu’élevée dans une retraite presqu’absolue, Radzivill ambitieux, mais honnête, mais vrai, avoit donné des soins à son éducation. Elle en savoit assez pour croire que son mariage avec Orlow la mettoit à couvert de toutes les trahisons qu’elle en auroit pu craindre. Cette donnée, vraie pour tout autre homme, ne pouvoit l’être pour le scelérat qui ne respecte rien, et en qui tout sentiment d’humanité est étouffé. 

Ce funeste hymen fut célébré, si toutefois l’on peut appeller hymen une cérémonie apparente, dans laquelle des scélerats subalternes jouèrent les rôles de prêtre, d’hommes de loi, et de témoins.

Peu de temps après, Orlow insinua à sa victime que le séjour de la ville de Pise étoit plus convenable pour sa résidence que celui de la capitale du monde chrétien; là, moins observé qu’à Rome où les ambassadeurs des puissances seroient autant d’espions qui compteroient ses pas, elle pourroit y attendre en paix le moment marqué pour le grand événement qui désormais les intéressoit également. Elle ne fit aucune objection, et suivit paisiblement son bourreau. Il la conduisit à Pise, où il avoit loué un palais vaste et superbement décoré. Sa suite fut composée de gens dévoués au comte. Elle étoit servie avec toute l’apparence du respect le plus profond; mais dans le fait, elle étoit esclave, et ne pouvoit faire un pas sans être accompagnée de son époux prétendu, ou sans en avoir obtenu une permission qu’il n’accordoit pas toujours. Elle avoit sa loge au spectacle; mais toutes les fois qu’elle s’y rendoit, sa suite l’y accompagnoit; et sept à huit personnes placées en vedette ne la perdoient jamais de vue. 

La flotte russe, commandée par l’amiral Gluck, Anglois d’origine, vint surgir dans le port de Livourne. Orlow apprit cette nouvelle à la princesse, et lui vanta beaucoup la magnificence des vaisseaux russes. Il lui fit naître l’envie de la voir, et lui proposa de faire cette partie qui serviroit en même temps à lui faire connoître la ville et le port de Livourne dont il lui avoit parlé avec enthousiasme. La jeune victime fut enchantée, et remercia le comte avec des expressions qui, seules, auroient dû l’empêcher d’exécuter son horrible projet. 

Au jour désigné elle partit suivie de son cortège ordinaire. Elle descendit dans cette ville chez M. Dick, consul de la nation angloise. Elle y fut reçue avec des honneurs excessifs. La femme du consul et celle de l’amiral, l’exécration de leur sexe, s’empressèrent d’aller à sa rencontre, l’accompagnèrent par-tout, ne la quittèrent pas d’un instant; elles sembloient la chérir comme leur enfant, et la respecter comme devant un jour occuper un des premiers trônes de l’univers. Elles lui composèrent une cour brillante. Le peuple de Livourne, entraîné par l’apparence, se précipitoit en foule sur ses pas, et lui prodiguoit à l’envi tous les éloges dont la vanité des grands aime tant à se repaître…

Je m’arrête un instant, et j’avoue qu’il m’en coûte de penser que le représentant d’un peuple libre et généreux, que sa femme, que l’amiral et son épouse, aient pu fouler aux pieds l’honneur, la décence, l’humanité, en se prêtant au complot détestable qui alloit bientôt éclater. La beauté, l’innocence, les grâces de la jeune victime, la confiance avec laquelle elle se livroit à eux, rien ne fut capable de les attendrir; ils l’attirèrent dans le piège, et l’y précipitèrent froidement. Et deux de ces monstres ont un tombeau surchargé d’épitaphes mensongères! Et le voyageur s’arrête et vénère leur mémoire au lieu de l’exécrer!!! Achevons. 

Après avoir procuré à la princesse tous les plaisirs qui pouvoient la flatter, on lui proposa de visiter la flotte. Le jour fut fixé. Les deux furies l’accompagnèrent avec le consul. Ils entrèrent tous quatre dans une lance magnifiquement ornée, destinée à les transporter à bord du vaisseau amiral. Une seconde lance suivoit, et étoit chargée du comte Orlow et de l’amiral. Des officiers russes et des anglois au service de cette puissance remplissoient une troisième. Lorsque la lance qui portoit la victime fut près du vaisseau, on en descendit une chaise aussi magnifique que celles dont on a coutume de se servir dans de semblables occasions. On eut soin d’en prévenir la princesse que tous ces honneurs, ces respects, cette distinction flattoient infiniment. A son approche, des salves d’artillerie, mêlées au bruit des instrumens, firent retentir le rivage bordé d’un nombre incroyable de spectateurs. 

Enfin, on la transporte au fatal vaisseau. A peine y est-elle arrivée, qu’au lieu d’y être reçue avec la pompe qui sembloit ordonnée pour elle, ses mains sont chargées de fers. On la descend à fond de cale comme on auroit fait une criminelle. Le lendemain la flotta leva les ancres, sortit du port, et cingla vers la Russie. Dès que l’on eut touché terre, un ordre émané de la volonté suprême de la très-clémente impératrice mit fin au supplice peu mérité de l’infortunée princesse par un genre de mort… Je ne trouve point de termes qui puissent rendre l’indignation qui se renouvelle toutes les fois que je me rappelle qu’elle expira sous le bâton des vils satellites de Catherine II. 

Le premier acte de cette horrible tragédie se passa à la vue d’une foule de spectateurs. On sut dans l’instant que cette fête superbe venoit d’être terminée par la captivité de celle à qui on avoit prétendu la donner. Ce début fit présumer à peu près quelle seroit la catastrophe. D’ailleurs, le comte Orlow, le plus impudent des hommes, ainsi que le plus scélérat, ne daigna pas en faire mystère. Le grand-duc indigné envoya des courriers à Vienne et à Pétersbourg. Il se plaignit vivement; mais pourquoi se borner à des plaintes, lorsqu’Orlow et les officiers russes auroient pu lui servir d’ôtages? En les faisant arrêter, il les eût forcés de relâcher la victime, qu’au mépris du droit des nations ils venoient de ravir à une terre hospitalière.

Les habitans de Livourne, ainsi que tous ceux de la Toscane, ont, depuis ce moment, conçu de l’horreur pour Orlow, et un mépris profond pour la nation russe. 

Modène.

La Pescia, rivière que l’on passe à gué, est divisée en deux canaux, dont l’un appartient entièrement à la Toscane. Sa distance est à neuf milles de Lucques.

De cette ville à celle de Pistoie, on compte vingt-quatre milles. Balciano est à mi-chemin. Monte-Cutino, dont les bains sont renommés, est à trois milles de la Serravalle, rivière guéable. Il n’y a que deux milles de cet endroit jusqu’à Pistoie dont l’évêque s’est rendu célèbre par son synode. 

 En quittant cette dernière ville pour me rendre à Modène, j’ai passé l’Ombrone, rivière assez considérable, et je suis arrivé à la Piastra. C’est le nom de la première poste que l’on rencontre après Pistoie; elle est dans les Apennins même. Le petit Rhin a son embouchure à un demi-mille de la Piastra. Cette rivière grossit dans son cours et va baigner les murs de la ville de Bologne. L’étendue de ces postes est de neuf milles. A moitié chemin de San Marcello à Pianasinatico, on passe le Serchio sur un pont superbe, construit en 1779, d’après les dessins du célèbre Ximenès, ex-jésuite, mathématicien du grand-duc. Ce pont est digne de l’admiration des voyageurs. Mais en convenant de la hardiesse d’une arche jettée d’une montagne à l’autre, on ne peut s’empêcher de regretter que l’artiste n’ait pas suivi, pour la direction de son ouvrage, l’indication du local, qui porte du levant au midi. La route est au couchant et coûte des sommes immenses pour son entretien. Dans les temps de neige, il faut y frayer un chemin à force de bras, sans quoi il seroit impossible d’y passer, et de plus avoir le soin continuel d’enlever la neige dont le séjour dégraderoit cette route et la rendroit impraticable. 

A la distance d’un tiers de mille, après avoir dépassé Boscolongo, on quitte le duché de Toscane pour entrer dans celui de Modène. 

Je ne puis me dispenser de rendre justice à la beauté des chemins de la Toscane. Les routes pratiquées dans ce duché sont dignes de ces voies romaines dont les vestiges, conservés jusqu’à nos jours, s’attirent encore notre admiration. En Toscane les corvées sont inconnues: on prend pour faire ou pour réparer les chemins, des ouvriers que l’on salarie à tant la journée. A Modène, le duc entretien annuellement pour cet objet quatre compagnies de trente hommes chacune; et lorsque les réparations sont finies, on les employe d’autres travaux également utiles.

Depuis la poste de Boscolongo jusqu’à celle de Serra-Mozzoni, le chemin est inégal et la vue bornée. Mais entre Serra-Mozzoni et San Venanzio, on jouit d’un spectacle charmant. On plonge sur la Lombardie, et à l’aide d’une bonne lunette, on distingue jusqu’à la mer Adriatique dont la distance est à quarante milles. Reggio, la Mirandole, Carpi, Nonantola, une foule de villes, de bourgs, de villages environnés des campagnes les plus fertiles, s’offrent aux regards. Les maisons de plaisance, les métairies parsemées dans cet espace immense, les prairies émaillées, des bois, des bosquets touffus, tout enchante le voyageur. On craint le moment où l’on sera privé de ce aspect délicieux, on s’arrête… Ah! c’est bien dans cet endroit qu’un ambitieux à la tête d’une armée altérée de la soif du pillage pourroit, comme Annibal, haranguer ses soldats, ou plutôt, leur montrer cette terre délicieuse, et leur dire: voilà votre domaine, il s’agit de le conquérir.

Depuis le pied des Apennins jusqu’à la ville de Modène, il y a onze milles. Ce pays, dont je ne ferai point la description géographique, jouit d’une prospérité égale à celle des contrées heureuses de l’autre hémisphère où la rapacité des Européens ne s’est point encore étendue. On se croit transporté dans les beaux temps de la république romaine, ou bien dans ces courts intervalles où quelques empereurs ont laissé respirer librement les peuples dont il leur importoit de captiver la bienveillance.

Le récit d’un événement funeste modéra la satisfaction que j’éprouvois; mais ce malheur, loin d’être le produit de la méchanceté humaine, ne servit qu’à me faire connoître l’humanité du grand-duc. Peu de temps avant mon arrivée dans ce pays, une montagne située entre Pietra-Pelago et Barigazza, s’étoit entr’ouverte subitement. Cet effort intérieur avoit détaché des quartiers de roches qui, retombant de tout leur poids, avoient fracassé deux ponts, écrasé quatre maisons ainsi que ceux qui les habitoient. Le duc, informé de ce terrible accident, donna sur le champ les ordres nécessaires pour secourir ces malheureux; mais ce fut en vain, tous y périrent. Voltaire a dit: nous habitons sur des ruines.

La route dont je viens de parler a été faite au moyen d’un accord passé entre l’empereur François Ier, grand-duc de Toscane, et François III, duc de Modène. Le but de l’empereur étoit d’établir une communication facile entre la Toscane, Modène et le Milanois, afin que les princes de sa maison qui réuniroient ces trois états pussent les parcourir sans être forcés de demander le passage à d’autres souverains. De plus, cet empereur avoit des vues de commerce que le succès n’a point couronnées. 

De Pistoie à Modène on compte douze postes et demie, ce qui fait un espace de quatre-vingt-six milles. Mais la beauté des chemins, la quantité d’auberges qui y sont, pour ainsi dire, semées, rendent ce trajet agréable: si l’on éprouve des regrets, c’est d’arriver trop tôt.

On se plaint avec raison du nombre de mendians que l’on rencontre en Toscane; il n’est cependant pas comparable à la foule de ceux qui assiègent les passans dans l’état de Modène. Les route en sont infestées. Il n’est pas possible de s’arrêter pour changer de chevaux, sans se trouver entouré de cette vermine, fléau de tout état policé, honte des gouvernemens modernes, qu’en Europe la Hollande seule a trouvé moyen de faire disparoître. 

Hercule Renaud, duc régnant de Modène, avoit essayé de détourner son père d’un projet de construction aussi dispendieux, et dont tout l’avantage devoit être pour la maison d’Autriche. François avoit rejetté toute insinuation; des motifs secrets l’avoient porté à consentir aux vues de la cour de Vienne dont il avoit voulu capter la bienveillance, afin qu’elle ne s’opposât point à ce qu’il rentrât dans le duché de Ferrare, patrimoine usurpé sur sa famille par le saint-siège. Ce fut sans effet que son fils ne cessa de lui représenter qu’après avoir acheté ce suffrage par une condescendance ruineuse, il se verroit frustré de son attente; il résista, ne se rendit qu’à l’évidence, et lorsqu’il n’étoit plus temps de revenir sur ses pas. Le duché de Ferrare resta au pape, le chemin exista, et François III fut à peu près ruiné.

Avant de parler de mon arrivée à Modène, je crois à propos de faire connoître le caractère de François III, qui régnoit encore lorsque je visitai cet état pour la première fois.

Le Duc François III.

Les cohortes de mendians que j’avois rencontrées depuis la frontière de l’état de Modène jusqu’à la capitale, m’avoient donné une assez mince idée du souverain qui le gouvernoit. C’étoit alors le duc François III. Sa longue absence faisoit gémir ses peuples, qui se plaignoient amèrement de ce qu’il préféroit le séjour de Milan à sa capitale que cependant il avoit embellie. 

François III avoit eu la foiblesse d’accepter le gouvernement de Milan, et d’abandonner ses états pour prendre soin d’une province appartenante à une puissance qui l’auroit dépuillé de sa propriété, sans l’adresse de Sabatini son ministre. A la paix d’Aix-la-Chapelle, il lui fallut dévorer toutes sortes d’humiliations. Au bout de quelques années, il fit un traité avec la cour de Vienne, où la loi naturelle et la saine politique furent également violées. Il s’engagea, et tint parole, à arracher sa petite fille des bras d’Hercule Renaud, son fils et son héritier présomptif, pour la faire élever à Milan, et la marier ensuite à l’archiduc Ferdinand, afin que la maison d’Autriche acquît l’expectative du duché de Modène.

Hercule Renuad n’a jamais oublié ce trait de despotisme. Il avoit pour sa fille des vues plus conformes à la raison. Il vouloit la marier au duc de Parme, ce qui eût donné à sa maison un degré de puissance, que le temps auroit encore pu augmenter par le retour du Ferrarois et de quelques autres états envahis par le saint-siège. Ce projet étoit convenable; il fut rejetté. 

Le mariage d’Hercule d’Est avoit aussi été le résultat des vues ambitieuses de ce père despotique. Il avoit envoyé demander l’héritière de la maison Massacarrare; et cette ambassade, soutenue d’une force imposante, décida cette alliance redoutée du jeune prince. Le mariage s’accomplit; il auroit même été assez heureux, si les émissaires de Marie-Thérèse n’eussent pris à tâche de désunir les époux. Des rapports calomnieux renouvellèrent les dégoûts d’Hercule, qui prit la résolution de n’avoir d’autre postérité légitime que la fille qui lui étoit née la première année de son mariage.

Hercule n’apprit les impostures dont on s’étoit permis de noircir son épouse, que dans un temps où cette princesse n’étoit plus en état de réparer le malheur d’une désunion si peu méritée. 

François III, fidèle à ses traités secrets, n’avoit rien épargné pour seconder les intentions de la maison d’Autriche; lui-même avoit fomenté la haine des deux époux; lui-même prépara de loin l’extinction de sa postérité masculine. 

Non content d’avoir tout sacrifié à Marie-Thérèse, il consentit à administrer l’état de Milan en attendant la venue de Ferdinand; et de souverain absolu il devint gouverneur de province par interim.

Épris des charmes antiques d’une maîtresse surannée, la seule que la cour de Vienne vit sans inquiétude jouir de sa faveur, il dépensoit à Milan les sommes qu’il recevoit d’Allemagne, et celles qu’il trouvoit moyen d’escroquer aux crédules Milanois, en vendant les charges, les grâces, les expectatives et d’autres menues denrées ministérielles, après lesquelles le peuple abusé court avec ardeur. Ce qu’il tiroit de ses états se perdoit aussi dans Milan, où il tenoit une cour superbe, donnoit des fêtes somptueuses. Il venoit rarement à Modène. Dans les premières années, il s’y montra dans le temps de la foire de Reggio, où il paroissoit suivi d’une foule de noblesse. Ces visites appauvrissoient encore les Milanois par le faste dans lequel elles entraînoient la noblesse.

Parmi les embellissemens de tous genres qu’il fit dans ses états, et sur-tout dans sa capitale, on remarque un hôtel somptueux pour les mendians. Quelques plaisans, frappés de cette singularité, ont prétendu que le duc auroit dû en créer autant dans chaque ville ou bourg soumis à sa domination, puisqu’il avoit su changer tous ses sujets en autant de mendians qui finiroient par rester à sa charge. 

Cette fureur de bâtir passa du prince aux courtisans; les moines ne furent pas les moins ardens à se signaler dans ce genre d’escrime, et les façades des maisons se ressentirent du goût dominant. Le voyageur qui y arrête ses regards ignore combien de larmes ont cimenté ces colonnades qu’il admire. Il est cependant vrai que les Modénois déjà pauvres se sont épuisés pour subvenir à cette dépense dont le but a été manqué, puisqu’elle ne leur a pas servi, comme ils se l’étoient imaginés, à ramener le souverain dans leurs murs embellis. 

François III, homme personnel, n’aima jamais que ses plaisirs, et cependant on s’est empressé de lui ériger une statue dont les bas-reliefs attesteront à la postérité qu’il fut un grand prince; et la postérité, sur la foi des auteurs stipendiées, des voyageurs qui, de tous les sens que la nature leur a donnés, n’exercent que celui de la vue, mettra cet égoïste au nombre des souverains bienfaisans, qui n’ont eu d’autre passion que celle de faire le bonheur de leurs peuples. 

Les Gens de Lettres.

L’un de mes premiers soins en arrivant à Modène fut de chercher à connoître personnellement tous ceux qui se sont fait un nom en littérature, parce que j’espérois en tirer des notions sur le commerce, l’agriculture, les productions de ces pays, et en particulier sur le genre d’études que l’on professe dans cette ville. 

L’abbé Spallanzani tient le premier rang tant dans les sciences que dans la littérature; ou, pour mieux dire, il est l’unique qui ait excellé dans les deux genres. Il est né à Scandiano. Modène fut le théâtre de sa gloire. Il y attiroit une foule d’étrangers empressés de rendre hommage à ses talens divers. Il s’est soustrait à ces honneurs bien mérités. Personne ne l’a jusqu’ici remplacé, et l’on peut dire de ce véritable savant: la nature est avare de pareils hommes. 

J’ai vu Rosa, docteur en médecine, et l’un des plus célèbres professeurs de cette université. Des recherches nouvelles sur la manière de renouveler le sang dans certaines maladies l’ont distingué de ses confrères. Arnoldi son confrère est aussi un homme de mérite.

Savano unit l’étude de la chimie à celle de la médecine. Venture, professeur de philosophie, donnoit aussi des leçons de physique expérimentale; mais comme il n’y a point de machines à Modène, et que le professeur est réduit à n’enseigner que la théorie, les élèves ne peuvent faire de progrès sensibles dans une science dont la démonstration est la base. 

Cerati et Cassioni sont fort estimés; l’un enseigne les belles-lettres, et le second a donné avec succès des leçons publiques mathématiques. Le duc l’a tiré de sa chaire pour le placer dans la diplomatie. C’est, je pense, une faute ministérielle. L’homme qui se distingue dans une partie, quelle qu’elle soit, doit être encouragé, honoré, récompensé; mais il faut le laisser à sa place, et ne pas croire que ses talens soient universels. J’avoue qu’il est infiniment mieux de placer dans le ministère des personnes instruites que d’en confier les rênes à des ignorans; cependant, quoique les sciences exactes supposent un esprit d’ordre et de la netteté dans les idées, il est tout aussi vrai qu’elles ne donnent pas l’art nécessaire pour tenir le timon d’un état.

L’abbé Tiraboschi, auteur d’une histoire de la littérature italienne, s’est fait une espèce de réputation par cet ouvrage, dont le premier volume est passablement écrit. Les autres sont remplis d’érudition; mais ils n’offrent qu’une nomenclature bien sèche, puisqu’elle est dénuée d’analyse. Il n’a pas pris la peine de classer les ouvrages dont il donne les extraits; et cette faute empêche que l’on apprécie le mérite des savans de chaque siècle, et que l’on puisse connoître au juste la marche et le progrès que les sciences ont faites dans chaque centurie. L’abbé Tiraboschi a voulu marcher sur les traces de Muratori; mais s’il en approche par l’érudition, il lui est bien inférieur en jugement et en principes. Pour réussir dans une carrière aussi vaste, il eût fallu réunir beaucoup de goût, un tact sûr et fin, connoître la théorie de toutes les sciences, et s’être identifié avec toutes les branches de la littérature. 

On a reproché à l’élégant et sublime Bossuet de ne s’être occupé dans son Histoire universelle que de la petite horde juive, et d’avoir isolé des passages pour prouver que de cette peuplade descendent toutes les nations; que faut-il penser du dévoit et atrabilaire Tiraboschi qui, ayant été jésuite, ne voit de bons ouvrages que dans ceux faits par la ci-devant société; qui s’efforce de prouver que tout ce qui vient de cet ordre mérite seul d’être admiré; et qu’il fut, dans tous les genres, le bienfaiteur des nations et le fanal qui les a guidées à travers les ténèbres de l’ignorance?

Tiraboschi a la manie de paroître dévot; mais sa dévotion ne l’empêche pas d’être un ennemi dangereux pour tous ceux qui osent soutenir qu’il est possible de le surpasser en savoir. Quelque ridicule que paroisse et que soit effectivement cette prétention, elle tient au caractère national, et peut, sinon être excusée, du moins atténuée par l’engouement général des Italiens pour l’érudition, telle qu’elle existoit avant la naissance de la philosophie. Je ne puis me refuser à citer un trait qui fera connoître quel est le genre des éloges que l’on prodigue en ce pays aux érudits du dix-huitième siècle.

Lors de la seconde visite que je fis à Tiraboschi, je vis entrer chez lui deux moines vénitiens de l’ordre des carmes réformés. Dès qu’ils eurent atteint la porte de sa chambre, ils parurent éblouis d’une lumière resplendissante. L’un d’eux s’écria: homme incomparable! génie des génies! salut. Salut à toi, sublime chevalier don Jeronimo Tiraboschi! Ce début ne me surprit point, parce que je connoissois la pente que les Italiens ont à l’exagération; mais je ne pus tenir au compliment du second frocard: «Lumière des lumières, dit-il, soleil de sapience, qui es descendu sur ce globe éthéré pour enseigner aux humains à penser et à écrire, que nous sommes heureux de pouvoir vous contempler face à face, de pouvoir vous admirer! C’est l’unique sujet qui nous a fait quitter la maison conventuelle de Bologne». Cette exclamation pensa me faire éclater, et je sortis promptement sans pouvoir attendre la réponse du génie des génies, qui, je n’en doute point, aura été orgueilleusement modeste. 

Le Palais Ducal de Sassolo.

C’est une maison de plaisance dont les bâtimens sont vastes et superbes. Son délabrement actuel n’empêche point de voir ce qu’elle a dû être avant que François eût fait vendre les riches ameublemens, les tableaux et les statues qui la décoroient. Ce qui avoit échappé à la rapacité du père a servi d’aliment à l’avarice du fils. Dès qu’Hercule Renaud eut pris possession de Sassolo, il s’empressa de mettre à l’encan tout ce qui put en être enlevé. On y voit de vastes sallons, dont les murs noircis par le temps offrent une nudité hideuse. Quelques tables en bois, des chaises, des lits sans garnitures et couverts de lainage forment l’ameublement de ce palais, où le duc vient cependant deux fois la semaine, accompagné de sa maîtresse et d’un fils naturel que l’on nomme le marquis Scandiano. 

Ces trois personnages arrivent le matin à Sassolo, y apportent leur dîné qui consiste en trois plats déjà préparés, et qui n’ont besoin que d’être présentés au feu pour recevoir le dernier degré de cuisson; c’est à peu près tout le service que le duc exige du très-petit nombre de domestiques attachés à ce château, domestiques que l’on ne remplace point, et qui dans peu seront réduits à zéro. Son altesse revient ordinairement coucher à Modène. 

Près du château est un gros bourg qui seroit devenu une ville, s’il eût continué de jouir des avantages que les ancêtres d’Hercule lui procuroient par leur séjour à Sassolo. Une partie de leurs officiers étoient tenus de loger dans ce bourg, où ils répandoient l’aisance, et la gaieté qui l’accompagne toujours.

On a souvent vu de grands personnages dévaster leurs domaines, les morceler, en vendre ou engager une partie, soit pour acquitter leurs dettes, soit pour fournir à leurs plaisirs: il étoit réservé au duc Hercule Renaud d’abattre ses forêts, ses parcs, dans la seule vue d’entasser de l’argent dont il ne se permet pas de dépenser la plus petite partie. Ces ventes réitérées lui ont procuré des sommes considérables qu’il se plaît à enfouir, à accumuler comme s’il craignoit qu’un revers ne le forcât d’y avoir recours pour subsister. 

Il passe environ un mois à son palais de Sassolo, c’est-à-dire, une partie des mois d’octobre et de novembre. C’est alors qu’ils se permet un peu de dépense: il y tient cercle. La noblesse, invitée tour-à-tour, est exacte à s’y rendre, et y reste quelques jours avec plaisir, parce que l’on y trouve une table honnêtement servie, et que l’on y jouit d’une liberté décente. Alors sont occupées ces chambres mues, ces sièges de paille, ces lits sans garnitures; mais on s’y amuse, toute contrainte est bannie, et cela suffit. La seule manière de sa chauffer est de se rendre au sallon commun; car le duc ne permet pas que l’on fasse du feu dans les chambres particulières. Il faut se conformer à cette bizarrerie, ou s’interdire l’accès de ce séjour; et le courtisan s’impose volontiers des privations lorsqu’il croit qu’elles peuvent servir à ses vues ambitieuses.

Cette dépense, et celle qui se fait le jour de Saint-Pierre, où le duc, vêtu de son habit de gala qui consiste dans l’uniforme de feld-maréchal au service de l’empereur, tient cercle, sont les seules qu’il se permette. Il est vrai que dans cette fête on retrouve quelques traces de la magnificence de la maison d’Est, si justement célébrées par les poëtes et les auteurs du seizième siècle. 

Parcimonie du Duc de Modène.

Dans la chambre où le duc couchoit lorsqu’il n’étoit que prince héréditaire, il y avoit plusieurs tableaux qui n’étoient cependant que des copies. Le lit, la tenture, un sopha, six fauteuils en velours composoient l’ameublement. Dès qu’il se vit maître de ses volontés, il remplaça le velours par de l’indienne à 3 livres l’aune; le tailleur fut aussi-tôt appellé, et reçut ordre d’emporter le velours dont il fit quatre vêtemens, deux à l’usage de la maîtresse de son altesse, un pour le jeune marquis Scandiano, et le dernier pour son altesse elle-même. Ce sont les seuls habits que portent ces trois personnes péndant l’hiver; et comme le temps en a effacé la couleur primitive, on ignore s’ils furent cramoisi ou garance. 

Parmi les voitures du duc il y en a une qui ne sert qu’à sa maîtresse, et c’est toujours la même, parce que les équipages que l’on ramena de Milan après la mort de François furent aussitôt vendus qu’arrivés; et la plupart ont été achetés par le barigel de Bologne, qui est aussi loueur de carrosses. Cette voiture, doublée en velours cendré, ayant, à force de temps et de service, exigé de grandes réparations, le duc y pourvut d’une manière digne de lui. Il avoit remarqué que dans la salle d’audience de la princesse sa sœur existoient douze fauteuils et un sopha garnis en soie bordée, le tout un peu antique; il jugea à propos de diminuer le nombre des fauteuils: il en prit quatre qui servirent à doubler le carrosse de la sultane favorite. Cette économie, nouvelle en son genre, fut bientôt sue, et toute la ville en rit. Le prince, informé des plaisanteries auxquelles elle avoit donné lieu, ne s’en fâcha pas, et s’en entretint comme d’une chose sinon louable, du moins très-ordinaire. 

La princesse sa sœur tient cercle une fois la semaine. Les personnes qui ont été présentées à la cour peuvent s’y trouver; on les reçoit avec politesse: mais si elles s’absentent pendant long-temps, on ne leur en demande point le motif; parce que le prince, concentré dans son domestique, s’inquiète fort peu de ce que font ou de ce que les autres deviennent.

Dans le sallon est une table autour de laquelle on s’assied pour jouer au cavagnol. Quatre bougies, dont moitié éclaire les joueurs, forment toute l’illumination de cette pièce d’apparat. Les deux antichambres qui la précèdent ne sont éclairées que par une lampe à une seule mèche. Comme il en coûteroit trop pour éclairer les grands escaliers, on a pris le parti de passer par un degré dérobé, où la lumière est à peine suffisante pour voir à se conduire. Le souverain de Modène est si bon prince, qu’il ne se fâche point de voir entrer jusques dans ses appartemens des domestiques portant des flambeaux. Cette censure ne lui déplaît ni ne le corrige; parce que toute dépense qu’il n’a pas faite lui devient fort agréable. Sa profonde indifférence pour l’opinion publique lui fait même trouver de l’amusement dans ce qui seroit pour tout autre souverain un sujet de honte.

Le palais ducal seroit un des plus beaux monumens de l’Italie s’il étoit achevé; mais cela n’arrivera point pendant la vie du possesseur actuel. Pour s’exempter d’achever ce bâtiment, il a fait construire un mur sur lequel sont peintes des colonnes et des croisées qui, vues à certaine distance, font illusion. Au reste, la seule marque à laquelle on puisse croire ce palais habité par le souverain, c’est un corps-de-garde placé à la porte principale, où se tiennent une trentaine de soldats, et une salle des gardes où se promènent trois ou quatre individus. Peu de domestiques, rien d’animé, rien qui annonce la grandeur souveraine: telle est la demeure habituelle de cet Harpagon couronné. 

Caractère du Duc de Modène. Ses talens naturels et acquis.

La parcimonie de ce prince me paroît d’autant plus inconcevable que c’est le seul défaut marqué que l’on puisse lui reprocher. Bon, affable, humain et fort instruit, ses qualités et ses talens auroient dû l’empêcher de se livrer à cette avarice sordide qui ternit toutes ses vertus.

J’ai plusieurs fois causé avec ce prince, et je l’ai trouvé fort instruit, non-seulement dans les choses qu’il est honteux à un souverain d’ignorer, mais encore dans celles qu’il lui seroit permis de ne pas savoir. Il a de l’esprit, et s’en sert pour éloigner tout ce qui tient à l’étiquette ou à la pédanterie. Il parle bien, raconte agréablement, et se livre à la société en homme qui en connoît parfaitement les avantages. On peut dire de lui: homo sum, humani nihil a me alienum puto. L’histoire des nations, leurs intérêts divers, leurs mœurs, leurs coutumes, leur littérature, rien de ce qui les concerne ne lui est étranger; il en parle avec autant de justesse que de simplicité. 

Je me rappelle que lors de mon premier voyage à Modène, il me fit beaucoup de questions sur la France. C’étoit huit ans avant la révolution, et cependant ce prince me répéta plusieurs fois qu’il étoit impossible que ce royaume existât encore long-temps. «Il faut une crise, me dit-il: elle arrivera; elle sera funeste, et je m’attends à une désorganisation entière». Après m’avoir fait un détail des désordres du gouvernement, il ajouta: «La cour de France a long-temps tracassé l’Europe. Pour parvenir à influencer les cabinets étrangers, elle a ruiné les François. Mais le moment viendra où ce pouvoir dont elle abuse se brisera dans ses mains. Toutes les puissances se réuniront contr’elle; et pas une n’intercédera en sa faveur». Cette prophétie s’est vérifiée en partie: elle l’eût été en totalité, si des traîtres n’eussent sacrifié le bonheur de leur patrie à l’espoir de profiter des circonstances pour se frayer une route à la fortune. 

Je représentai à ce prince que la confiance n’étoit pas épuisée, et que les Gênois, les Genevois s’empressoient de fournir des fonds. Il me répondit: «Tant pis pour les François: cette confiance apparente est un malheur de plus; c’est une espèce de coup de grâce qui complétera leur ruine». 

En parlant des dépenses énormes de la cour de France, il fit cette remarque que je n’oublierai jamais. «Depuis quelque temps j’ai de la peine à lire le récit de toutes les folies que la cour de France ne cesse de faire. Je suis très-persuadé que cette conduite entraînera cette belle monarchie dans un gouffre de malheurs. Avec de l’ordre et de l’économie on parvient à réparer beaucoup de maux; on exécute des choses qui tiennent presque à l’impossible; de même, par une conduite insensée, on détruit sans retour les états les mieux organisés, et l’on appelle une série d’événemens que l’on n’auroit pas cru possibles, et qui, sans cela, ne seroient jamais arrivés. La France, me dit-il encore, formoit à elle seule une balance dans l’Europe: elle se conduit de manière à perdre cet avantage; et Dieu sait ce qui en résultera».

On parloit un jour, devant ce prince, de diverses puissances; voici comment il les définit: «La Russie est un arbre fruitier qui, au moyen de la serre, produit des fruits précoces: cette primeur sera fatale à l’arbre. La Prusse n’est redoutable que pendant la vie de son roi (alors Fréderic II). L’Espagne a repris l’habitude de la nullité; cela devient pour elle une seconde nature. Il ne suffit pas d’avoir des moyens, il faut savoir les mettre en œuvre à propos».

La Ville de Modène.

Cette ville est fort belle; ses rues sont larges, bien percées, et les maisons sont en général passablement bâties. Presque toutes les rues ont des portiques. Ce goût règne aussi à Bologne, à Ferrare, et dans quelques autres villes de l’Italie. 

Le séjour de Modène est très-agréable, et peu de villes méritent de lui être préférées. Elle est située dans une plaine délicieuse, arrosée par le Panaro et par la Secchia, ce qui ajoute encore à son agrément. Les comestibles y sont excellens, abondans et à bon marché. Quatre à cinq mille livres de revenu suffisoient, il y a quelques années, pour y tenir maison, et même avoir équipage. Point d’étiquette, peu de luxe, chacun est libre d’y vivre à son gré; le prince en donne l’exemple. Je ne connois point d’endroit en Italie qui me plaise davantage, et où il me fût plus agréable de me fixer.

Les Modénois sont bons, honnêtes, francs, prévenans. Ils aiment le plaisir, s’en occupent, et ne cherchent point à savoir ce qui se passe chez leurs voisins. Les étrangers, de quelque nation qu’ils soient, y sont bien reçus; toutes les maisons leur sont ouvertes. Il en est de même à la cour. La gêne en est bannie. On approche très facilement du souverain, qui porte l’aménité jusqu’à rendre visite à ceux que la maladie fixe dans leur lit. 

Modène a des gens d’esprit, mais en petit nombre, comme par-tout. On peut s’y procurer aisément des libres de tous les genres, et lorsque l’on est connu du duc, on obtient aisément la permission de faire usage de sa bibliothèque: il est même possible d’emporter chez soi les livres dont on a besoin pour se livrer à une étude particulière. 

Modène est entourée de promenades charmantes. Le jardin du duc est public. Il occupe un terrein inégal, dont on a tiré tout le parti possible. 

Tant d’agrémens y attirent une foule d’étrangers, dont une grande partie s’y fixe; ce qui, depuis quelque temps, augmente beaucoup la population. Le peuple est pauvre, la noblesse n’est pas riche, ce qui fait que les vivres n’y sont pas chères. On peut vivre splendidement pour 2 liv. 8 sols par jour, et très-honnêtement pour moitié de cette somme. On trouve à Modène ce qu’il est presqu’impossible de rencontrer ailleurs: liberté, sûreté, police exacte, mais point du tout gênante. La justice y est administrée avec une impartialité admirable. 

Cette ville a une salle de spectacle qui est ouverte pendant neuf mois. La modicité du prix facilite la location des loges. On peut s’en procurer une pour l’année, à raison de trois louis. Les places ne coûtent que 8 solds, et 2 sols pour la chaise qui se paie séparément. 

Comme la ville n’est pas extrêmement grande, les hommes ont coutume d’aller à pied, et le peu de carrosses qu’il y a sont réservés pour les femmes; cela n’est pas mal imaginé, parce que les pavés sont petits et fort pointus, ce qui rend la marche plus difficile. 

Modène a vingt-deux mille habitans, en y comprenant quinze cents Juifs qui sont stationnés dans un quartier qui leur est spécialement affecté. De plus, on les astreint à porter des marques distinctives, ce qui est un reste de préjugé bien digne des siècles d’ignorance. Lors de mon dernier séjour dans cette ville, le duc se proposoit de les affranchir de cette contrainte odieuse; j’ignore s’il a exécuté son projet. Il n’est pas toujours permis aux souverains d’anéantir des abus consacrés par le temps. Il faut qu’une lumière douce pénètre par degrés dans des yeux qui ne pourroient soutenir les rayons d’un soleil éclatant. Il est cependant de fait que les Juifs jouissent à Modène d’une existence plus supportable que par-tout ailleurs, et sur-tout dans les états du pape. 

Cette ville est remplie de noblesse, et l’évêque d’alors prétendoit descendre du trop fameux Cortez qui fit la conquête du Mexique, ou plutôt qui souilla ses mains dans le sang des malheureux Indiens qui lui abandonnoient volontiers ce métal funeste, cause première de toutes les révolutions. Il importe peu de savoir à quelle famille appartient un évêque; mais ce qui est bien intéressant pour l’observateur philosophe, c’est que la noblesse de l’état de Modène ne ressemble point du tout à celle qui trop long-temps a existé en France. Elle est honnête, bonne, affable, et sait rendre au peuple des égards pour les respects qu’elle en reçoit; ma si elle étoit tentée d’abuser du préjugé qui lui est favorable, le duc sauroit la réprimer. Ce prince ne pardonne jamais aux nobles une faute grave commise contre le peuple; il faut convenir que jusqu’à présent il n’a point été dans le cas de déployer son autorité; et cet éloge s’étend généralement aux nobles de toutes les villes de la Lombardie. Toutes les conditions sont respectées; la servitude même devient excusable, parce que les domestiques, loin d’être traités en esclaves, comme dans les autres pays, semblent faire partie intégrante des familles qui les salarient. 

Les plus riches particuliers de Modène possèdent trente-cinq à quarante mille livres de revenu. Le reste est pauvre, à l’exception de quelques-uns qui réunissent huit à douze mille livres.

La Bibliothèque.

C’est l’une des plus belles de l’Europe. Elle est confiée aux soins de Tiraboschi. 

La première salle n’offre que des gazettes et des journaux reliés à la françoise. Deux autres sont remplies d’ouvrages fort bien classés, ainsi que ceux contenus dans le grand sallon. Cet ordre dû au célèbre Muratori est l’inverse de l’arrangement ordinaire adopté par tous les bibliomanes. Muratori a cru qu’il falloit classer par ordre de matières, et non pas selon les divers formats. Le travail de Tiraboschi s’est borné à les classer selon les langues. Il y a une salle destinée pour les manuscrits et pour les premières éditions. La plus remarquable est celle des Œuvres de Saint-Augustin, imprimées en 1462. Cette bibliothèque est riche; elle contient environ soixante mille volumes, en y comprenant les manuscrits. Elle est publique, ouverte tous les jours depuis neuf heures jusqu’à midi, et le soir depuis deux jusqu’à quatre heures en hiver; l’été on s’y rend à trois heures jusqu’à cinq, à l’exception des jours de fêtes et des mercredis. Elle fait partie du palais ducal; et le souverain se plaît à la rendre vraiment utile aux gens de lettres, en leur en facilitant l’accès journalier. Il seroit à souhaiter que l’on prît le même soin à Paris. 

Après avoir parcouru la bibliothèque, je fuis conduit dans les grands appartemens. Les salles sont ornées par une quantité de tableaux, dont les plus précieux sont: l’Adultère du Titien, la Présentation au temple de Guide Reni, et quelques Morceaux du Guercin de Cento. La salle destinée aux galas d’étiquette est superbe. Elle est peinte à fresque par le célèbre Franceschini. Il règne autour, à la hauteur de huit à dix pieds, une galerie destinée pour les spectateurs. 

Quant au musée, au médailler, à la collection des camées, on peut dire: jadis il en existoit. Le duc François les avoit désorganisés, et le duc régnant a pensé qu’il étoit plus simple de se défaire du reste que de les restaurer. Ce qui existe ne vaut pas la peine d’être vu.

Mais en examinant l’appartement et la galerie où il reste encore quelques peintures précieuses, on regrette celles que le duc François III a vendues à la cour de Saxe; et sur-tout la Nuit du Corrège que j’ai vu dans la galerie de Dresde, et qu’Auguste III eut l’adresse d’échanger contre une copie très-bien faite. Quant aux appartemens intérieurs, ils offrent la même nudité que le palais de Sassolo. Les meubles précieux qui les garnissoient ont été convertis en espèces. 

Une Partie de Campagne.

Je fus invité par un des principaux seigneurs à un dîner qu’il donnoit dans une de ses terres, à huit milles de Reggio.

Nous descendîmes de voiture deux fois, et la personne qui m’avoit invité voulut bien m’instruire des différens genres de culture connus dans l’état de Modène. Je vis de superbes prairies dont l’herbe haute et épaisse étoit presqu’en état de maturité. On la fauche ordinairement en mai. Modène n’offre point de plaines à parte de vue, couvertes de guérets seulement, comme on en voit en Pologne, en Allemagne et en France. Il est, au contraire, très-rare de trouver une campagne d’une étendue assez considérable qui ne soit point ombragée. La culture est variée, partagée en quarrés longs, et séparée par des vignobles. Les ceps de vigne montent très-haut et sont supportés par des arbres fruitiers de tout espèce, ce qui forme une variété fort agréable. J’avois déjà joui de ce spectacle dans les territoires de Crémone, de Mantoue, et de quelques autres cantons de l’Italie.

Le sort des paysans Modénois est semblable à celui des habitans des campagnes de Milan. Ils ne sont point attachés à la glèbe, et peuvent en conséquence changer d’habitation ainsi que de seigneur. De plus, il y a très-peu de paysans qui soient propriétaires. Une chose qui m’avoit étonné depuis la descente des Apennins jusqu’à la plaine de Modène, et qui me frappa encore dans cette course, ce fut la rencontre d’une quantité de bœufs d’une hauteur et d’une grosseur prodigieuses; je n’en avois jamais vu de pareils. Le propriétaire de la maison de campagne où l’on me menoit m’en montra qui lui appartenoient et qui surpassoient encore les autres en beauté. Ces animaux se vendent jusqu’à cent vingt sequins, ce qui fait 1320 livres monnoie de France. Le gros bétail est l’objet principal du commerce de Modène. On en exporte au moins pour une somme annuelle de 1.500.000 livres. La majeure partie se vend à la célèbre foire de Reggio.

L’Impôt direct.

Mal assis, inégalement réparti, cet impôt pesoit sur l’indigent, et n’atteignoit que rarement l’habitant fortuné. Lors de la confection du cadastre, tous ceux qui avoient été en état d’offrir des présens considérables aux ingénieurs et aux directeurs étoient parvenus à ne payer que des sommes très-modiques en proportion de l’étendue de leurs propriétés, tandis que des nobles pauvres et des bourgeois sans crédit avoient été taxés à la rigueur, et même d’office, relativement à la qualité de leur sol que l’on supposoit toujours être de la première classe.

Le duc actuel, qui connoissoit l’étendue des terres de sa domination, et savoit que le commensurage est nécessairement au nombre des sciences exactes, s’apperçut aisément du vice d’un cadastre qui lui présentoit un résultat inférieur à celui qu’il devoit en attendre. Il examina attentivement et partiellement toutes les parties de ce travail, et ne fut pas long-temps à se convaincre que des terres appartenant aux plus riches de ses vassaux n’étoient point évaluées selon l’estimation ordinaire, et se trouvoient classées dans des terreins de qualité moindre et même mauvaise, quoiqu’elles dussent l’être dans les meilleurs.

A ces remarques se joignirent bientôt les réclamations d’une foule de petits possesseurs. Examen fait, le duc, que sa parcimonie ne rend point injuste, ordonna la confection d’un nouveau cadastre. En le confiant aux ingénieurs il leur dit: «Voici la dimension de mes états; vérifiez-la, vous la trouverez exacte. Si dans votre travail il se trouve un pouce de moins, il sera prouvé que vous êtes ineptes ou frippons. De plus je sais que la majeure partie des terres placées dans la classe de qualité moindre doit l’être dans celle de qualité supérieure; ainsi soyez en garde contre toute séduction. Votre travail sera scrupuleusement examiné, et vous ne pourrez me tromper, parce que j’ai sur ces objets les renseignemens les plus stricts». Cet avertissement réussit. Le cadastre nouveau fut exact, et tout y fut classé et spécifié selon la justice.

Dès que cette opération fut achevée, le duc publia que l’impôt territorial porté à sept trois quarts par perches seroit réduit à cinq, ce qui le diminuoit d’un tiers. La répartition se fit avec tant d’égalité et de rectitude que personne n’osa se plaindre. Les privilégiés se virent forcés de payer comme les autres selon la quantité positive et la qualité réelle de leurs domaines. 

L’un des ministres du duc, connoissant son avarice, lui proposa de forcer les propriétaires des terres mal imposées à regorger ce qu’ils avoient retenu frauduleusement. Hercule rejetta cette idée, et dit: «Ces familles se sont renouvellées depuis l’établissement de l’ancien cadastre; il ne seroit pas juste de contraindre les enfans de réparer des fripponneries dont leurs ancêtres seuls ont été coupables». 

Le nombre des contribuables qui gagnèrent à cette répartition nouvelle excéda dix fois celui de ceux qui y perdirent. La classe des paysans fut soulagée, et le duc vit augmenter son revenu d’environ sept cent cinquante mille livres de France: jamais souverain n’a bénéficié d’une manière plus équitable. Ce trait, rapporté avec autant de plaisir que d’exactitude, fait honneur au bon sens et au cœur du duc de Modène. Pourquoi n’est-il pas donné à l’homme d’être parfait? 

La Féodalité.

L’existence du droit féodal sur la plus grande partir des campagnes est une tache au gouvernement de Modène. Lorsque le prince régnant n’étoit qu’héritier présomptif, j’eus avec lui une conversation sur ce sujet. Je venois de lui citer l’exemple de la France et de l’Allemagne; il répondit: il y a aussi de la féodalité dans les états de mon père. Après un long silence il ajouta: «C’est un terrible fléau que cette féodalité! Elle est plus destructive que ne le sont la guerre et la peste, parce que ces calamités ne sont que passagères. Il faut beaucoup de courage et d’autorité pour tenter de la détruire».

Il y a des fiefs considérables dans l’état de Modène. Les inféodés possèdent de grands droits, et beaucoup plus multipliés qu’à Milan et dans la Lombardie Autrichienne. Ici les nobles jouissent des péages, de quelques douanes; ils ont une quantité de bannalités: à eux appartient le droit de nommer les juges. Ils ont des cours de justice, une étendue considérable de chasse, de pêche; mais l’infraction n’y est pas punie aussi grièvement qu’elle l’étoit en France avant la révolution.

Ces abus ne sauroient trouver d’excuse aux yeux de la raison; ils sont contraires aussi aux règles de la véritable économie politique, en ce qu’ils attentent à la liberté individuelle et à celle des propriétés. Le duc a paru l’avoir senti; et s’il n’a pas tenté d’abolir la féodalité, c’est vraisemblablement qu’il ne s’est pas cru assez de force pour contraindre la noblesse à concourir à ses vues. Je ne connois cependant aucun souverain qui dût, plus que lui, espérer de réussir. Le succès du nouveau cadastre auroit dû l’encourager. 

Rendons aussi hommage à la vérité. Partout où il y a des vertus, c’est un devoir de les faire connoître. L’histoire est si souvent le dépôt des crimes et des atrocités humaines, qu’il faut saisir dans ce chaos de quoi reposer l’âme et fixer les regards du lecteur sur les vertus ou les qualités de cette caste si justement abolie en France.

J’ai dit à l’article Naples avec quelle tyrannie se conduisent les barons de l’une et l’autre Sicile; je peux assurer que les nobles modénois ne leur ressemblent pas. Leur éducation et leurs principes sont infiniment meilleurs. La noblesse modénoise règle ses démarches sur les bases de la bonté et sur celles de la justice. Les feudataires sont si éloignés d’abuser des prérogatives que des loix arbitraires leur accordent, que souvent ils se relâchent du droit de péage, qui d’ailleurs et perçu avec la plus grande modération. Les droits de douanes sont modiques. Aussi celui de la pêche est exercé avec une douceur qui fait l’éloge des mœurs et du caractère de cette nation.

Quoiqu’il y ait très-peu de nobles disposés à abuser de leurs droits, le duc régnant a ordonné à ses tribunaux de favoriser le foible dans les litiges qui existent entre le seigneur et ses vassaux. Ils doivent insinuer au premier que le droit dont il réclame l’exercice n’étant point fondé sur l’équité, il ne peut prétendre à l’exercer dans toute sa rigueur primitive. Ils doivent lui représenter que les prérogatives attachées à la naissance ne peuvent lui communiquer celui de la force oppressive contre des hommes relégués par le hasard dans une classe inférieure. Ce soin du souverain, cette injonction aux juges, sont autant de pas vers le bien. 

Les Réglemens.

Après la féodalité, le plus grand vice du gouvernement de Modène consiste dans les réglemens dont l’exercice est en pleine vigueur, comme dans tous les états despotiques.

L’exportation du bled et du vin est défendue aux propriétaires. Ils ne peuvent tirer parti de ces productions indigènes qu’avec une permission du duc. Hercule ne conteste pas l’incohérence de ce règlement; mais il observe que tout temps il a en force de loi. Ce raisonnement est absurde. Long-temps on a cru aux sorciers, aux revenans, au diable; faut-il, par cela même, y croire encore?

Ce pays est de la plus grande fertilité. Il y a des districts où le bled rend vingt pour un, et les cantons les plus stériles donnent au moins cinq. Proportion moyenne, on estime que le produit de cette denrée de première nécessité rend de douze à quatorze pour un. 

Année commune, la récolte peut nourrir les habitans l’espace de dix-huit mois; c’est donc un tiers au-delà de la consommation. On a vu des récoltes d’une année suffire à la consommation et aux semailles de deux années entières, et il est très-rare que la récolte manque d’une manière totale. Si l’état de Modène jouissoit, ainsi que la Toscane, de la libre exportation de ses bleds, le commerce de cette denrée deviendroit très-avantageux, tandis que la contrainte le fait languir. Tout ce qui nuit à l’avantage public est absurde; et comme, malgré les esclaves intéressés à fermer les yeux des souverains sur des vérités importantes, elles se propagent journellement, il est à présumer que le duc de Modène sentira la nécessité de la liberté du commerce; il saura que son intérêt particulier est essentiellement lié à l’intérêt public; il saura que la libre circulation des grains, en faisant disparoître la mendicité, en augmentant les richesses nationales, lui prépare à lui-même une augmentation de finances, sans qu’il soit besoin d’avoir recours aux moyens désastreux aussi malheureusement que bêtement employés par ces sang-sues, connues sous la dénomination de ministres. 

Une vérité majeure, c’est que les gains que le souverain de Modène fait sur le commerce du bled ne sont que fictifs, parce qu’ils sont pris sur l’agriculture. En y renonçant, il donneroit une preuve nouvelle de l’excellence de son jugement. Peu d’années suffiroient pour enrichir sa nation; et l’augmentation graduelle de l’impôt territorial le dédommageroit amplement du léger sacrifice qu’il auroit fait. Le succès de son nouveau cadastre en est une preuve évidente.

Sensible aux plaintes qui lui furent portées par ses sujets indigens, de la mauvaise répartition de l’impôt, il a dû l’être aussi aux éloges, aux bénédictions qui lui ont été données lorsqu’il les eut délivrés d’un excédent qu’ils ne pouvoient plus supporter. A quelles jouissances ne devroit-il pas s’attendre, et qu’elles seroient pures ces jouissances, si un édit de liberté étoit un jour promulgué dans ses états!

Mais ce n’est pas seulement dans la contrainte qu’il fait éprouver aux Modénois, relativement à l’exportation des grains, que consiste le vice interne de son administration. Il est d’autres objets plus révoltans, plus oppressifs encore, dont je vais rendre compte.

Le territoire de Modène abonde en vins. Pour en perdre le moins possible, on fabrique beaucoup d’eau-de-vie. Lorsque le brasseur en a fabriqué une certaine quantité, la loi l’oblige de déclarer au fisc le prix auquel il en fixe la vente. S’il se présente des acheteurs, il ne peut terminer le marché sans avoir au préalable instruit la ferme des conditions de ce marché; et cette ferme jouit du droit odieux de s’adjuger la préférence à prix égal.

Lorsque l’on me parla de cette vexation, j’eus peine à la croire réelle. Je ne savois comment concilier les discours justes, humains et bienfaisans d’un prince éclairé, avec une conduite qui annonce, soit une ignorance complette de tout principe d’administration, soit un manquement total de principes. Pour me former un juste idée du prince et du gouvernement, je voulus lier connoissance avec quelques fermiers généraux: j’y parvins, et j’observai, sans en être surpris, qu’à Modène comme ailleurs, ces messieurs s’enrichissent aux dépens des peuples. Ils tiennent un grand état de maison, donnent des repas splendides,[4] et portent le luxe à un excès bien condamnable. Je m’apperçus que pour pallier un peu leurs brigandages, ils s’empressoient d’en faire partager les fruits honteux aux étrangers d’un certain rang, ainsi qu’aux naturels du pays, qu’ils invitent à leurs fêtes, à leurs plaisirs. Admis aussi dans ces sanctuaires où Plutus est continuellement encensé, j’ai eu l’occasion de vérifier les rapports que l’on m’avoit faits. Je les ai trouvés exacts. Il est très-vrai que le fabricant s’expose à la confiscation de sa marchandise s’il ne donne pas à la ferme communication de son marché avant de le conclure, et ce, afin qu’elle se l’approprie si elle le juge à propos, ce qui paralyse cette branche de commerce. 

Tous les métiers, toutes les professions sont sujets à des lettres de maîtrise que l’on ne peut obtenir qu’en payant. Il faut prendre des matricules dans les universités pour pouvoir enseigner, professer les arts dits facultés. Là, comme ailleurs, on tue ou l’on guérit par permission, et l’on obtient cette permission avec de l’argent.

Cette forme de gouvernement, quoiqu’adoptée dans plusieurs pays, n’en est pas moins vicieuse. Le duc régnant qui la laisse subsister est d’autant plus répréhensible qu’il ne pèche pas par ignorance. Jamais cependant il n’a donné l’espoir d’anéantir ces abus qui, en restreignant l’industrie, portent un caractère de despotisme qu’un prince éclairé devroit éviter dans toutes les branches de sa gestion. Hercule auroit dû réfléchir que plusieurs souverains moins instruis que lui en ont senti l’inconvénient, et se sont empressés de la détruire. Il devroit aussi se rappeller que l’origine de la puissance souveraine vient de la confiance aveugle que la multitude crut pouvoir accorder à un de ses semblables pour veiller à ses besoins, et lui procurer tout le bonheur dont elle est susceptible, bonheur que l’on croyoit alors ne pouvoir être opéré que par le gouvernement d’un seul.

Les objets d’exportation ne consistent seulement dans le bled et les vins. Modène, on l’a déjà dit, a de gras pâturages, et par conséquent d’excellent bétail. En outre, elle recueille du chanvre, de la soie, et autres objets commerciaux d’un usage général. Si cet état jouissoit de la liberté du commerce, il doubleroit ses productions, ses profits et sa population. Je ne puis m’empêcher de manifester ma surprise de ce qu’un prince tel que le duc de Modène se refuse à l’évidence, ou ne conçoive pas des choses simples, lui qui, ainsi que je me suis plu à le dire, réunit l’instruction à la perspicacité de l’esprit et à la solidité du jugement. 

Une Connoissance utile.

Le marquis Jean-Baptiste Rangoni Machiavelli, vieillard âgé pour lors de 76 ans, conservoit encore le feu de la jeunesse. Je fus conduit chez lui; il me reçut avec cordialité, et voulut bien se prêter à mon insatiable curiosité sur tout ce qui doit intéresser un voyageur philosophe.

Ce seigneur tient le premier rang parmi la haute noblesse de Modène. Sa famille aussi ancienne qu’illustre a glorieusement figuré dans les annales de sa patrie; les affaires les plus importantes lui ont été confiées, et l’état et le souverain qu’elle a également bien servis l’ont également récompensée. Elle est alliée aux ducs de Modène. Ce n’est pas seulement dans leur pays que les Rangoni se sont acquis une réputation brillante et méritée; les emplois qu’ils ont remplis dans les cours étrangères leur ont fait un nom fort au-dessus de celui que donne le hasard de la naissance.

L’oncle du digne vieillard qui fait le sujet de cet article fut nommé successivement par le duc Renaud, aïeul du souverain actuel, aux ambassades de Londres et de France. Cette dernière eut lieu à l’époque où la France, après avoir perdu sans regret le monarque qu’elle avoit idolâtré pendant une longue suite d’années, étoit gouvernée par Philippe d’Orléans, appellé M. le régent. Rangoni prouva que les places ne font point les hommes; mais que les hommes peuvent donner de l’éclat aux places, lorsque leur choix pour les remplir n’a pas été le résultat des intrigues d’une cabale. Rangoni, ministre représentant d’un très-petit souverain, qui, par la situation de son état, loin d’influencer les grandes puissances de l’Europe, devoit être emporté par leur tourbillon, ne laissa pas que de parvenir à lui en procurer une très-grande par ses connoissances, son esprit et son caractère. Londres, la rivale, l’émule de Paris, et sur-tout énorgueillie alors d’avoir abaissé la puissance des François, connut bientôt le mérite de l’envoyé de Modène. La cour, les ministres, le parti de l’opposition l’acueillirent également et le consultèrent souvent. Les gens de lettres s’empressèrent de le connoître et firent son éloge. Mais le duc d’Orléans, celui qui de tous le Bourbons a eu le plus de génie et de vrais talens, sut l’apprécier mieux que personne. Il l’admit à son cercle intérieur, où la naissance seule ne donnoit pas la prérogative d’être reçu.

Rangoni étoit l’homme de son temps et de sa nation le plus spirituel et le plus éloquent. Né pour le cabinet, il étoit aussi l’âme de ses sociétés par sa gaieté et la finesse de ses plaisanteries. Comme le régent, il passoit du boudoir à la salle du conseil, et n’étoit déplacé nulle part.

La mémoire de cet homme rare s’est conservée à Paris, où l’on m’a récité plusieurs réponses ingénieuses et plusieurs bons mots qui firent, dans le temps, l’amusement de la société. Je vais en rapporter un qui plut beaucoup au régent de France. 

Ce prince, trop peu connu par ceux qui se sont attribués le droit de diriger le jugement de la postérité d’après les événemens, sans connoître les causes qui les ont amenés, a été l’objet d’un déraisonnement politique et moral qui n’a cessé que lorsque la révolution a réuni l’attention générale sur un seul objet, la libertÉ. Ce prince, dis-je, qui savoit donner aux affaires les plus sérieuses l’empreinte de la gaieté qui formoit son caractère, avoit ordonné que l’on tendît un lit de parade dans la pièce qui précédoit la salle où il donnoit ses audiences. C’étoit là où s’arrêtoient les personnes du plus haut rang. Un jour que les ambassadeurs et les ministres des princes étrangers s’étoient rendus dans cette chambre en attendant l’admission intérieure, ils regardoient ce lit, et s’entre-demandoient ce que cela signifioit. Tous étoient fort empressés de deviner l’énigme, afin de grossir leurs dépêches d’un fait aussi important. Si l’on se rappelle les réflexions que j’ai faites plusieurs fois dans le cours de cet ouvrage sur messieurs les diplomates, ainsi que sur la manière dont la plupart de ces espions privilégiés s’acquittent des fonctions de leur emploi, on ne sera pas surpris des diverses conjectures que chacun d’eux formoit sur cette nouveauté.

Le marquis de Rangoni, toujours prêt à se moquer de la morgue et de la petitesse de ses confrères, se taisoit, les regardoit tour-à-tour et sourioit. Lorsque les conjectures eurent été épuisées, et que le silence eut remplacé les chuchoteries, on s’en apperçut enfin. On lui demanda ce qu’il pensoit de ce lit. Il répondit qu’il ne doutoit pas que leurs excellences ne sussent à quoi s’en tenir sur un objet aussi intéressant, et que sûrement leurs questions n’étoient faites que pour éprouver si sa sagacité égaloit celle de tant de personnes consommées dans les affaires. Tous, à l’envi, lui protestèrent qu’ils l’ignoroient, et qu’ils seroient fort aises de pouvoir, d’après sa réponse, fixer leurs idées sur quelque chose de probable. «Hé bien, leur dit Rangoni d’un ton aussi mystérieux que grave, écoutez: M. le régent, vous le savez tous, a pris l’habitude d’envoyer faire … le corps diplomatique; il a eu l’attention d’ordonner que l’on dressât ce lit, afin que nous n’ayons pas trop de chemin à faire pour remplir ses intentions. Cela est très-commode pour nous, ainsi que pour lui qui s’en mêle quelquefois». Cette réponse causa un éclat de rire général, dont le bruit parvint jusqu’au régent qui désira en apprendre la cause. Après en avoir ri de très-bon cœur, il parut et dit: «M. de Rangoni, vous êtes trop pénétrant: j’écrirai à votre cour pour faire rappeller un homme aussi dangereux». 

Le neveu de cet envoyé m’a paru avoir hérité de l’esprit et des connoissances d’un oncle dont il chérit le mémoire. M’entendant un jour soutenir, contre le sentiment de plusieurs personnes, que le commerce du bled n’avoit besoin pour fleurir que d’une entière liberté, il se rangea de mon côté, et appuya mon assertion de citations et d’exemples tirés de nos meilleurs auteurs. 

Les Femmes.

Belles, jolies, remplies de grâces, portant sur leur physionomie un air de candeur qu’elles savent allier à la cordialité la plus franche, elles plaisent généralement; et plusieurs d’entr’elles font de grandes passions.

J’ai vu des femmes de toutes les classes. Je les ai trouvées toutes extrêmement honnêtes envers les étrangers. On m’a cité de leur constance des traits qui fourniroient de charmantes anecdotes. Ce mot constance ne doit point abuser le lecteur. Il n’est point ici question de la constance maritale; c’est une vertu sinon inconnue, du moins hors de mode dans toute l’Italie. Les époux ne sont pas aussi à plaindre qu’on le croiroit, parce que la jalousie ne les tourmente guère. Dans toutes les villes de l’Italie, à l’exception de celles du royaume de Naples, les maris sont très-accomodans; et l’on peut dire que Modène l’emporte sur cet article. Le sigisbéisme y est dominant; mais il n’est pas le terme où s’arrête la galanterie. Cette facilité est un attrait de plus pour les étrangers; c’est un amorce à laquelle très-peu ont la force de résister. 

Les Modénoises ont adopté une manière de rendre le salut, et sur-tout aux étrangers, que je n’ai vu pratiquer en aucun autre pays, et qui ne s’y introduira vraisemblablement pas. Soit dans les rues, soit dans les promenades, elles saluent à peu près comme sur nos théâtres, avec cette différence, qu’ayant le sein absolument découvert, elles semblent, par ce mouvement incliné, inviter les amateurs à rendre l’hommage à des charmes dont elles connoissent très-bien la valeur. Cette façon de saluer me plaît beaucoup; mais je voudrois que cette mode ne fût pratiquée que par les jeunes personnes seulement. Le lecteur n’aura pas de peine à en comprendre la raison, et je pense qu’il sera de mon avis. Ce qui inspire des désirs ne commande pas le respect.

On est sans doute curieux de savoir si ces enchanteresses unissent aux agrémens extérieurs l’avantage infiniment plus précieux d’une bonne éducation. Je suis forcé d’avouer qu’à cet égard elles sont aussi négligées que dans le reste de l’Italie. Cela est d’autant moins pardonnable qu’elles ont presque toutes de l’esprit et les plus grandes dispositions, et qu’il seroit très-facile de cultiver avec succès leur cœur et leur mémoire. Peu d’entr’elles, cédant à l’intérêt, consentent à trafiquer de leurs charmes. Faites pour inspirer et ressentir tous les feux du bel âge, elles sacrifient à l’amitié, à l’estime, à l’amour, à la volupté, au tempérament; et Plutus est la seule divinité dont elles n’encensent point les autels. Je crois que l’on auroit quelque peine à leur faire concevoir le systême de nos Laïs et de nos Phryné. 

Particularités physiques sur Modène.

La nature a semblé favoriser particulièrement la ville et le territoire de l’état de Modène. L’eau circule par-tout à très-peu de profondeur, et en assez grande quantité pour fournir, non-seulement à la culture et aux autres besoins usuels, mais encore à l’embellissement des maisons de plaisance qui environnent la capitale. C’est un bienfait dans un climat où les étés sont excessivement chauds…

Ces eaux souterraines sont très-pures et de la plus grande salubrité. On en trouve dans toutes les directions, jusqu’à la distance de trois milles de la ville. Ce fait est assez singulier. 

Ramazini, si connu par son ouvrage intitulé: De morbis artificum, a aussi traité des sources de l’état de Modène. Le titre de son livre, imprimé à Genève en 1717, est: De fontium Mutinensium adimiranda scaturigine tractatus physico-mathematicus

Ce savant naturaliste s’étoit livré tout entier à un examen profond de la nature des eaux qu’il vouloit décrire. Ses expériences multipliées lui avoient donné des résultats précieux, et ses observations ont porté un jour nouveau sur cette partie du travail de la nature. Il a analysé les différentes couches des diverses sortes de terres, jusqu’à la profondeur de cent onze pieds mesure de Paris.

Pour interdire à ces eaux si pures toute communication avec des terres noirâtres, d’autres eaux de nature différente, et des substances coloriées diversement, on mure leurs sources avec soin; et l’on se sert pour cela du même procédé que l’on emploie dans les constructions. 

Il a été un temps où la ville de Modène recevoit ses eaux par le moyen de canaux ouverts construits à cet effet, et assez multipliés pour en fournir aux puits et aux fontaines. Mais l’engorgement, la stagnation et d’autres causes encore produisoient des exhalaisons méphitiques très-dangereuses. On a jugé à propos de les masquer; il en est résulté deux biens: la salubrité de l’air et la propreté des rues. Si Tassoni eût vécu de nos jours, il n’eût pas consacré plusieurs strophes à donner une idée fort désagréable de la ville de Modène. 

Les canaux couverts qui conduisent l’eau dans les puits et dans les réservoirs des fontaines se réunissent en dehors, presque sous les murs de la ville, et forment un canal navigable où l’on peut s’embarquer pour se faire conduire jusqu’au Panaro, qui va mêler ses eaux à celles du Pô. Il est donc très-aisé de se rendre à Venise par cette voie qui réunit l’agréable à l’utile, parce que ce trajet se fait à peu de frais pour les personnes, de même que pour les marchandises. J’en ai eu l’exemple par plusieurs personnes des deux sexes qui se réunirent pour aller à Venise partager les plaisirs de la fête que l’on y donne à l’occasion de l’ascension, et qui s’embarquèrent dans la gondole le Bucentaure qui appartient au marquis Bevilacqua de Ferrare. Il est très-rare que cette communication entre Modène et Venise soit interrompue. C’est une commodité qui augmente infiniment l’agrément du séjour de Modène; et l’on pourroit en tirer parti pour le commerce sans les entraves qui l’obstruent, et dont j’ai rendu compte dans un des articles précédens.

J’ai déjà dit que Modène est située entre deux rivières, le Panaro et la Secchia. Le duc régnant a fait construire sur chacune de ces rivières un pont magnifique, digne d’une nation puissante. On a cherché à jeter du blâme sur le souverain, parce que ces constructions ont été faites aux dépens de l’état, c’est-à-dire, au moyen d’une cotisation des villes, bourgs et villages qui composent le duché de Modène. Il n’en est pas moins vrai que l’idée en appartient à ce prince, et que l’avantage qui en résulte étant général, il dut paroître raisonnable que le peuple contribuât à des dépenses énormes qui eussent ruiné le souverain, si elles avoient été faites à ses frais, et qui, réparties proportionnellement, n’ont grevé personne. Les communautés avoient des fonds en caisse, et ces fonds dormoient. La stagnation de l’argent est un méphitisme en politique. Le duc vouloit qu’il circulât. Il sentit que la manière la plus avantageuse et la plus utile étoit de l’employer à des constructions qui réunissent le double objet de la commodité publique, et celui plus précieux encore de procurer du travail à une foule d’individus oisifs. On lui avoit proposé d’imiter le duc de Parme en s’emparant des deniers publics pour son usage particulier. Mais Hercule, plus juste ou plus prudent, repoussa cette insinuation perfide. Il sut employer les fonds publics à des ouvrages utiles au public. Il veilla avec exactitude aux travaux qui devoient embellir les villes de son état, et parvint, du moins pour un temps, à diminuer la mendicité dont ses domaines sont infestés, et qu’il seroit très-à propos de tâcher d’extirper.

Les Finances.

Il y a long-temps que les finances sont affermées. Lorsque le duc Hercule prit les rênes du gouvernement, il trouva que les fermiers avoient, par toutes sortes de moyens vexatoires, appauvri le peuple et l’état. Je me souviens d’avoir entendu dire, lors du premier séjour que j’ai fait à Modène, que si la ferme entreprenoit de tirer mille écus de plus, elle n’en pourroit venir à bout, tant le peuple étoit pressuré par ces sang-sues. Ce qui ajoutoit encore à la misère générale, c’est que ces vampires ne résidoient point à Modène. De même que le duc François, ils avoient fixé leur séjour à Milan, où ils tenoient un état de maison très-dispendieux, et affichoient un luxe d’autant plus révoltant que les sommes qui l’alimentoient étoient totalement perdues pour les Modénois. François le souffroit. Eh! comment l’auroit-il empêché, lui qui dévastoit continuellement son patrimoine pour semer l’or dans une terre étrangère? Lui qui, oubliant les intérêts de sa famille, ne parut en être le chef que pour la tyranniser, et pour en procurer l’extinction?

Il avoit fait un compromis avec les fermiers, et les denrées étoient taxées à un prix aussi haut qu’elles pouvoient l’être. Mais il ignoroit que les brigans et les concussionnaires savent encore se procurer des profits par des moyens ténébreux qui, prolongés, causent infailliblement la ruine du pays où ils ont passé. Je les compare à ces nuées de sauterelles qui dévastent certains cantons: elles ne sont plus, et leurs cadavres amoncelés exhalent des vapeurs pestilentielles qui se répandent dans l’air et font circuler au loin la désolation et la mort. 

Hercule n’étoit alors que prince héréditaire. Il résidoit à Modène, mais sans autorité. Témoin forcé de toutes ces déprédations, il hasarda plusieurs fois de représenter à son père le tort qu’il faisoit à son peuple, à sa réputation, en paroissant autoriser ces brigandages énormes. Que pouvoient de vaines représentations faites de loin par un fils peu aimé contre les insinuations perfides de gens intéressés à perpétuer le désordre? Hercule ne fut point écouté. Le duc, toujours obéré, recevoit sans honte des présens de ces fermiers; son premier ministre étoit soudoyé par eux; et tous ceux de ses domestiques qui sembloient avoir quelqu’influence, avoient part au gâteau. Ainsi, l’intérêt personnel les réunissant contre les vues justes et généreuses du prince héréditaire, ils formoient entr’eux une circonvallation qu’il ne lui fut pas possible de franchir. 

Enfin le duc François mourut. Son successeur ne perdit pas un moment pour saisir d’une main ferme le gouvernail confié pendant si long-temps aux soins d’une troupe d’hommes intéressés à laisser le vaisseau flotter au gré des vents. Les officiers fiscaux présentèrent, au nom du prince, une requête aux tribunaux, contre les vexations des fermiers. Les communautés encouragées par cet exemple réclamèrent aussi, et demandèrent que la ferme fût condamnée à restituer les sommes perçues qui se trouveroient excéder les droits et prix convenus entre le feu duc et elle. Hercule ne crut pas devoir imiter l’exemple de la Porte et des autres puissances de l’Asie. Dans ces contrées si favorisées de la nature, mais où règne un despotisme cruel, les grands, en tombant sous le glaive, ou cédant lâchement au fatal cordon, laissent au souverain de quoi remplir son trésor. Les rapines, les concussions exercées sur le peuple sont punies par la mort de ceux qui les ont commises; mais les richesses sorties goutte à goutte de la chaumière du pauvre n’y rentrent jamais; et le systême oriental est de faire des grand une éponge que l’on pressure à volonté lorsqu’elle est gonflée. Ainsi la mort d’un visir, d’un pacha, d’un émir et d’un atemadoulet n’est point ordonnée pour venger le peuple, bien qu’elle en soit le prétexte; elle ne sert qu’à l’opprimer davantage, en substituant à des individus gorgés de biens, des gens altérés de la soif des richesses, qui, sans être effrayés du sort de leurs prédécesseurs, commettent les mêmes exactions, et s’efforcent de les surpasser.[5] 

Hercule, comparé par ses détracteurs aux despotes asiatiques, tint cependant une conduite bien différente. Il força légalement les fermiers à restituer ce qu’ils avoient usurpé, retint ce qui lui appartenoit légitimement, et fit rendre aux communautés ce qu’on leur avoit escroqué. Il voulut que l’on séparât les sommes appartenantes à des personnes dépouillées injustement, et les fit remettre à leurs héritiers, sans permettre qu’il en fût distrait une parcelle. 

Après un exemple de justice aussi éclatant, on s’étoit attendu que ce prince mettroit ses finances en régie. L’expiration du bail des fermiers sembloit devoir être la fin de leur empire. Cependant l’attente générale fut déçue; le duc consentit au renouvellement des beaux. La ferme exista. Les modifications qui furent établies rendirent à la vérité le joug plus léger, mais la forme subsista; et toujours aussi cette forme de perception entraîne beaucoup d’abus.

Cette ferme est dirigée comme le seroit une compagnie de commerce. Elle a un nombre déterminé d’actions, dont le souverain s’en est réservé dix. Quoique ce nouveau régime n’ait pas tous les inconvéniens de l’ancien, on ne peut se dissimuler qu’il n’est pas encore ce qu’il pourroit et devroit être. 

Les revenus du duc de Modène, y compris les rentes des capitaux qu’il a placés, s’élèvent en totalité à la somme de trois cent mille sequins, ou trois millions, monnoie de France. La dépense forcée, c’est-à-dire, la solde et entretien de ses gardes, celle d’un régiment d’infanterie, les pensions, les appointemens des ministres, des magistrats et des employés, monte chaque mois à douze mille sequins. Il faut ajouter à cette somme l’entretien de la maison du duc, qui consiste dans la princesse sa sœur, dans sa maîtresse chérie, et le fils qu’il a eu d’elle. C’est une dépense qui n’excède pas trente mille sequins. La duchesse avoit son revenu particulier qu’elle consommoit à Reggio où elle s’étoit retirée. Elle y étoit aimée par sa générosité pour les pauvres dont elle soulageoit la misère. Sa mort, en diminuant les dépenses de son époux, a favorisé le penchant à l’avarice que l’on reconnoît généralement en lui, et dont il ne se cache point.

La dernière fois que j’ai visité Modène, l’économie annuelle du duc s’élevoit à plus de cent mille sequins, ce qui est une somme exorbitante pour un état dont l’étendue et la population sont très-circonscrites. 

Les dépenses diplomatiques font partie de l’économie dont je viens de parler. Les prédécesseurs d’Hercule etretenoient à grands frais des résidens dans les cours de Londres, de Paris et de Madrid. Vienne, le centre des négociations politiques, pour ce qui concerne les affaires de l’Italie, n’est pas plus favorisée que les autres cours. Hercule, ardent à retrancher toute dépense superflue, a senti de bonne heure l’inutilité de ces ambassades d’étiquette, et les a supprimées. C’est un bien, en ce que les sommes allouées à chaque excellence ne rentrent jamais dans l’état, et sur-tout dans un état inférieur, où les puissances prépondérantes entretiennent au plus des chargés d’affaires, ou des consuls, ce qui ne peut équivaloir à la dépense que fait nécessairement le représentant d’un prince souverain. 

Les fonds ne restent pas oisifs dans les coffres d’Hercule. Il a prêté à la ville de Reggio un capital suffisant pour la liquidation de toutes les dettes qu’elle avoit contractées. Ce prêt s’est opéré à quatre et demi pour cent. La ville y a gagné, puisqu’elle donnoit jusqu’à cinq, et cinq et demi à ses créanciers. Mais est-ce au souverain à bénéficier de cette manière sur ses sujets? Ne doit-il pas savoir que des sommes, dont l’intérêt ne seroit que de deux pour cent, versées dans un état dont il est maître, lui rapporteroient infiniment davantage par l’encouragement que cela donneroit au commerce et à l’industrie? 

De plus, il a placé de fortes sommes sur des banques étrangères, et sur-tout à Venise. Quoique son but soit d’éviter les désagrémens qu’ont essuyés plusieurs de ses prédécesseurs, je ne puis approuver cet excès de prévoyance. Je pense que pour échapper à un danger incertain, on ne doit pas détériorer son patrimoine, dépouiller sa famille et ses sujets de ce que la nature et les devoirs sociaux s’accordent à leur réserver. 

Pour entendre sur quoi tombe le reproche que je fais à ce prince, il faut savoir que les querelles fréquentes de la maison d’Autriche avec celle de Bourbon ont toujours été fatales aux petits souverains de l’Italie. Le choc de ces masses énormes les a désorganisés souvent. Plusieurs fois les ducs de Modène, forcés de quitter leurs états, se sont réfugiés chez des puissances neutres, où ils ont été réduits à des extrémités fâcheuses. Cette crainte n’a pas peu contribué à fortifier le duc de Modène dans le penchant à l’avarice qu’il tient de la nature; penchant que l’on n’a pas pris soin de déraciner, parce que son père ne l’aimoit pas assez pour s’occuper sérieusement de son éducation morale. La connoissance profonde que l’expérience et de longues réflexions lui ont acquise, lui a persuadé que l’alliance ou pacte de famille ne pourroit subsister long-temps entre deux souverains dont l’un ne tend qu’à l’agrandissement de sa maison, et l’autre… Laissons cet autre qui n’existe plus. Hercule a voulu, en cas de rupture, mettre à l’abri un capital, dont le produit pût suffire à sa subsistance; et de fait, les sommes placées chez l’étranger lui rapportent plus qu’il ne dépense annuellement. Cette crainte est peut-être un des motifs qui le portent à vivre dès à présent avec aussi peu de faste que s’il étoit déjà rentré dans la classe des particuliers.

Il laisse quelquefois aussi entrevoir le projet de donner un apanage au marquis Scandiano, son fils naturel. Il sait que ce jeune homme n’a rien de bon à attendre de la cour de Milan; et comme il ne peut en faire son successeur, il voudroit le rendre indépendant de la malveillance de ses parens.

Mais une épargne de cent mille sequins par an ne peut être regardée comme une économie permise; et l’on ne fait pas assez d’attention à la différence réelle qui existe entre l’épargne et l’économie. La première tient à la lésine: elle est condamnable sous tous les rapports; l’autre est vraiment estimable, et doit avoir lieu sur-tout chez les souverains qui n’étant que les administrateurs des biens de leurs sujets, doivent, en les administrant, mettre en réserve une portion suffisante pour parer aux fléaux et aux calamités qu’il n’est pas donné à l’homme de prévenir. L’épargne est un mal réel en politique; elle tend à la parcimonie; et c’est un vice qui efface bien des qualités, et même des vertus. C’est à cette cause qu’il faut en partie attribuer la mendicité qui désole l’état de Modène. 

Ce vice dans le gouvernement sert à mettre dans le plus grand jour la bonté du caractère national. Tout autre pays où les mendians seroient en aussi grand nombre verroit bientôt ces mains suppliantes, armées d’instrumens redoutables, ravir une subsistance qu’elles dédaigneroient d’implorer. A Modène ainsi que dans les campagnes dont cet état est composé, les grands crimes, les assassinats y sont inconnus, et les vols très-rares. Le mendiant vous suit, vous importune; mais si votre bourse ou votre tabatière tombe, la pesanteur de l’une, l’éclat de l’autre ne le tentent point. Il s’empresse de la ramasser, et c’est pour vous la remettre.

Je ne puis finir cet article sans rendre au duc de Modène la justice qui lui est due. Aucun prince ne méritoit autant que lui l’amour de son peuple, s’il pouvoit se défaire de cette passion vile qui le domine. Rempli de talens et de discernement, il veut le bien, et connoît les moyens de l’opérer. Exact dans l’administration de la justice, il écoute avec attention les plaintes qui lui sont portées, il y fait droit; et rarement sort-on mécontent de son audience. Il ne souffre point de ministres prévaricateurs, et ne permet pas qu’ils s’enrichissent aux dépens de la veuve et de l’orphelin. Impartialité, amour du travail et de l’ordre, Hercule seroit parfait, s’il étoit donné à l’homme de l’être. 

Il est à remarquer que sous un prince tel que je viens de le peindre, les Modénois ne sont pas aussi heureux qu’on devroit le supposer. C’est qu’en prenant les rênes d’un état trop long-temps négligé, il n’a pas su commander à la seule passion qui pouvoit corrompre ses vues utiles; et qu’il a laissé subsister des abus que l’intérêt personnel lui a fait tolérer, malgré le cri de sa conscience. 

Causes de la Mendicité dans l’Etat de Modène.

Quoique l’absence continuelle de François III fût très-blâmable en elle-même, et qu’elle ait porté à cet état un coup d’autant plus funeste que chaque année le peuple étoit témoin d’une détérioration locale dans quelque partie des domaines ducaux, la misère n’atteignit point encore la masse générale comme elle l’a atteint depuis la mort de ce prince.

Pourquoi? C’est qu’en s’expatriant François n’avoit emmené personne de sa famille, et que ses sœurs et ses filles étoient restées à Modène. Les premières, au nombre de deux, avoient reçu de leur père des biens allodiaux et assez de capitaux pour leur former à chacune un revenu de douze mille sequins. De plus, François s’étoit engagé de leur entretenir une table, et de composer leur maison d’un nombre d’officiers égal à celui qui formoit la sienne et celle de son fils. François tint parole, et malgré son absence il ne laissoit pas que de pourvoir à l’acquittement de sa promesse. Ainsi chacune de ces deux princesses avoit une maison séparée; elle donnoit des fêtes, recevoit la noblesse, et toutes deux soulageoient la misère des indigens. Les jeunes princesses, filles de François, recevoient de leur père une somme égale à celle de leurs tantes, et, comme elles, jouissoient du plaisir de faire des heureux. Les sœurs de François n’existent plus, et leurs biens ont été réunis au domaine ducal. De deux filles qui restoient à ce prince, il y en a une de morte; et la dernière, qui demeure avec le duc actuel, est servie par ses officiers, jouit d’un très-mince revenu, ce qui n’augmente pas de beaucoup la dépense annuelle d’Hercule. 

Il existoit donc sous le duc François cinq cours distinctes, sans y comprendre celle de la princesse héréditaire, épouse d’Hercule, qui s’étoit, ainsi que je l’ai dit, retirée à Reggio, où elle vivoit d’une manière digne de son rang. Actuellement il n’y a plus que la cour ducale, dont l’entretien est si mesquin que la dépense ne s’élève pas à une somme égale à celle allouée à chacune des cours précédentes. François avoit laissé des pensions à des domestiques; le duc actuel les acquitte, mais sous la condition qu’ils continueront à le servir, et que ces pensions leur tiendront lieu des gages que sans cela il leur auroit donnés. A la mort de chaque pensionné le duc supprime l’office. Ce détail suffit pour concevoir que le duc François, quoiqu’absent de ses états, jettoit en circulation cinq fois autant de numéraire que son fils, qui cependant y réside continuellement. Passons à quelques autres faits aussi convaincans. 

Comment s’empêcher de réfléchir sur cette différence, ainsi que sur l’effet médiat qu’elle doit produire? Que de familles auroient vécu, se seroient soutenues, accrues même au moyen de la pension laissée par François à leur père, à leur mari ou à leur fils, si ces individus eussent en même temps conservé la faculté de choisir une profession, ou s’ils eussent été salariés pour leurs services près d’Hercule? Chacune des princesses avoit quatre dames d’honneur, trois chambellans, deux coureurs. Le reste de leur maison étoit monté en proportion: aujourd’hui on ne connoît à la cour que trois dames d’honneur, deux chambellans et deux coureurs. Les tables étoient au nombre de cinq; chacune étoit de douze couverts; elles étoient servies d’une manière splendide: actuellement il n’y en a qu’une, où le duc, la princesse sa sœur et les trois dames qui l’accompagnent mangent ordinairement. Depuis son avènement au trône ducal, Hercule ne s’est jamais fait faire d’habit neuf; la garderobe des princesses étoit entretenue d’une manière convenable à leur rang, et leurs femmes en profitoient; des rafraîchissemens abondans étoient servis les jours d’assemblée: on n’en présente aucune maintenant. 

D’après la différence qui existe entre les dépenses actuelles de la cour de Modène et celles que faisoient les princesses, on peut aisément se former une idée de la misère qui afflige un pais dont le commerce est entravé, dont le prince craint de semer même pour recueillir; de celle d’une foule d’indigens qui n’ont de ressources que dans la beinfaisance de leurs semblables devenus presqu’aussi pauvres qu’eux. 

Je suis fort éloigné d’approuver ce luxe effréné, gangrène des états, qui les mine insensiblement, et finit par produire leur dissolution; j’approuve au contraire que le chef d’un état borné calcule ses dépenses sur ces revenus, et qu’il évite des anticipations dont les peuples sont toujours victimes, parce qu’elles ne peuvent avoir lieu sans qu’une autorisation illimitée n’assure au prêteur des moyens illicites de remboursement. Mais je crois que l’avarice dans un souverain est un crime de lèse-nation, en ce que la circulation de l’argent est aussi nécessaire à l’existence morale et politique que la circulation du sang l’est à notre corps. 

C’est donc au duc de Modène que doit être reprochée la mendicité qui existe dans ses états; ce seroit donc lui que l’on devroit inculper des crimes qu’elle nécessite quelquefois. Si le hasard ne l’avoit placé à la tête d’une nation qui souffre, se plaint, demande et ne dérobe point, Modène et son territoire seroient un repaire de brigands. 

La Favorite.

L’amour qui a fait faire tant de sottises majeures à des souverains dont il fut presque l’unique défaut, n’a eu qu’un empire très-modéré sur le cœur du duc de Modène. C’a été un besoin pour ses sens, et l’impression n’en a été remarquable que relativement à madame Marini, mère du marquis Scandiano. 

Avant cette espèce de lien, Hercule aimoit ce qu’en France et du temps de l’ancien régime on appelloit les filles. Sensuel sans être délicat, c’étoit la seule analogie qui se rencontrât entre son père, son gendre et lui. Qu’une femme eût plus ou moins de beauté, qu’elle fût spirituelle ou bornée, peu lui importoit, pourvu qu’elle fût exercée dans ce qu’il plaît aux libertins d’appeler l’art de la volupté. Jamais femme de qualité ne s’est attiré son hommage; jamais bourgeoise connue n’a reçu les honneurs du mouchoir: une conquête qui auroit exigé quelques soins ne lui convenoit point. Toutes les aventures de sa jeunesse se ressemblent, et n’ont rien qui mérite que l’on s’en souvienne. Incliné dès l’âge le plus tendre à la parcimonie, il n’a jamais voulu de femmes pour lesquelles il eût fallu faire une certaine dépense. Il est même surprenant qu’il ait consenti à se charger de l’entretien de la signora Marini. Il lui a monté une maison, mais à sa manière, c’est-à-dire, très-mesquine; et pour jouir d’une aisance supportable, il faut qu’elle obtienne du ciel la grâce de lui survivre. 

Cette femme n’est remarquable que par l’attachement, ou, si l’on veut, par l’habitude soutenue du duc de Modène. Elle est née à Milan; son père étoit homme d’affaires de la famille Archinto. La réputation d’avare que le comte de ce nom s’étoit acquise paroît avoir été méritée, puisque Marini fut assez pauvre pour destiner sa fille à monter sur un théâtre. Peut-être aussi cela ne prouveroit-il que la probité de cet homme. Quoi qu’il en soit, il a permis que sa fille passât publiquement dans les bras d’un souverain très-connu pour ne point acheter au poids de l’or des faveurs auxquelles il n’a jamais attaché un fort grand prix.

La signora Marini n’a pu fixer le duc par sa beauté, par son esprit ou par ses talens. Celui qui l’avoit fait choisir le théâtre comme une ressource ne l’auroit jamais conduite à la fortune. Mais si elle n’a aucune des qualités de son état, on peut dire qu’elle n’en a point les vices. Son caractère doux l’éloigne de toutes les cabales, de toutes les intrigues. Elle est bonne, obligeante; elle rend quelquefois des services, et n’a jamais nui à personne. Aucune plainte ne s’est élevée contr’elle, parce qu’elle ne s’est mêlée d’aucune affaire. On peut juger de son faste par le détail suivant. 

Elle n’occupe point d’appartement à la cour. Sa maison est petite, simplement meublée; son domestique… j’ignore si elle en a qu’elle puisse dire lui appartenir. Au moins n’a-t-elle point de cuisinier, car on lui porte son dîner tout préparé; ce sont les officiers de son amant qui la servent. Elle sort toujours dans une voiture de la cour, et l’on a vu que cette voiture a été réparée aux dépens de l’étoffe qui couvroit quelques fauteuils dans l’appartement de la princesse de Modène. Sa pension annuelle n’est que de 300 sequins. Ce fait très-vrai, quoiqu’il paroisse peu vraisemblable, est plus honorable pour la signora Marini que pour le duc; il prouve la modération de cette femme dans un poste où peu d’entre ses pareilles se sont aussi bien comportées. A cet éloge je dois en ajouter un autre au moins aussi singulier; c’est que depuis près de trente ans que cette sultane règne, la calomnie l’a assez respectée pour ne lui donner aucune intrigue. 

Le Fils naturel.

Le marquis Scandiano est âgé de vingt-six ans. Le duc le reconnoît pour son fils, mais il ne l’a point encore légitimé. Malgré ce manque de formalité, le jeune marquis jouit de l’à-peu-près des honneurs attachés au titre de fils de souverain. Les ministres lui font ses visites d’étiquette. Aucun étranger ne se dispense de ce devoir; et le duc, qui aime ce fils, voit avec plaisir les déférences que chacun s’empresse de lui rendre. 

Le marquis Scandiano ressemble beaucoup à son père. Il a sa voix, son port, ses gestes; il ne lui manque que ses qualités morales. 

Il est malheureux pour cet enfant chéri, à la fortune de qui le duc sacrifie en partie sa réputation, que l’amour de ses parens ne les ait pas engagés à veiller sur son éducation. La nature a tout fait pour lui; on s’en est tenu là, et l’instruction lui a manqué. L’oisiveté dans laquelle on l’a laissé croupir, la liberté indéfinie dont il a joui dans un âge où l’étude seule auroit dû remplir ses journées, l’ont porté à se former des liaisons pour le moins inutiles. Il est parvenu à n’être rien pour lui-même ni pour les autres; et ne sera jamais considéré que comme le bâtard d’un souverain qui n’a pas su réparer par des qualités et des vertus acquises le défaut de sa naissance. 

On sait que le duc n’a rien négligé pour former à son fils un apanage qui réponde à l’amour qu’il a pour lui; mais jusqu’à présent il lui donne très-peu de chose pour son entretien. On rencontre souvent le marquis arpentant les rues de Modène, escorté par une troupe de jeunes gens dont la société auroit dû lui être interdite. 

Les Municipalités.

Elles sont établies par-tout dans l’état de Modène; mais elles ne ressemblent point à celles que l’on connoissoit sous ce nom dans l’empire romain.

On attribue la conservation des conquêtes des Romains à l’établissement des municipalités. Les vaincus s’accoutumoient au gouvernement romain, parce que les provinces et les districts, contens d’avoir le choix de leurs officiers municipaux, se croyoient parfaitement libres. Lorsqu’une chaîne est légère, et que celui qui la donne à soin de la déguiser, l’esclave qui la porte, sans en sentir le poids, n’est point tenté de la briser. Les peuples affiliés aux Romains ne s’appercevoient pas que leurs municipalités n’osoient résister aux volontés d’un proconsul, d’un préteur, d’un questeur, ou de tout autre délégué par le gouvernement. Contens de pouvoir s’assembler pour délibérer sur une demande qu’il eût été dangereux de refuser, les sujets de la république se croyoient libres. Sous l’empire des Césars, ils conservèrent la même erreur: et aussi long-temps que les formes républicaines subsistèrent, ils ne crurent point enchaînés.

Les municipalités de l’état de Modène ne ressemblent en rien à celles établies chez les Romains. Accoutumés au despotisme, elles ne savent qu’obéir, et ne se doutent pas qu’il soit possible de résister, même à l’oppression.

A Modène, le pouvoir municipal est entre les mains des nobles. La bourgeoisie en est exclue, et ne songe point à s’en plaindre; elle n’a pas même un représentant. Les places municipales sont données par le conseil général, qui tient ses séances à la maison commune. Comme on l’assemble très-rarement, les offices de magistrature civile sont à la nomination d’une commission composée d’un certain nombre de nobles qui sont tous d’accord avec le ministère et le souverain.

Les villes de Reggio, de la Mirandole, de Carpi, et autres petites villes du duché de Modène, sont administrées comme la capitale. Les nobles y disposent absolument des très-petits offices éligibles qui y vaquent; mais la nomination se fait de concert avec le gouverneur de chacune de ces villes.

Il résulte de cet arrangement que l’aristocratie régit tout dans l’état de Modène, et que le peuple y est compté comme les têtes de bétail le sont dans les fermes. 

Il n’en est pas de même de celle des campagnes. La noblesse y jouit à la vérité d’une prépondérance qu’elle conservera toujours dans les états où l’on permettra son existence; mais si elle influe sur les choix qui se font, elle ne les commande pas. Tout propriétaire peut donner sa voix, et demander l’examen de l’affaire que l’on traite. Il est vrai que les relations directes qui existent entre les petits possesseurs et les nobles rendent les premiers presque dépendans des autres, ou de moins en font des espèces de cliens dévoués à leurs patrons, et toujours prêts à s’élever en leur faveur contre celui qui oseroit s’écarter du sentiment des monsignor. Ainsi la majorité est toujours pour la noblesse. 

Ce pouvoir est cependant peu de chose, parce que toutes les municipalités dépendent entièrement du conseil d’économie de la capitale, et que ce conseil est constamment sous la verge du ministère. 

Toutes les communes, soit des villes, soit des campagnes, sont dirigées par leurs municipalités respectives; elles sont obligées d’envoyer tous les ans leurs comptes au conseil d’économie. Les municipalités n’oseroient ordonner la réparation d’une église, d’un chemin, sans en avoir au préalable déféré au conseil économique. Les dépenses nécessitées par les besoins les plus urgens doivent également lui être soumises. Ce conseil, après un examen sévère des comptes qui lui sont envoyés, les fait passer au ministre de l’intérieur, qui les vise à son tour, en présente le résultat au duc, qui approuve ou improuve selon les cas. On sent aisément que toutes ces entraves sont pour les municipalités une tutelle gênante, qui nuit au bien général, en ce qu’elle ne laisse pas même la possibilité des représentations, parce que le conseil d’économie n’est que l’organe des volontés du duc et de celles de ses ministres. 

S’il étoit donné à l’homme de prolonger à son gré son existence, ou celle de ses semblables, bien au-delà de la durée ordinaire de la vie, cette gêne seroit supportable pour le peuple de Modène sous le gouvernement d’Hercule. Quoique ce prince soit, ainsi que je l’ai dit, entaché du vice honteux d’une avarice sordide, ses idées sur le gouvernement, ses lumières naturelles et acquises, le germe de l’équité qui n’est point encore étouffé en lui, pourroient militer en faveur de sa gestion, et garantir ses sujets de l’arbitraire qui a perdu tant d’états, mis la France même dans un danger imminent, et causé une révolution qui, j’aime à la croire, n’aura d’autres bornes que la destruction entière du despotisme. Mais l’exemple des états voisins, celui de Rome et de Naples, prouvent que le gouvernement d’un seul ne peut procurer au peuple qu’un repos momentané qu’un règne nouveau détruit aisément. 

L’Aspasie de Modène.

On a dit que Paris est la seule ville de l’Europe où les courtisannes puissent être comparées à celles de la Grèce ancienne. Les Laïs, les Phryné, les Aspasie recevoient chez elles les philosophes les plus renommés. Les magistrats, les orateurs plus puissans qu’eux par l’influence que leur donnoit sur le peuple l’éloquence nécessaire à tout homme qui parle en public, plus puissans aussi que les généraux d’armées qui, après des victoires, avoient souvent besoin de se justifier près d’un peuple aimable, mais vain, capricieux et léger, s’empressoient de captiver le suffrage de ces courtisannes pour obtenir celui de la jeunesse qui les entouroit. 

On aura peut-être quelque peine à croire que Modène renferme un de ces êtres rares qui savent allier les talens en tous genres à toutes les foiblesses de l’habitude et du tempérament. Il est vrai que la signora Catherine Bonafini ne reçoit personne qui puisse être comparé aux Socrates, aux Alcibiades, aux dominateurs de la nation des Perses; mais on peut affirmer que sa maison est le rendez-vous de la meilleure compagnie de Modène. 

Catherine Bonafini doit à la nature une figure charmante, une taille svelte, un esprit naturel, et sur-tout un air de décence auquel l’art ne sauroit atteindre. Destinée dès son enfance à la profession de chanteuse, elle a exercé ce talent sur les principaux théâtres de l’Europe, et s’est attiré des éloges aussi mérités que nombreux. En la voyant, en l’écoutant, on oublie ce qu’elle a été; on admire, on estime, et l’on est bien près d’aimer. 

Cette femme estimable, à-peu-près semblable à Ninon, a comme elle les vertus d’un honnête homme, et de plus qu’elle moins de penchant à ce changement qui tient de si près au libertinage. Elle a beaucoup gagné dans ses tournées; elle a eu des amans, des amis utiles, et elle est parvenue à se composer une fortune qui lui permet de recevoir avec décence la meilleure société de Modène. On disoit pendant mon séjour dans cette ville que le comte Soltik, noble polonois, contribuoit à l’entretien de sa maison, et que, toujours plus épris des grâces de Catherine, il songeoit à braver en sa faveur tous les préjugés reçus et à l’épouser. La chose est possible; et l’impression qui m’est restée de cette femme singulière me fait désirer que le comte ait réalisé son projet. Dans cette supposition, ce seroit à lui que j’adresserois mes sincères félicitations. S’il est permis de juger de l’avenir par le passé, il sera l’un des plus heureux maris, s’il peut oublier qu’avant de le connoître sa femme a joui de sa liberté. Il est cependant vrai qu’on ne l’a jamais accusée d’avoir eu plusieurs intrigues à la fois. Elle n’a point excité l’envie, parce qu’elle a évité ce faste scandaleux qui révolte contre ses pareilles, et alimente la malignité. Sa société est composée de gens aimables et instruits; les personnes en place briguent l’avantage d’y être admis, et les étrangers s’y font présenter, sans aucun autre dessein que de jouir des amusemens de l’esprit. Catherine a encore un rapport avec Ninon de l’Enclos: c’est qu’on pourroit lui confier l’éducation morale d’un jeune homme sans craindre qu’elle mésusât de son inexpérience pour l’entraîner dans ses écarts qui, plus d’une fois, ont fait gémir des familles honnêtes. 

Le Ministre des Affaires étrangères.

Cette partie du ministère étoit, lors de mon arrivée à Modène, confiée aux soins du comte Monarini. Elle est d’autant plus importante que celui qui en est chargé est en même temps président-né du conseil suprême d’économie. J’ai parlé des fonctions de ce conseil à l’article Municipalité. 

Le comte Monarini étoit pour lors âgé d’environ cinquante-cinq ans; il est petit, replet; sa physionomie très-commune annonce peu d’esprit, et cette physionomie-là n’est point trompeuse. 

Pour justifier mon assertion, il suffit de rapporter quelques discours qu’il s’est permis en ma présence. On aura la mesure de l’homme que son souverain a jugé capable de remplir deux fonctions importantes. 

Monarini a vécu cinq ou six ans en Allemagne, à Vienne même. Un séjour aussi prolongé dans la capitale de l’Autriche auroit dû lui procurer des renseignemens sur toutes les parties de l’Empire, puisque c’est là le centre où viennent aboutir toutes les affaires. On parloit du duché de Bavière, de ses forces, de ses revenus. «La Bavière, dit le ministre d’un ton suffisant, renferme quatre millions et demi d’habitans, et ses revenus montent à ving-cinq millions de florins». Or, dix de ces florins font un louis d’or monnoie de France. Je demande ce que j’ai dû penser des connoissances de ce ministre?

Le commerce des bleds faisoit un jour le sujet de la conversation. Monarini dit: «La liberté de ce commerce est en politique une absence de raison. Un état bien administré doit d’abord déterminer un prix moyen: ce prix une fois fixé doit servir de règle pour permettre ou défendre l’exportation. Tout ce qui a été écrit d’après un principe contraire à celui-ci n’est que l’effet du délire de ces prétendus hommes d’état qui ne seroient pas même bons pour gouverner un village». 

J’observai à son excellence que l’honnête Turgot n’étoit pas de cet avis. «Tant pis, monsieur; tant pris. Il y a apparence que votre Turgot n’étoit qu’un ignorant, incapable d’exercer la fonction de commis dans les bureaux du gouvernement». 

Cela dit, son excellence parut très-contente d’elle-même. Voilà donc l’homme qui à Modène réunit deux fonctions aussi importantes que le sont les affaires étrangères et le maniement des finances!

Cependant ce personnage, rentré dans la classe ordinaire de la société, est un assez bon homme. Mais lorsqu’il se montre dans toute la splendeur de la diplomatie, il représente à lui seul une pantomime entière. On le voit plongé dans des réflexions profondes, ou affichant une distraction à peine permise à l’homme accablé d’affaires. Il passe souvent ses doigts dans ses cheveux, et secoue la tête comme si, nouveau Jupiter, il alloit enfanter une Minerve toute armée. D’autres fois de fortes vapeurs l’assiègent et l’accompagnent par-tout. On croiroit qu’ils est toujours occupé du soin de procurer le repos à l’Europe, ou de lui donner l’impulsion qu’exige l’intérêt de sa patrie. 

J’ai parcouru toutes les cours de l’Europe. J’ai vu bien des originaux dans la gente ministérielle; mais aucun ne m’a offert autant de ridicule réuni à tant d’impéritie. Si le comte Monarini ne connoît pas mieux les divers états de l’Europe qu’il ne connoît la Bavière, il est fort heureux d’être ministre d’un souverain qui n’a presque rien à démêler avec les puissances qui la composent.

Donner un règlement est pour lui le bien suprême. Lorsqu’il a pu rédiger le préambule d’un édit, d’une loi économique; lorsqu’il donne un ordre, etc. il se croit au nombre des législateurs les plus célèbres. Il pense que la bonté d’un gouvernement consiste dans la plus grande quantité possible d’ordres et de contre-ordres; et s’il dépendoit de lui, le gouvernement de Modène seroit, sans contredit, bien tourmenté.

J’ai eu la curiosité de demander à combien s’élèvent les appointemens de ce moderne Sully; on m’a assuré qu’ils étoient de quatre cents sequins; mais l’on a ajouté, que la présidence du conseil économique avoit certains extraordinaires qui valoient la peine d’être perçus. 

Le Ministre de l’Intérieur.

Le comte Barthelemi Scapinelli occupoit cette partie du ministère. Je lui fus présenté. Son accueil me surprit. Je ne m’attendois pas à l’air de confiance dont ses discours furent accompagnés. Quand j’aurois été connu de lui depuis long-temps, il n’auroit pu s’ouvrir avec plus de franchise. 

Au premier abord son excellence m’entretint de l’importance de son ministère, me raconta dans le plus grand détail toutes les peines que lui donnoient les audiences fréquentes, la lecture des placets, les réponses qu’il falloit minuter, et sur-tout les conférences qu’il sotenoit avec son altesse sérénissime, dont la rare pénétration l’embarrassoit quelquefois. «Car, ajouta-t-il modestement, il faut avoir infiniment d’esprit pour traiter d’affaires avec ce prince». Enfin ce bon homme m’assura avec effusion de cœur, qu’il se recommandoit tous les jours au bon Dieu et à la vierge Marie, pour qu’ils l’assistassent dans des travaux qu’il ne pouvoit soutenir sans une grâce particulière du ciel, source de toutes les lumières. En vérité, je croyois entendre la pantalonnade du général des capucins. Il ne manquoit, pour m’en convaincre, que la sainte barbe et le pou séraphique. 

Lorsqu’en 1788 il fut créé ministre de l’intérieur, il répondit au duc, que s’il avoit pu prévoir l’honneur que son altesse sérénissime avoit dessein de lui faire, il s’y seroit préparé par l’étude suivie des connoissances nécessaires aux fonctions de cette place. «C’est maintenant, dit-il, que je regrette d’avoir perdu mon temps à étudier la musique et la poésie». 

L’ingénu Scapinelli m’a confié qu’il avoit écrit l’histoire de sa jeunesse. «J’ai choisi, me dit-il, de l’écrier en vers divisés en strophes comme ceux du Tasse et de l’Arioste; et j’ai dédié cet ouvrage à ma fille». 

«Ma carrière, me dit-il dans une autre conversation, ma carrière est semée de peines et d’ennuis. Chaque jour, après cinq à six heures d’audience, ma tête se fatigue, mon cerveau se gonfle». Il fut interrompu par un domestique qui apportoit un grand carton rempli de mémoires et de requêtes. A cette vue, Scapinelli fit deux ou trois fois le signe de la croix. Cet homme est recommandable par sa probité, il jouit de l’estime générale; et l’on dit que c’est l’unique motif qui a porté le duc à le choisir pour le ministère de l’intérieur. C’est faire l’éloge de tous deux; mais ce choix ne peut être excusé que par l’attention soutenue que le duc donne lui-même aux affaires, et par la surveillance exacte qu’il exerce sur ses ministres.

Modène a aussi un ministre de la guerre. Ce titre sans fonction a été donné au père du comte Monarini, ministre des affaires étrangères.

La Mirandole et Reggio.

Ce sont deux duchés annexés maintenant à celui de Modène. Le premier fut acquis par le duc Renaud, père de François III. L’empereur Charles VI le lui vendit, et le prix en fut payé en argent comptant. 

J’ai fait une course à la Mirandole pour vérifier par moi-même les récits que j’entendois faire du comte Greco. Un de ses amis se chargea de me présenter. 

Le comte Greco jouit d’un revenu de quatre mille sequins, ce qui est une somme immense pour cette ville où les comestibles sont encore à meilleur marché qu’à Modène. 

Il est logé dans un palais superbe. Sa table est splendide; ses amis peuvent s’y présenter à volonté; il exerce envers les étrangers une hospitalité tout-à-fait aimable, lorsqu’ils paroissent mériter son attention par la culture de l’esprit. Sa bibliothèque est très-belle; son museum offre des tableaux des meilleurs maîtres, des collections d’estampes et plus de huit mille médailles. 

Le comte peut avoir à-peu-près quarante ans. Il a voyagé beaucoup, et avec fruit, pendant plusieurs années. Paris, Londres et plusieurs autres capitales ont attiré sa curiosité; et le séjour qu’il y a fait a égalé ses connoissances à son esprit. Spallanzani, dont j’ai eu occasion de parler plusieurs fois dans le cours de cet ouvrage, a pour lui beaucoup d’estime. Greco entretient une correspondance suivie avec plusieurs littérateurs; et ses plus doux momens sont ceux qu’il dérobe à la société qui le recherche pour les consacrer à l’étude. 

Il eut la complaisance de m’accompagner lorsque je fus voir la ville. Les fortifications en avoient été démolies par ordre du duc régnant, qui pense que les places fortes ne conviennent point aux états dont l’étendue est petite, parce qu’elles ne servent qu’à attirer sur eux la force armée des puissances belligérantes. Il dit que si les souverains de Modène eussent agi d’après ce principe, leurs domaines n’eussent pas été dévastés tant de fois.

La ville de la Mirandole est assez jolie; elle est petite, mais bien bâtie. L’aménité y règne comme à Modène. Elle renferme environ onze mille habitans. Il y a quelques familles riches, mais en petit nombre. Le reste est pauvre, quoiqu’il y ait beaucoup de noblesse.

Je n’ai point été à Reggio, mais j’ai pris des renseignemens sur tout ce qui la concerne. Elle a quinze mille habitans, beaucoup de noblesse. C’est le siège de l’évêque de ce nom. Le gouvernement rapport mille sequins au duc de Modène. Anciennement cette ville étoit gouvernée par un prince de la maison d’Est; actuellement cela est changé. Les habitans n’y sont pas plus riches que ceux de la Mirandole; et la noblesse a beaucoup de peine à se soutenir dans un état décent, malgré l’abondance des vivres. Il s’y tient tous les ans une foire très-célèbre et très-fréquentée par des étrangers de diverses nations. Les pauvres de Reggio ont beaucoup perdu à la mort de la duchesse de Modène, épouse infortunée du duc régnant. Elle faisoit d’abondantes aumônes.

De la Force armée.

J’ai dit que le duc François III avoit eu la vanité d’entretenir pendant quelques années une force armée considérable, comparée à ses moyens et à l’étendue de ses états. Le prétexte de cette levée avoit été de garnir les places du Milanois. Il les garnit en effet. La guerre de sept ans ayant engagé Maria-Thérèse à soudoyer les Modénois, le duc, qui percevoit cette solde sur le pied autrichien, en retenoit plus du tiers. Ce secours le mit en état de conserver pendant quelques années le même nombre de troupes; mais l’affaire de Ferrare n’ayant point réussi, il licencia une partie de ses régimens, et les réduisit à trois ou quatre mille hommes, ce qui étoit plus que suffisant pour garder les villes et les forteresses de ses états. 

Dès que François eut fermé les yeux, Hercule s’occupa d’une réforme absolue. La force armée ne consista plus qu’en un seul régiment des gardes, composé de neuf cents hommes, non compris les officiers, ce qui porte le complet à mille hommes ou environ. Ce régiment est divisé en douze ou quatorze compagnies. L’uniforme est habit bleu, veste et culotte blanches, revers rouges. Cet uniforme est l’assemblage des couleurs affectées à la république françoise. Seroit-ce un présage?… 

Ce régiment a remplacé celui de la Pallude levé par François à l’occasion de la guerre de 1740, lors de l’alliance qu’il contracta avec la France et l’Espagne. Cette guerre pensa lui devenir personnellement funeste; puisque sans le secours de Sabatini qui le dégagea à l’affaire de Velletri et l’empêcha de tomber au pouvoir de Marie-Thérèse, qui se seroit emparée sans scrupule de ses états ainsi que de sa personne, il auroit perdu la liberté et peut-être la vie. Au commencement de ce siècle, la maison de Gonzague, entraînée malgré elle dans la guerre de la succession d’Espagne, se vit également dépouiller de ses possessions par cette même puissance si formidable alors et si justement redoutée. 

Le danger de François se retrace encore dans l’esprit de son fils. Hercule sait que rien n’est plus impolitique pour le souverain d’un petit état, que de prendre part aux querelles des grandes puissances qui l’avoisinent. Il s’est pénétré de cette maxime et n’a point oublié l’exemple des princes qui ont payé, par la perte de leurs états, les frais d’une guerre qui, dans le principe, leur étoit étrangère. Pour éviter ce péril, ou du moins pour l’éloigner autant que possible, il écarte avec soin tout ce qui a rapport à une force armée, et marque autant de goût pour la simplicité, que son père en marquoit pour le faste. 

C’est par une suite de cette manière de voir qu’il a ordonné la démolition de toutes ses places fortes. Modène, la Mirandole ne sont plus des villes fortifiées. Il n’existe dans ses états qu’une petite place située dans les montagnes, où réside une garnison de trente hommes, tirée du régiment des gardes. 

Livré à la maison d’Autriche par l’impolitique de son père, le duc de Modène se voit forcé de sembler aimer le joug dont on l’accable. Mais on s’apperçoit aisément que la seule crainte le fait agir. Pénétré des dangers qu’il courroit en osant contrarier le systême de cette maison puissante, à qui souvent il n’a fallu qu’un léger prétexte pour dépouiller ceux dont les états étoient à sa bienséance, il évite tout ce qui pourroit lui donner l’ombrage. Quelque soit l’empereur, il n’en parle qu’avec un respect profond. 

Le seul régiment d’infanterie qu’il a jugé à propos de conserver est très-bien tenu. Les soldats sont bien vêtus, bien armés; ils portent des casques et ont très-bonne mine sous les armes. Je les ai vus manœuvrer; ils peuvent entrer en lice avec les troupes autrichiennes, sans craindre la comparaison. J’ai fait connoissance avec les officiers de ce régiment; ils sont presque tous étrangers. Je les ai trouvés aimables, remplissant exactement les devoirs de leur état qu’ils connoissent parfaitement. Leur paie est médiocre et proportionnée au grade qu’ils occupent dans le régiment; mais ce qui ne seroit pas suffisant pour tout autre pays, le devient pour Modène où, comme je l’ai observé, les comestibles sont à très-bon marché. 

Le duc François avoit une garde nombreuse. Celle de son fils n’excède pas cinquante ou soixante hommes, y compris les officiers. C’est assez pour un souverain qui, au lieu de faire preuve de puissance, ne cherche qu’à éloigner tout ce qui pourroit y faire croire. A la vérité, ce systême s’accorde aussi très-bien avec son penchant à l’économie; mais quelque soit au vrai le motif secret de cette réforme, elle ne peut être taxée d’imprudence puisque ce prince n’a eu de démêlés qu’avec la cour de Rome, au sujet d’un pont qu’il avoit fait bâtir sur le Panaro. Le pape ne se seroit pas avisé de s’opposer à la volonté du duc, s’il n’y avoit été excité par ses légats de Ferrare et de Bologne. Ces deux prêtres en vouloient à Hercule pour quelques plaisanteries qu’il s’étoit permises sur leur compte; ils cherchoient l’occasion de se venger. N’ayant trouvé que celle-là, ils l’ont saisie avec avidité, comme s’ils eussent eu besoin de cela pour convaincre que chez les gens d’église le plaisir de la vengeance l’emporte sur l’intérêt général. 

Le Clergé.

Le duché de Modène étoit autrefois surchargé de couvens des deux sexes. François III eut le bon sens d’en supprimer une partie; Hercule l’a imité, il a bien fait aussi; peut-être auroit-il fait mieux encore, si, au lieu de laisser subsister dans la capitale trente-deux paroisses, lorsque dix pourroient suffire, il en eût détruit vingt. 

Avant le règne de ce prince, le nombre des paroisses étoit porté à cinquante-une; imbécillité qui tenoit à l’influence du régime sacerdotal. Quoique les Modénois soient dévots, ils sont assez tolérans, et je n’ai pas entendu dire qu’ils aient persécuté personne pour la différence des opinions. 

L’évêché de Modène vaut trois mille cinq cents écus romains, et celui de Reggio environ quatre mille. L’évêque de cette dernière ville, fils naturel du duc François, est frère utérin du duc régnant. Ce prélat jouit aussi de l’abbaye de Nonatola. Quoique ce bénéfice soit grevé de fortes pensions, il rend au prélat trois mille cent écus, et chaque année voit augmenter son produit par la mort de quelques-uns des pensionnaires. Le petit évêché de Carpi ne vaut que seize cents écus. L’évêque de Modène est suffragant de l’archevêque de Bologne, et je pense que celui de Carpi l’est aussi. 

Le diocèse de Modène a cent quatre-vingt trois paroisses dans sa dépendance. Celui de Reggio en compte deux cent vingt; et le petit diocèse de Carpi n’en a que seize. 

L’évêque de Reggio ne relève que du saint-siège; et son abbaye de Nonantola a une jurisdiction beaucoup plus étendue que celle de l’évêché de Carpi. Outre une douzaine de paroisses qui en dépendent, elle domine encore sur dix, situées dans le comté de Bologne, et sur plusieurs annexes. 

On sait que la maison d’Est a été long-temps persécutée par la cour de Rome, qui l’a enfin dépouillée du duché de Ferrare. Les ducs de Modène étoient donc intéressés à s’élever des premiers contre les usurpations, les perfidies du Vatican, et en général contre les abus qui s’étoient introduits dans la hiérarchie: dès qu’ils ont cru être assez forts pour secouer ce joug de plomb, ils ont rogné les ailes du corbeau en supprimant plus de la moitié des repaires où se tenoient ses affiliés. 

Le duc de Modène est despote dans ses états. Son clergé lui est aussi soumis que ses autres sujets. Les prêtres et les moines, dont l’audace et l’impudence ont été si dangereuses dans d’autres pays, ne sont point à craindre dans l’état de Modène. Soit caractère national, soit crainte, ou enfin soit prudence, j’ai trouvé en eux autant de simplicité, de bonhommie, et même d’affabilité que dans le reste de la nation. 

L’État de Modène. 

La maison d’Est est une des plus anciennes de l’Europe. Son origine est la même que celle de la maison de Brunswick, et se perd dans la nuit des temps. Mais comme les événemens les ont séparées depuis des siècles, elles ne soutiennent entre elles que des relations de bienveillance, sans réclamer une parenté qui a dû cesser dès long-temps par le mêlange d’un sang étranger. Quelques alliances et des traités faits de loin en loin, sont maintenant les seuls liens qui les unissent. 

 La maison d’Est est parvenue à la souveraineté vers la fin du treizième siècle. Obizon II fut le premier qui prit le titre de marquis. 

La capitale où ces souverains résident est, comme je l’ai déjà dit, située de manière à en rendre le séjour très-agréable. Modène est à vingt-un mille de Bologne, à quinze de Reggio, à trente de Parme, et très-près de la mer Adriatique avec laquelle elle peut communiquer par eau. 

Le souverain de Modène est plus puissant qu’on ne se l’est imaginé en France. Ses états ont vingt-cinq lieuses de longueur sur douze de largeur, et environ trois cents lieuses quarrées. Il commande à trois cent soixante-un mille hommes. Si l’on veut se dépouiller de la prévention qui empêche tout François d’admettre une comparaison entre l’étendue et la population de son pays avec celles de l’étranger, on trouvera que parmi les puissances secondaires le duc de Modène doit tenir un des premiers rangs. 

Les états de ce prince sont plus étendus d’un quart que ceux du duc de Parme; et la population s’élève à un tiers de plus. Cependant l’infant don Philippe, tout le temps du ministère de Tillot, jouissoit d’une prépondérance bien supérieure à celle de ce premier. Ce phénomène n’est pas difficile à comprendre. On sait que des états de médiocre étendue l’ont souvent emporté sur des monarchies puissantes, lorsqu’ils ont eu à leur tête des princes actifs et habiles. Qu’étoit la Prusse avant le règne de Fréderic l’unique? Don Philippe, dirigé par Tillot, soutenu par le crédit des deux branches de la maison de Bourbon, tint tête à la cour de Rome. Il parla très-haut, attaqua la force de l’opinion générale, l’affoiblit, corrigea une quantité d’abus religieux, soumit les prêtres et les moines aux loix de l’état qu’ils avoient jusqu’alors méconnues, brava les foudres du Vatican, en émoussa la pointe par des plaisanteries désolantes. Dans le même temps Tillot faisoit dans l’intérieur de l’état des établissemens utiles, acueilloit les François ses compatriotes, les y attiroit par des bienfaits, fondoit des académies; et enfin, s’occupoit généralement des opérations qui pouvoient jetter de l’éclat sur le pays qu’il gouvernoit. Les états voisins, les habitans même ne pouvoient concevoir comment, avec des moyens aussi bornés, il étoit parvenu à donner à tout une forme aussi imposante. Mais on ignoroit que Tillot avoit forcé tout; qu’il avoit vendu à l’Espagne le duché de l’Infantado, apanage du duc; et que, disposant aussi des autres possessions ainsi que des effets qui appartenoient à son maître dans cette monarchie, il en avoit tiré des sommes immenses, indépendamment de celles qui lui avoient été fournies par les cours de Madrid et de Versailles, à titre de présent. 

Malgré ces ressources et ces dehors si imposans, l’état souffroit. Le jour de la disgrâce arriva; et ce fut alors que l’on s’apperçut d’un déficit énorme. L’état se trouva accablé de dettes exigibles qui, depuis, au moyen des sottises en tous genres que s’est permis le duc, et plus encore sa femme, ont augmenté au point de le plonger dans une insolvabilité absolue, si l’on ne se hâte d’avoir recours à l’expédient des François; c’est-à-dire, à la vente des biens du clergé, tant séculier que régulier. 

Voilà, au vrai, ce qui a, pendant quelques années, donné à l’état de Parme la prééminence sur celui de Modène. Mais cet éclat emprunté ayant cessé, Parme, bien loin de l’emporter sur Modène, ne peut soutenir la comparaison pour l’étendue de pays, la population, et sur-tout pour la partie des finances. Celles du duc de Modène sont plus fortes d’un tiers. Comme une des opérations du ministre de Parme a été de s’emparer des biens des diverses communes, il n’y a plus de ressources à se promettre. Modène, autrement administrée, jouit en paix de ses possessions. Le duc, malgré le penchant qui le porte à l’accumulation des sommes qu’il peut se procurer par tous les moyens que lui suggère son avarice, a senti qu’il lui importoit de ne point appauvrir ses sujets. Loin de s’emparer des capitaux appartenant aux communes des villes et des campagnes, il les a constamment aidées de sa bourse, afin d’éteindre les dettes qu’elles avoient contractées; et lui seul, devenu leur créancier, a le plus grand intérêt à ce que leurs biens soient fidèlement administrés. Aussi sa surveillance est-elle continuelle sur cet objet. Chaque commune a son revenu particulier. La ville de Modène seule voit le sien s’élever à près de trente mille sequins. Si le duc se fût conduit comme celui de Parme, il eût, sans aucun doute, doublé son revenu; mais il est trop éclairé pour se permettre une faute aussi grave; et je pense qu’aucun motif ne pourroit l’y engager, maintenant qu’il doit partager avec tous les autres souverains la crainte d’une insurrection. 

Les ducs de Modène possédoient encore des terres considérables en Hongrie. On dit qu’elles leur ont rapporté jusqu’à quatre-vingt mille florins: mais il me semble avoir aussi entendu dire que ces terres avoient servi à constituer la dot de la fille du duc régnant, lorsque Francois III l’avoit mariée à l’archiduc Ferdinand. Cette alliance, monstrueuse en politique, achève de détruire la maison d’Est; et c’est ainsi que les diverses branches de la maison d’Autriche ont acquis la plupart des domaines qui forment les possessions immenses dont elle jouit. 

Le revenu du duc Hercule s’accroît annuellement de quatre-vingt mille sequins. Il trouve moyen de les placer aussi-tôt; car c’est là tout l’usage qu’il sait en faire, et le soin premier et favori de son cœur. Si ce placement se faisoit dans ses propres états, il ne seroit point perdu pour la circulation; et peu importeroit à ses sujets qu’il fût avare, ou seulement économe. Cet argent pourroit servir à encourager l’agriculture, le commerce, à augmenter le nombre des fabriques, et sur-tout à mettre celles qui existent en état de soutenir la concurrence avec celles de même genre qui florissent chez l’étranger. 

Mais des raisons particulières s’opposent à ce bienfait. Hercule, mécontent du mariage de sa fille, connoissant son caractère et celui de son gendre, est très-persuadé que dès l’instant de sa mort ils s’empareront de ses domaines. Si les fonds provenant de ses épargnes se trouvoient alors éparpillés dans ses états, ils seroient censés faire partie de l’héritage, et passeroient, ainsi que le reste, dans des mains puissantes qui sauroient les retenir et en frustrer son fils naturel auquel il les destine. Ainsi, pour se conserver la faculté de l’apanager aussi avantageusement que possible, il place de préférence chez l’étranger. Cette précaution, louable dans un particulier, devient fatale aux Modénois, pour qui la circulation de cet argent seroit une source de richesses. 

Réflexions.

La révolution arrivée en France remplit tous les potentats d’une terreur fondée. Par-tout on prend les plus grandes précautions pour empêcher la circulation des nouvelles. L’entrée des journaux françois est sévérement défendue dans la plus grande partie de l’Italie. Les gazettiers ont ordre de ne rien insérer qui puisse éclairer les peuples sur leurs véritables intérêts; et s’ils obtiennent la permission d’alimenter la curiosité des oisifs, on les astreint à dénaturer les faits, à les isoler, à les tronquer, et enfin à les rendre méconnoissables, même aux yeux de ceux qui en ont été témoins ou acteurs. Le duc de Modène suit exactement la route battue; il évite tout ce qui pourroit altérer la confiance des peuples; et ses édits, ordonnances et déclarations sont stylés de la même manière que ceux des princes ses voisins. Cependant le désir de la liberté se propage malgré toutes les précautions prises pour l’étouffer. Par-tout germent les idées qui ont produit la révolution; part-tout le peuple commence à réfléchir, à sentir l’absurdité d’un gouvernement laissé dans les mains d’un homme dont l’intérêt personnel est presque toujours en opposition avec le bien général. 

La ville de Reggio a même pris la licence très-inusitée de donner un petit avis au souverain. Les entrepreneurs du théâtre s’avisèrent de substituer un petit opéra-bouffon à un opéra-ballet du grand genre. C’étoit le temps de la foire, et l’on a dit que les marchands de toutes nations s’y rendent en foule. Les spectacles, les bals, les amusemens de tous genres y attirent une foule de curieux des deux sexes. Cette affluence prodigieuse est une source de richesses pour les habitans, qui ne s’en verroient pas privés sans manifester leur mécontentement. Or, un petit opéra et des ballets mesquins ne pouvant contenter les étrangers, les préparatifs faits pour les recevoir restoient à la charge des particuliers qui avoient spéculé d’une manière bien différente. On se plaignit; des plaintes on passa aux murmures, et des murmures aux menaces. Le gouvernement, irrité d’une audace à laquelle il n’étoit pas accoutumé, envoya des troupes. Les Reggiens s’en moquèrent, et furent pendant quelques jours maîtres de leur ville. Ce ne fut pas le peuple qui plia et reçut un pardon humiliant; ce fut la cour qui parlementa, retira ses troupes, promit le spectacle demandé, donna des ordres en conséquence: tout rentra dans ce qu’on appelle le devoir; et cette leçon, donnée sur un objet qui ne peut avoir d’importance que pour les seuls habitans de Reggio, dut apprendre au duc et à ses ministres que le peuple commençoit à connoître ses droits, et ne se trouvoit point disposé à céder au caprice de quelques individus. De cette bagatelle est encore résulté un autre effet, c’est que le peuple a entrevu qu’il lui seroit facile de resaisir l’autorité dont les grands ont abusé depuis tant de siècles. 

Le duc de Modène n’a point de fils qui puisse perpétuer son nom; ainsi l’intérêt frivole de laisser à ses descendans une souveraineté que lui ont transmise ses ancêtres, ne peut pas le détourner d’une action digne d’un véritable héros. Il pourroit rendre le nom d’Est à jamais célèbre, donner aux despotes ses contemporains un exemple qui le couvriroit d’une gloire immortelle, en rétablissant son peuple dans ses droits primitifs. Ce bienfait seroit aussi-tôt récompensé par l’acquiescement général que l’on s’empresseroit de donner à ce qu’il voudroit faire en faveur de son fils naturel. 

Ce parti seroit aussi, vu le cours actuel des affaires, une mesure de prudence qui préviendroit les malheurs qu’entraîne toujours une révolution forcée. Les temps sont changés, la politique doit varier comme eux. Heureux le prince et le pays qui sentiront cette vérité! 

Il existe encore un motif qui devroit engager Hercule à renoncer au despotisme. La haine secrette qu’il a vouée à la maison d’Autriche ne peut être plus amplement satisfaite, qu’en délivrant les Modénois de la crainte d’être la proie de cette puissance, et de tomber dans le gouffre où tant de petits états se sont trouvés engloutis. 

Je voudrois qu’ensuite il fît son testament, non pour léguer sa dépouille à son peuple, comme César, mais pour lui assurer la propriété d’une restitution bien précieuse, la liberté; et que lui-même, exécuteur de sa volonté, pût jouir du fruit de ses bienfaits. 

A quoi sert à Hercule l’argent qu’il amasse? Ignore-t-il qu’il a le bonheur de commander à un peuple bon, sensible et reconnoissant, qui se feroit un devoir d’assurer au fils de son bienfaiteur un état proportionné au bienfait reçu? Craint-il de laisser échapper de ses mains la suprême puissance? Il en est une qu’il acquerroit et qu’il conserveroit jusqu’au moment où tout s’évanouit avec le roman de la vie: celle qui le feroit régner sur les cœurs. 

La révolution atteindra Modène ainsi que les autres états de l’Europe; c’est seulement aux souverains qu’il appartient de prévenir les désastres qui l’accompagnent lorsqu’elle est l’effet de la résistance à l’oppression; c’est eux qui peuvent la rendre véritablement heureuse par l’assentiment volontaire qu’ils y donneront. 

Comme j’ai traité cet objet à l’article Naples, je ne m’étendrai pas davantage sur toutes les réflexions qu’il présente naturellement; et je me borne à dire que si le duc de Modène avoit l’âme assez grande pour exécuter ce projet, le plus beau, le plus juste que la sagesse humaine puisse concevoir, il pourroit ménager les intérêts de toutes les castes, et les porter toutes à consentir aux sacrifices nécessaires pour le bonheur général. 

Il seroit digne d’Hercule d’Est de donner cet exemple aux souverains de l’Italie. Il jouiroit du plaisir suprême de voir les peuples du Parmesan, du Bolonois, et sur-tout les sujets du vieux de la montagne, se ranger, se rallier, se presser autour de lui pour participer au bonheur dont il leur auroit donné l’idée. 

Parme.

La renommée m’avoit instruit de la vie plus que singulière que mène le souverain de ce petit état, l’élève des Condillac et des Keralio. Les noms de ces instituteurs ne s’allioient point dans mon esprit aux mœurs du duc de Parme, et je ne pouvois croire qu’il fût… C’est au lecteur à suppléer la réticence, lorsque je lui aurai exposé le tableau fidèle et impartial de la manière de vivre de ce prince, descendant des Bourbons. Ma curiosité, excitée encore par celle d’un compagnon de voyage qui me pressoit de vérifier les rapports plus que singuliers qui circuloient sur le duc de Parme, ne me donnoit aucun relâche. Les chaleurs du mois de juillet nous engagèrent à voyager pendant la nuit; et enfin, à notre grande satisfaction, nous entrâmes à Parme dès le matin du jours suivant. 

En descendant de voiture, j’entrai dans un café. Le premier objet qui frappa mes regards, fut une pancarte en forme d’édit, dont l’intitulé porte: Nous, frère Vincent, de l’ordre des prêcheurs, inquisiteur de Parme, savoir faisons, etc. Ce début impertinent m’ayant révolté, je ne daignai pas continuer cette lecture, et j’étois disposé à ne pas faire un long séjour dans une ville où l’insolence monacale étoit portée jusqu’à ce point. Je me rendis dans un autre café où je trouvai une semblable pancarte. Hé quoi! me dis-je, suis-je au Paraguai? Est-ce ici les bosquets de los padres? Les jacobins ont-ils, ainsi que les jésuites, usurpé la souveraineté dans cet état? Sortons d’ici. 

Cependant la réflexion l’ayant emporté sur le dépit, je me décidai à remettre au duc une lettre de recommandation que je m’étois procurée. J’allai, en conséquence, trouver un chambellan dont j’étois connu depuis long-temps. Il me dit de me rendre à midi dans l’église, ou dans la sacristie des jacobins, et que là j’aurois l’honneur d’être présente à son altesse royale le duc infant. Le lieu du rendez-vous me parut singulièrement choisi, mais je n’en témoignai rien. 

A onze heures et demie j’entre dans l’église indiquée: les moines psalmodioient à l’envi. Parmi ces voix discordantes, j’en distingue une dont les sons aigus me frappent. Je demande à mon voisin quel est cet homme dont la voix fait retenir la voûte? Il me regarde, me rit au nez, lève les épaules et me répond: d’où venez-vous? Je ne comprends rien à ce langage; j’insiste pour être instruit, et j’apprends enfin que les sons qui m’avoient affecté étoient ceux de la voix du duc. C’est lui, ajouta mon béat de voisin, c’est lui qui a paré le maître-autel, qui pare tous les autres les jours de fêtes; c’est encore lui qui sonne les cloches pour les grandes solemnelles. Je regardois mon homme, j’écoutois et croyois rêver. Ah! pensai-je enfin, la belle occupation pour un souverain!!!

La grand’messe finie, le chambellan qui m’avoit apperçu m’aborda, me conduisit dans la sacristie, et de là me fit passer dans un corridor étroit rempli de personnes qui tenoient des papiers. Il étoit difficile de percer cette foule; mais enfin, à force de pousser et d’être poussé, je parvins au clocher où le souverain déployoit sa vigueur en sonnant je ne sais quelle partie de l’office. Le chambellan, bien accoutumé à cette gentillesse, articule mon nom. Le duc reçoit mon salut, me fait quelques questions sur mes voyages, et me répète les phrases s’usage, protocole bannal que les grands adressent indistinctement à tous ceux qui leur sont présentés. Je ne trouvai rien d’extraordinaire dans ses questions, rien qui ne dût être dit; il termina l’audience par le salut de congé: c’est l’étiquette ordinaire; mais l’accompagna d’un compliment, en me disant que si je faisois quelque séjour dans sa capitale, il me reverroit avec plaisir. 

Je suis resté quatre jours à Parme pour me procurer le loisir d’examiner en détail la salle de l’académie, quelques cabinets et les tableaux dont les églises sont remplies; et sur-tout pour prendre sur cet état des renseignemens certains, sans cependant paroître y mettre de l’affectation ou de l’importance. 

La petite Maison. 

C’est le nom que l’on doit donner à la maison Colorne, endroit charmant, appartenant au duc de Parme, et séjour ordinaire de ses joyeux et dévotieux ébats. La seule chose qui m’ait frappé dans ce séjour c’est un calvaire que le duc a fait édifier dans ses jardins. Les Italiens appellent cela via crucis. Quatorze chapelles offrent chacune un tableau relatif aux divers objets de la Passion. On me dit que le duc se plaisoit dans ces stations; mais qu’à la vérité il savoit allier à cette dévotion une teinte de libertinage, dont l’idée est aussi neuve que singulière. Dans chacune de ces chapelles ou grottes est voluptueusement placée une jolie paysanne… J’interrompis mon introducteur. «Vous me donnez, lui dis-je, une grande idée des talens de votre souverain: certain héros, célébré par l’Arioste, auroit à peine…» – «Votre tête se monte, monsieur le voyageur: notre souverain n’a pas tout-à-fait les forces d’Hercule, ni de Guidon le sauvage». – «Qu’avez-vous donc voulu me faire entendre?» – «Qu’il s’arrête à chaque chapelle, y fait une station légère, prélude avec une de ces divinités, reçoit un baiser de l’autre, parcourt les charmes d’une troisième; et enfin, de station en station, arrive à la quatorzième où il jette réellement le mouchoir. C’est là, là seulement, entendez-vous, monsieur l’incrédule, qu’en commémoration de la mort du Sauveur, il fait son possible pour donner le jour à une créature qui puisse à son tour rendre le même hommage au Créateur». 

Que penser de l’association monstrueuse du libertinage outré avec la dévotion la plus apparente? Outre les stations dont je viens de parler, et qui toutes se terminent par des prières et des simagrées, telles que celles des couvens, ce prince assiste journellement aux offices. Il fait des retraites, des méditations, s’impose des pénitences, fréquente les sacremens, et se comporte alors d’une manière très-édifiante, et qui ne peut laisser aucun doute sur sa très-grande crédulité. Infirmer en sa présence un miracle attribué au saint le plus obscur, est un crime qu’il ne pardonne pas. Je répète ma question: que penser de ce prince? 

Après avoir vu ce que renferme cette maison de plaisance, je me préparois à remonter en voiture pour retourner à la ville, lorsqu’un bruit de carrosses, de chevaux se fait entendre, et éveille ma curiosité. Bientôt un charriot immense, assez semblable à ceux destinés aux transports des munitions, arrive près de moi. Huit coursiers vigoureux le traînoient. Il étoit couvert, et n’avoit que de petites ouvertures ménagées de manière à renouveler l’air intérieur. Ce char s’arrête; sept paysannes galamment vêtues, lestes, fringantes et jolies en descendent; elles sont à l’instant suivies de plusieurs chambellans, et enfin du duc qui m’honora d’un salut obligeant. 

Cette rencontre, à laquelle je n’avois pas lieu de m’attendre, me rendit plus crédule que je ne l’aurois été sans cela sur le genre de dévotion du prince infant. Je rentrai dans la ville, aussi édifié que je devois l’être; et je crois que mon lecteur partage maintenant ce sentiment avec moi. Cette manière de vivre ne déplaît point à la duchesse, qui jouit de son côté d’une liberté dont elle fait un ample usage. Les deux époux se rapprochent quelquefois, assez même pour que le duc puisse prétendre aux honneurs de la paternité. Les intervalles… on a vu comment il sait les remplir. Les paysannes ont seules droit à ses hommages; les femmes de sa cour, les bourgeoises ne lui paroissent mériter aucune attention, ou plutôt il craindroit qu’elles exigeassent trop, et ne se prêtassent pas autant à ses fantaisies que les nymphes du calvaire. 

Les Finances. 

Elles ne sont pas considérables; elles sont mal régies; et la manière de vivre du souverain, qui ne laisse pas d’être dispendieuse, achève d’y porter le désordre. La cour est endettée au point d’être devenue insolvable. Le déficit consiste en cent soixante mille livres d’emprunts annuels qui ne servent que de supplément aux dépenses courantes. Le duc accorde des pensions à tous ceux qui en demandent. Sa force armée est d’environ deux mille quatre cents hommes, divisés en plusieurs régimens, ayant un état-major considérable et une foule d’officiers subalternes, auxquels il accorde aussi très-aisément les invalides. On voit des officiers et des gardes-du-corps qui, à l’âge de trente ans, jouissent de pensions de retraite acquises par un service très-doux et qui ne remonte pas à plus de huit ou dix ans. Il acquiesce volontiers à ces remplacemens hâtifs afin d’avoir toujours près de sa personne de jeunes garçons beaux et bien faits. La manière dont ces pensions sont payées est assez singulière pour trouver place dans cert article. Tous les mois la caisse des contributions verse à la trésorerie les fonds qu’elle contient. On prélève d’abord ce qui est nécessaire pour les dépenses de la cour, pour la solde et entretien des troupes, le traitement des ministres, les honoraires des magistrats et les gages des employés. Le reste est non pas reparti entre les pensionnaires, mais arraché par eux: ceux qui se présentent les premiers sont payés, les autres n’ont rien. On peut juger combien ils s’empressent d’aborder cette piscine, et quelle est l’humeur des tard venus. Il y a long-temps que les choses vont ainsi; mais l’on peut assurer que cela ne peut durer. Les emprunts multipliés ont ruiné le crédit; ils deviennent presqu’impossibles. Ceux auxquels on a eu recours les dernières années n’ont été effectués que sur des gages; ces gages sont des diamans, et comme on ne les retire pas, bientôt il ne s’en trouvera plus. On croit généralement que la sœur du duc, actuellement reine d’Espagne, a fait passer de grosses sommes à Parme; mais cela est d’autant moins probable que l’influence de la reine d’Espagne sur le gouvernement de cette monarchie n’est point égal à celui des Antoinette et des Caroline; et je crois qu’il faut réduire ces sommes à quelques présens légers pris sur les épargnes de cette souveraine, qui ne dispose pas de la flotte des Indes. Les cadeaux que le duc, petit-fils des Bourbons, a pu tirer de la France, ont cessé aussi; la source en est tarie pour toujours. 

Cette cour a, de même que les grands états, ses orages et ses naufrages. On s’élève, on tombe au gré du plus léger caprice: une fantaisie, une tracasserie sans but, sans motif suffit pour occasionner la disgrâce du courtisan le plus en crédit, ainsi que pour élever sur ses ruines l’homme le moins fait pour s’y soutenir. 

Les changemens fréquens qui arrivent aussi dans le ministère ne sont pas un moyen de rétablir les affaires. Le pays est à la vérité très-fertile, mais il est ruiné, parce que le duc s’est emparé des biens des communes; il en est résulté une surcharge pour ses finances, parce qu’il a dû en même temps répondre des dettes qu’elles avoient contractées, et qui sont immenses pour un état aussi circonscrit. On croit que la dette générale, dans laquelle est comprise celle de la cour, surpasse la valeur de tout l’état. Il me paroît démontré que le peuple, en ouvrant les yeux sur les abus qui l’ont entraîné sur le bord de l’abîme, se lassera d’être la victime du caprice de quelques individus, et rejettera sur eux les fers qu’il a portés pendant si long-temps. Les Parmesans redevenus livres auront encore une ressource; elle est certaine, mais elle est unique: elle consiste dans les biens du clergé séculier et régulier, dont les richesses seroient suffisantes pour rétablir la balance. Mais si les Parmesans continuent de rester dans l’aveuglement où ils sont plongés, on peut prédire leur ruine complette par une banqueroute totale. 

Plaisance.

Il n’y a point de ville, hors de l’Italie, qui, relativement à son étendue, renferme un aussi grand nombre de bâtimens d’un aussi bon genre, et dont les dessins aient été donnés par les architectes les plus renommés. Le cours porte le nom de Saint-Augustin: c’est une rue superbe, digne de Rome au temps de sa splendeur. Londres, Paris même n’en ont point qui puissent lui être comparées. Cette rue est ornée des deux côtés de palais magnifiques, tels que l’orgueil a fait imaginer aux princes d’en construire. 

L’étendue de Plaisance suffiroit pour contenir cent mille habitans; elle n’en a que vingt-cinq mille. La noblesse y est nombreuse et riche; mais ce qui est plus rare, c’est que le rang qu’elle tient et les richesses qui le soutiennent n’ont pu corrompre ses mœurs; elle est bonne, affable, hospitalière et généreuse envers le peuple. Aussi en est-elle chérie. Si la révolution pénétroit en ce pays, il est vraisemblable que la multitude conserveroit des égards pour une caste qui n’a jamais abusé de ses privilèges. Les bourgeois de Plaisance sont peu instruits, on peut même dire qu’ils sont ignorans et très-dévots; mais le caractère national l’emporte à bien des égards sur les préjugés. Là tout le monde se montre bon, officieux; les grands crimes y sont rares; c’est une calamité morale dont le Parmesan n’est pas souvent affligé. La superstition y règne, mais elle ne s’étend que sur des minuties. La douce lumière de la philosophie n’y est pas commune, même parmi les personnes d’un rang supérieur; cependant elle a pénétré chez plusieurs d’entr’eux qui la chérissent et se laissent guider par elle. 

Cette ville eût dû être la résidence du souverain; elle l’emporte de beaucoup sur Parme, qui ne doit sa population et l’éclat factice dont elle brille qu’au séjour qu’y fait la cour, et au gouvernement dont elle est le centre. Plaisance est riche, est importante par elle-même; et cependant les souverains l’ont abandonnée. En voici la raison, du moins telle que l’on s’est plu à me la donner. 

Une conjuration tramée dans l’ombre contre un des souverains de Parme eut un effet très-sérieux. Ce souverain fut tué dans son palais, et son corps jetté par une fenêtre, à-peu-près de la même manière que celui de l’infortuné André de Hongrie, époux de Jeanne Iere, reine de Naples. Les Cicerone ne manquent jamais de raconter cette catastrophe aux voyageurs, mais d’une manière imparfaite et fort embrouillée. Ils montrent cette fenêtre que l’on a soigneusement murée. Si le fait est vrai, l’éloignement des souverains pour une ville qui a donné une pareille leçon à l’un de ses despotes, me semble excusable. Un peuple aussi peu endurant ne doit plus être honoré de la présence de son maître: il vaut mieux habiter dans les endroits dont les habitans façonnés au joug ne savent qu’obéir, et tout au plus gémir dans l’intérieur de leurs maisons. 

La ville de Plaisance est remplie d’excellens tableaux; la place principale est ornée de deux statues équestres en bronze, très-bien exécutées. Je n’entrerai dans aucun détail sur ce que Parme renferme de curieux, parce que je me suis promis de faire seulement connoître les princes, les ministres des pays que j’ai parcourus, et de ne m’arrêter qu’à ce qui peut donner une idée des divers gouvernemens. 

Lorsque j’arrivai dans cette ville, la souveraine y étoit. Marie-Amélie est bien digne de porter le nom de sœur des reines de Naples et de France. La dernière sut combler les malheurs d’un pays qui l’avoit idolâtrée; elle le précipita dans un gouffre d’où la main toute-puissante de la liberté a pu seule le retirer; elle a aiguisé la hache qui a tranché les jours de Louis; elle… Arrêtons-nous et détournons nos regards. Marie-Caroline sa sœur… je l’ai fait assez connoître à l’article Naples. La duchesse de Parme auroit égalé l’une et l’autre en forfaits, si la petitesse de ses états lui eût permis de développer ses talens. Quelles qu’aient été et puissent être encore les deux reines dont elle m’a rappellé le souvenir, je puis affirmer, d’après le témoignage de tous les habitans de Parme et de Plaisance, qu’elle les surpasse en luxure. Officiers, gardes, valets, tout lui est bon, pourvu qu’ils soient taillés en Hercule: elle a lu Bocace et l’Arioste; elle sait que les palefreniers sont de rudes lutteurs dans certains combats; elle va trouver, jusques dans leurs repaires, ces athlètes vigoureux, et préfère les amas de fumiers aux trônes de verdure, ou aux dais qui décorent ses appartemens. Un autre motif la conduit aussi dans ces réduits infects. Trop appauvrie pour contenter l’avidité insatiable des hommes de sa cour, il lui reste cependant assez de moyens pour satisfaire aux prétentions modérées de ces robustes amans. 

Il lui arrive quelquefois de faire tomber son choix sur un courtisan ou sur un riche bourgeois; mais ils paient cher l’honneur de la couche ducale. La dame emprunte, et ne rend point; et lorsqu’elle est parvenue au bot qu’elle s’étoit proposé, elle oublie aisément les faveurs accordées et les sommes reçues. Si quelque chose peut surpasser l’étonnement où m’a jetté ce rapport aussi vrai qu’il peut paroître incroyable, c’est qu’il se trouve des hommes d’un certain état qui consentent à assouvir les passions de cette Messaline. 

Ce n’est pas encore assez pour Marie-Amélie de se rendre par cette conduite la fable et l’objet du mépris général; elle se plaît à y ajouter des extravagances qui varient chaque jour. Ses dames et ses femmes sont tourmentées, caressées, insultés tour-à-tour par elle; elles les force d’entendre des récits qu’elle seule est capable de faire, ou leur tient les propos les plus durs. Souvent aussi elle a recours à leur bourse; d’autres fois elle sort de son palais, et parcourt les rues de Parme ou celles de Plaisance, tantôt à cheval, tantôt à pied, un fouet à la main, frappant sur tous ceux qu’elle rencontre, et se permettant des indécences que je crois devoir taire par respect pour son sexe. 

Le peuple de Parme est doux et docile; mais comme il n’est pas imbécille, il se permet quelquefois de traiter cette souveraine, indigne du range qu’elle occupe, avec le plus profond mépris. Elle en reçoit les marques avec indifférence, et ne se venge point. Moins méchante, ou plus aguerrie que ses sœurs, elle endure patiemment ce que les autres ont su punir bien cruellement. 

Retegno.

Point de spectacle plus intéressant pour un observateur attentif que celui de la culture signée et florissante des campagnes du Milanois, et sur-tout de celles de Lodi. On voit dans cette province une vaste plaine entrecoupée de petites collines très-bien cultivées qui offrent des points de vue variées et enchanteurs. Cette plaine est divisée en quarrés de grandeur inégale, environnés de canaux qui servant à les arroser, et dont l’eau charrie une terre végétale qui ajoute encore à la fertilité naturelle du sol. Chacun de ces quarrés contient une masse d’engrais formé avec du fumier, ou bien du limon des canaux mêlé à des terres reposées; le cultivateur intelligent sait le répandre à propos sur la terre, ce qui porte la fertilité de ce canton à ce degré incroyable qui produit l’étonnement du voyageur. En effet, il n’est dans le monde connu aucun point où les productions soient plus abondantes. On aperçoit par-tout des fermes, et l’on en voit les estimables habitans occupées aux détails de la grande culture. On les voit soigner le bétail, et faire ces fromages si renommés, et connus sous le nom de Parmesan, parce qu’au anciennement la ville de Parme en étoit l’entrepôt. Cet avantage lui a été enlevé par les négocians de la ville de Lodi, par ceux des bourgs de Marignan, de Saint-Ange, de Saint-Colomban, de Casalpusterlengo, de Saint-Florent, et sur-tout par ceux de Codogne. On trouve dans ces divers lieux des négocians qui ont des magasins immenses remplis de cette denrée. Ces magasins ressemblent à des bibliothèques; chaque rayon contient des fromages, et cet arrangement fait plaisir à voir. Si l’on ajoute à cette branche de commerce celui du lin, des toiles, du beurre et des bêtes à cornes, on aura l’apperçu de la source des richesses du Lodisan. Cette province a peu d’étendue; mais elle est habitée par des millionnaires que des spéculations heureuses ont enrichis, et dont les richesses sont un encouragement pour ceux qui s’adonnent à la même profession. Si le gouvernement ne pressuroit pas cette province; s’il n’accabloit pas les cultivateurs par des impôts; s’il ne les gênoit point par une foule de réglemens onéreux ou pour le moins inutiles, elle rendroit le quadruple de ce que l’on en arrache. J’ai parcouru cette terre heureuse, et l’impression qui m’en est restée est une des plus douces que m’aient procurée mes voyages multipliés. 

Les Voleurs.

Le lecteur aura peine à croire qu’à la fin du dix-huitième siècle, au sein de l’Italie, et tout près de ce peuple dont j’ai fait avec tant de plaisir l’éloge mérité, il puisse exister une bourgade entièrement composée de personnes des deux sexes qui n’ont d’autre profession que celle du vol. Ce fait est cependant vrai, et le bourg de Retegno, situé à trois milles de Codogne et à six de Plaisance, n’est habité que par de pareils êtres. Il dépend également du Milanois et du duché de Parme et de Plaisance. 

J’avois entendu parler du genre de vie extraordinaire des habitans de Retegno; et quoique ce fait m’eût été confirmé par des personnes dignes de foi, il m’a fallu le vérifier par moi-même pour me bien persuader qu’au milieu de deux états policés il existât une pareille société. Pour m’en convaincre, sans cependant encourir aucun danger, j’ai passé plusieurs jours dans une campagne très-proche de ce lieu, où je me rendois trois ou quatre fois dans la journée pour observer les manœuvres des habitans. 

Le bourg de Retegno est composé de huit cents personnes divisées en deux classes; l’une vole et l’autre trafique des effets volés. Parmi cette dernière classe, il y a des maisons, dites de commerce, qui ont des comptoirs, des commis, des courtiers, et enfin tout ce qui constitue le négociant. Ce n’est point dans Retegno qu’ils exercent leurs talens; ils se feroient un scrupule de violer l’hospitalité; ils respectent même les bourgs et les villages voisins, et donnent la préférence à la ville de Milan. Leurs préposés vont à Parme, à Turin, à Venise, à Gênes, à Rome et à Naples, et sont très-exacts à faire passer au dépôt général tous les effets qu’ils ont l’adresse de se procurer. On peut à toutes les heures du jour et de la nuit se promener dans leur bourg, s’arrêter dans les rues, dans les maisons, sans craindre pour sa bourse. 

Ils ont établi à Retegno des écoles où l’on enseigne à voler et à filouter, et les professeurs reçoivent un salaire considérable pour leurs leçons qu’ils donnent en public. On voit dans ces écoles des mannequins suspendus avec un fil; le moindre mouvement suffit pour les faire tomber. Les étudians doivent dépouiller ces mannequins de tout ce qu’ils ont, sans que le fil casse. S’ils réussissent, on leur distribue des récompenses: si le mannequin tombe, ils sont punis avec une sévérité extrême. Les enfans sont formés de bonne heure à cet exercice; on m’en a montré qui, dès l’âge de douze ans, avoient déjà fait leurs preuves. J’ai entendu raconter à ce sujet des anecdotes dignes d’être consacrées dans les fastes de Cartouche. 

Les filous de Retegno ne sont point sanguinaires; ils n’ajoutent jamais l’assassinat au vol: ils s’introduisent dans les maisons, soit par de fausses clefs, soit par d’autres moyens; mais ils n’usent jamais de violence. Ils s’exercent à emporter les effets les plus précieux, les mieux serrés, sans que les propriétaires puissent s’en appercevoir. 

Quelques Retegnois travaillent pour leur propre compte; d’autres sont attachés à des maisons qui les salarient, et leur donnent en outre une part dans le bénéfice. Les effets dérobés sont apportés à Retegno avec autant de diligence que de fidélité: là presque tous subissent un changement de forme qui empêche de les reconnoître. De Retegno on les fait passer dans les villes voisines, et sur-tout aux foires; mais il arrive rarement qu’on les porte dans les lieux où ils ont été volés, malgré le soin que l’on a pris de les dénaturer. Il y a des familles nombreuses dont les uns se vouent à la filouterie, tandis que les autres s’adonnent au négoce des effets volés; mais la plupart ont exercé par eux-mêmes avant de devenir commis, courtiers, détailleurs, et même négocians en gros. 

Le comble de la singularité est de voir que cette société ou communauté de filous exerce en toute liberté cette profession nuisible, et soit même en rapport d’affaires avec les villes et gouvernemens de Milan et de Parme. Ils ont une magistrature et une police; la dernière veille exactement à la sûreté des personnes et des propriétés de l’intérieur: il y a un trésor public qui sert à donner aux juges et aux chefs des sbires de Plaisance, de Codogne et autres endroits, soit de présens, soit des pensions, selon l’exigence des cas. Mais ils donnent considérablement aux principaux juges de Milan et aux ministres des deux états qui pourroient interrompre le cours de leur prospérité, s’ils vouloient agir selon le devoir de leur emploi. 

Lorsque l’effet volé est considérable, ou que des motifs particuliers font désirer au propriétaire de le retrouver, il a un moyen de le ravoir: c’est de payer la moitié de son prix. Mais cette mesure n’admet point de délai, en raison de la promptitude avec laquelle ces gens dénaturent les objets qu’on leur apporte. 

Cependant il arrive quelquefois que des vols trop considérables, ou trop souvent répétés, excitent des plaintes que l’on n’ose étouffer. Alors on sévit contre les Retegnois; on en arrête quelques-uns qui restent en prison, où ils sont très-bien traités, jusqu’à ce que le bruit se soit calmé. Lorsque d’autres aventures ont fait oublier ces petites espiègleries, on relâche les filous qui recommencent et tâchent de réparer le temps perdu. 

Pendant mon séjour à Milan, les Retegnois s’étoient signalés par des excursions nocturnes si fréquentes, que l’on parla tout de bon de réprimer ce désordre. Le chef de la police se vit obligé de sévir. Un grand nombre de filous furent incarcérés. Les Retegnois inquiets, et craignant des désastres plus grands, eurent recours à leur trésor. En outre chacun se taxa, et le produit de cette collecte fur une somme de douze mille sequins qu’ils devisèrent entre ceux qui avoient la principale influence dans les bureaux du gouvernement et de la police. Tout s’appaisa. Les détenus furent remis en liberté, et tout Milan s’égaya aux dépens des stipendiés. Malgré les espions, on parloit ouvertement de la somme offerte et reçue, et l’on fixoit la part du vertueux Wilzeck, celle de l’irréprochable Carli, et de tous leurs assesseurs. 

Ce trait sert à faire connoître la cupidité de ceux qui sont à la tête des gouvernemens de Milan et de Parme. Ils souffrent tranquillement qu’aux portes de ces villes se soit établie une peuplade de filous qui tourmentent une grande partie de l’Italie, tandis que quelques mesures suffiroient pour les détruire en peu d’heures et à jamais. Cela me rappelle l’usage des principales hordes de Bédouins, qui sont à l’affût des petites, et qui lorsqu’elles reviennent chargées de butin, les forcent à partager avec elles, pour obtenir la permission de recommencer à piller les caravanes. 

La République de Gênes.

Gênes est de toutes les républiques commerçantes la plus enviée, la plus dénigrée et la moins connue. 

Des voyageurs, des poëtes, des orateurs accrédités, de graves historiens plus instruits dans la chronologie que dans la connoissance pratique du cœur humain, parlent sans cesse de la perfidie gênoise. A les entendre il sembleroit qu’elle fasse partie intégrante du caractère national. Tous ces chroniqueurs ont attribué aux Gênois les vices les plus révoltans. Ainsi Carthage fut calomniée; et parce qu’elle fut vaincue et détruite par les Romains, personne n’a daigné entreprendre de la justifier sur des accusations intentées par sa rivale toute-puissante. Gênes existe; et s’il falloit en croire ses détracteurs, la fortune de ses habitans est le produit du vol, du brigandage: il n’y a pas une seule pierre qui n’ait été arrosée du sang de quelqu’innocent expiré sous le tranchant d’un fer assassin. 

Ces calomnies ne sont pas nouvelles. Elles ont leur source dans la prévention et la mauvaise foi des anciens. Les renseignemens qu’ils ont laissés sur cette nation, pour lors connue sous le nom de Ligurie, ont été copiés par des auteurs modernes intéressés à peindre les Gênois comme un assemblage de pirates, et Gênes, la capitale de cet état, comme le repaire principal d’animaux féroces et de reptiles venimeux. Ils ont torturé leur esprit pour donner de la vraisemblance à leurs accusations mal conçues. Quelques-uns d’entr’eux, et ce sont les moins coupables, ont copié servilement des diatribes composées par ordre des Vénitiens, rivaux éternels des Gênois, tant que ces deux peuples ont partagé l’empire des mers. 

Moi qui ne suis animé que par le désir d’être vrai, je vais peindre ce peuple tel que je l’ai vu dans les deux voyages que j’ai faits chez lui. Je serai fidèle, je serai impartial; je présenterai des faits, le lecteur jugera. 

Loin de moi la pensée d’atténuer les vices, les défauts du gouvernement gênois. Je ne veux que prouver que cette république ne mérite point le mépris des nations. J’ai séjourné à plusieurs reprises dans la ville de Gênes, et je puis attester qu’il ne s’y est pas commis la sixième partie des crimes qui se commettent en Piémont, à Rome et à Naples, dans un même espace de temps. 

Par un calcul effrayent pour l’humanité, mais certain, il résulte que dans les Deux-Siciles, il se commet annuellement, proportion gardée, neuf fois plus de crimes qu’à Gênes. Ce peuple est donc plus avancé dans la pratique de la morale, et son gouvernement est donc aussi moins mauvais qu’on ne le suppose. La même approximation pourroit servir pour l’état de l’église et le Piémont. Dans ces trois états on peut attribuer les crimes au manque total de police, au vice des procédures, tant civile que criminelle, à ceux des grands, des cours, à la nonchalance des princes, à la corruption des ministres; et sur-tout, au défaut d’instruction, à l’ignorance et à l’immoralité du clergé de tous les ordres. 

Le gouvernement de Gênes n’offre aucun de ces défauts, si l’on en excepte l’ignorance et l’influence des frocards qui, dans cet état, jouent un rôle très-important. Si la république parvient à sentir la nécessité d’une bonne éducation, qu’elle se permette des mesures répressives contre la caste sacerdotale, les crimes disparoîtront, et bientôt alors… alors le gouvernement de Gênes sera un des meilleurs du monde connu. 

Les Gênois ne sont pas doués de ce caractère bon, égal, docile, qui distingue les Milanois, les Parmesans, les Plaisantins, les Modénois et les Toscans de tous les autres peuples de l’Italie. Mais ils savent êtres humains et généreux avec discernement. 

Occupant un terrein ingrat, ils ont dû suppléer par l’industrie aux avantages que la nature leur a refusés. Leur position maritime les a naturellement fait incliner vers le commerce. Un peuple forcé d’obtenir tout de son industrie, s’accoutume à l’économie qui souvent dégénère en épargne, en avarice, en avidité, ce qui lui fait confondre le trafic avec le commerce. Ce peuple devient nécessairement calculateur; il profite de la négligence, de l’insouciance de ses voisins, pour multiplier ses bénéfices. Les Gênois ont eu et ont encore ces qualités et ces défauts, parce que les uns et les autres sont inséparables de leur manière d’être, et communs à tous les peuples qui ne s’adonnent point à l’agriculture. Les Gênois ne sont ni meilleurs, ni pires que n’ont été les Carthaginois, les Tyriens, les Rhodiens et tous les peuples commerçans. Ils sont, à cet égard, moins blâmables que les Piémontois qui réunissent tous les avantages d’un sol fertile. 

Les révolutions continuelles que les Gênois ont éprouvées pendant une série de siècles, les secousses violentes qui ont tant de fois porté atteinte à leur sûreté, à leur propriété, ont dû contribuer à aigrir leur caractère. La colère, la haine, la vengeance dont l’exercice forcé leur fit comme un devoir, les ont souvent entraînés: toutes les passions véhémentes sont devenues en eux la base du caractère national; et cependant elles n’ont point étouffé le germe des qualités les plus héroïques. Chaque siècle a produit dans les deux sexes de ces âmes fortes, grandes et généreuses qui commandent l’admiration. Toutes les classes de la république en ont fourni des exemples. Les élans du patriotisme le plus pur ont eu leurs martyrs. L’amour, l’amitié, la reconnoissance, tous les sentimens chers au cœur de l’homme ont eu aussi les leurs. 

Avant de parler de ce que sont actuellement les Gênois, il me semble nécessaire de rappeller au lecteur ce qu’ils furent; c’est ce que je vais faire dans l’article suivant. 

Précis historique de la République de Gênes. 

Gênes existoit, Gênes étoit puissante long-temps avant la seconde guerre punique. Elle donna de l’ombrage aux Carthaginois qui, sous la conduite de leur général Magon, l’assiégèrent, la prirent et la ruinèrent deux cent cinq ans avant l’ère chrétienne. 

Les Romains à leur tour attentèrent à sa liberté ainsi qu’à celle de la Ligurie. L’attaque fut vigoureuse, et la défense égale à l’attaque. D’un côté l’amour de la liberté, de l’autre la manie des conquêtes rendirent cette guerre longue et sanglante. Mais le destin de Rome l’emporta, et la valeur des habitans de Gênes ne servit qu’à rendre leur défaite plus célèbre, plus glorieuse pour leurs vainqueurs. 

Depuis cette époque jusqu’à la chûte de l’empire romain, Gênes, devenue ville municipale, assujettie et languissante, n’offre rien d’intéressant. Placée, pour ainsi dire, à l’entrée de l’Italie, elle soutint la première le choc impétueux des Barbares. Elle osa résister et fut souvent prise et pillée par les Huns, les Gépides, les Goths et les Lombards. Tant de malheurs attestent la valeur, le courage et la constance de ses habitans. Elle ne commença à respirer que sous le règne de Théodoric, dit le Grand.

 Après la défaite de Vitigès, Gênes, assujettie de nouveau à l’empire romain, eut cependant des chefs particuliers que l’on nommoit ducs. Prise par les Lombards en 638, elle leur demeura jusqu’à l’extinction de ce royaume détruit en 774 par Charlemagne. 

Ce monarque lui donna des comtes qui la gouvernèrent jusqu’en 888, année célèbre dans les fastes gênois, puisqu’elle fut la première de leur véritable liberté. 

Il paroît cependant que l’administration des comtes de Gênes a été utile à cette ville, puisque sous leur gestion elle fut en état de conquérir, pour la première fois, l’île de Corse. Cette conquête eut lieu dès l’année 806. 

Dès que les Gênois se furent érigés en république, ils élurent des consuls dont le nombre, la durée et l’étendue du pouvoir varièrent selon les temps et les circonstances. Cette forme d’administration subsista l’espace de trois siècles, pendant lesquels l’état s’accrut considérablement. 

En 936, pendant que les forces navales des Gênois étoient occupées à une expédition lointaine, les Sarrazins se présentèrent en nombre devant Gênes, y entrèrent, la dévastèrent, et chargèrent sur leurs vaisseaux les richesses qu’ils purent emporter, ainsi que la plus grande partie des habitans qu’ils destinoient à l’esclavage. A peine les ennemis sont-ils hors de vue que la flotte gênois paroit dans le port. Ce désastre non prévu n’abat point le courage de ceux qui la montent. Ils tournent la proue de leurs vaisseaux, volent à la poursuite des Sarazins, les joignent près des côtes de Sardaigne, les attaquent avec fureur, les taillent en pièces, et ramènent en triomphe, au sein de leurs foyers encore fumans, leurs compatriotes étonnés. 

La ville étoit absolument détruite; on la rebâtit, on l’agrandit, on l’embellit: la douceur du gouvernement y attirant une foule d’étrangers, elle se repeupla, et bientôt acquit un degré de puissance plus étendu qu’avant son désastre. 

En 1015 les Gênois s’unirent aux Pisans pour chasser les Sarrazins de la Sardaigne. Cette conquête divisa les deux peuples et fut la cause de l’asservissement et de la ruine de ces derniers. Cela eut lieu dans le douzième siècle. 

Les croisades contribuèrent beaucoup à augmenter le commerce, la marine et la puissance des Gênois. Pendant que la plupart des potentats de l’Europe, enivrés d’une gloire vaine, stérile et désastreuse, sacrifioient à ces expéditions lointaines la fortune, la vie de leurs sujets et la leur propre, les Gênois, les Pisans et les Vénitiens s’enrichissoient de leurs dépouilles. Cependant l’amour du gain ne l’emporta point totalement sur le désir de partager ce que l’on appelloit alors de la gloire. Gênes, qui avoit loué aux autres puissances des bâtimens pour transporter leurs troupes en Asie, fit partir quelques milliers de guerriers qui s’attirèrent par leur bravoure l’estime et l’admiration des croisés. Ils firent des établissemens en Grèce et en Asie: ils les durent à leur valeur ainsi qu’à la reconnoissance des princes croisés qu’ils secoururent efficacement dans plusieurs occasions. 

En 1120 l’extensions rapide de la puissance des Gênois leur permit de mettre en mer une flotte composés de quatre-vingt galères, quatre vaisseaux de la première grandeur, et trente-six autres bâtimens chargés d’approvisionnemens et de munitions. Cette flotte destinée contre les Pisans se présenta à l’embouchure de l’Arno. Vingt-deux mille hommes débarquèrent. Cet appareil imposant força les habitans de Pise de s’humilier et demander la paix qui fut accordée. 

La guerre recommença en 1122 et finit en 1133 par la médiation du pape Gélase II; tout l’avantage étoit du côté des Gênois dont la supériorité ne pouvoit plus être contestée. 

Gênes déclara aussi la guerre aux Sarrazins d’Espagne, et les chassa de plusieurs postes importans; elle remporta plusieurs victoires sur mer, et nettoya les côtes de la Méditerranée des pirates qui les infestoient. 

Ce fut à cette époque que l’orgueilleux Fréderic Barberousse exigea des soumissions de toutes les villes d’Italie. Gênes fléchit, mais sa soumission n’eut rien d’humiliant; elle obtint des conditions honorables, et indiqua à toute l’Italie la conduite qu’elle auroit dû tenir. Cette conduite remplie de sagesse lui mérita des égards de la part du vainqueur de Milan, et la mit à portée de recommencer une quatrième guerre contre les Pisans ses éternels ennemis. Une rixe élevée entre quelques particuliers pour des intérêts de commerce en fut le prétexte. Les Gênois envoyèrent à Fréderic des députés pour se plaindre de la partialité qu’il avoit montrée en faveur des Pisans. Spinola, chef de cette députation, qui avoit tous les caractères d’une ambassade, parla avec beaucoup de fermeté, et assura l’empereur que la république périroit plutôt que de céder la Sardaigne aux Pisans. Ce prince, qui leur en avoit donné l’investiture, et qui avoit reçu d’eux la sommes convenue, n’osa cependant compromettre son autorité, et laissa aux deux partis la liberté de s’entre-détruire. 

Mais pendant que Gênes déployoit avec succès des forces imposantes, et que ses ennemis tremblant cherchoient par des efforts incroyables à retarder leur chûte, elle étoit intérieurement livrée aux factions. C’est le sort ordinaire de toutes les républiques; et lorsque ces factions sont balancées, elles entretiennent dans l’âme des républicains une énergie nécessaire au maintien de la liberté. C’est du choc des opinions que jaillit la lumière. Mais lorsque les factions sont trop prononcées, qu’elles se donnent des chefs sous lesquels elles se rallient, l’état est véritablement en péril. Gênes l’éprouva en 1169. Deux familles puissantes divisées d’intérêt, comme elles l’étoient d’opinion, prirent les armes. On se battit dans les rues avec acharnement, et Gênes fut abreuvée du sang de ses citoyens. 

On a dit que la cause de ce combat fut la protection accordée à Barason, qui prenoit le titre de roi de Sardaigne. Je penche à croire que ce ne fut qu’un prétexte dont se servirent les Castelli et les Avocani, chefs des deux familles de ce nom, qui se disputoient la principale influence dans les affaires publiques. 

Pendant long-temps les Gênois, livrés à ces discordes civiles, laissèrent les Pisans tranquilles, ou n’agirent contr’eux que mollement et par intervalles. Ce ne fut qu’en 1190 que les rois de France et d’Angleterre, attirés à Gênes par le besoin des vaisseaux de la république pour le transport des troupes qu’ils vouloient conduire en Orient, parvinrent à y rétablir la paix intérieure. Les deux partis se rapprochèrent: on changea la forme de la magistrature, et des podestats remplacèrent les consuls. Il y eut aussi des réformes dans le sénat et dans les conseils. On remarque que les troubles commencèrent à l’époque où Gênes consentit à reconnoître une noblesse positive, et à lui accorder des distinctions. Ces distinctions, hochet des grands enfans appellés hommes, faillirent causer la ruine de la patrie. Le gouvernement cessa d’être démocratique et la noblesse se disputa le consulat. 

L’abolition de cette dignité, et l’élection d’un podestat qui devoit toujours être choisi parmi les nations étrangères, ne produisirent qu’un calme passager. Les troubles recommencèrent, parce que l’ambitieux ne manque jamais de prétexte pour colorer sa mauvaise foi. Marquard, l’un des ministres de l’empereur Henri, s’entremit pour les faire cesser. Il réussit: les Gênois reconnoissans prirent les armes pour la cause de ce prince, et l’aidèrent puissamment à faire la conquête de la Sicile, malgré la rivalité des Pisans. De nouveaux démêlés entre ces deux républiques nécessitèrent un nouvel accommodement; et l’on convint que de part e d’autre on rendroit les prisonniers et les vaisseux. Les Gênois exécutèrent de bonne fois les conditions du traité; mais les Pisans, forts de la protection secrette de l’empereur, en violèrent manifestement les articles. Il fallut dissimuler cet outrage pour ne point irriter un monarque ingrat, qui déjà avoit oublié qu’il devoit une grande partie de sa puissance à cette république qu’il craignoit, qu’il vouloit abaisser, et que peut-être il seroit parvenu à détruire. 

En 1195, les Gênois se crurent assez forts pour se venger des outrages continuels des Pisans, et sur-tout de leurs hostilités dans la Corse. Tous les citoyens se levèrent pour l’intérêt de la patrie; tous concoururent avec zèle pour reprendre Bonifacio dont les Pisans s’étoient emparés. On équipa une flotte, on partit, et bientôt l’île de Corse rentra sous la domination gênoise. D’autres citoyens se réunirent pour armer plusieurs bâtimens, avec lesquels ils donnèrent la chasse aux Pisans, et s’emparèrent d’un grand nombre de leurs vaisseaux. 

Les années 1203 et 1204 furent marquées par des dissensions qui coûtèrent beaucoup de sang. 

Lors de la prise de Constantinople, les Vénitiens s’étoient emparés de beaucoup de reliques, talismans très-précieux dans ces temps d’ignorance. Dondidio Bove ayant su que toutes ces reliques étoient sur un vaisseau vénitien, l’attendit au passage, le prit et l’amena en triomphe à Gênes. Venise le réclama, et le sénat de Gênes refusa de le rendre. Telle fut la cause première de la haine qui subsista si long-temps ente ces deux républiques. Bientôt la rivalité dans le commerce, les succès rapides des Vénitiens, leurs conquêtes éclatantes achevèrent de les rendre ennemies. 

Vers 1233, Gênes qui, après de longues discordes, jouissoit d’un intervalle de calme, vint au secours de la ville de Lucques sa fidelle alliée, et sut y rétablir la paix. Elle se comporta en cette occasion avec un désintéressement rare et une dextérité qui lui fit honneur. 

L’an 1238, l’empereur Fréderic envoya des commissaires à Gênes pour recevoir le serment de fidélité que les villes croyoient encore devoir au chef de l’Empire. Le sénat y acquiesça; mais, quelque temps après, le même prince exigea le serment de suzeraineté, ce que la république refusa avec une fermeté qui ne laissa pas l’espoir d’une seconde tentative. 

Fréderic mécontent dissimula jusqu’au moment où les Pisans recommencèrent la guerre. Il se joignit à eux, et remporta une victoire complette sur la flotte gênoise. Ce désastre produisit un effet auquel l’empereur étoit loin de s’attendre. Les citoyens, divisés entr’eux par l’effet de ses intrigues, se réunissent pour s’opposer à l’ennemi commun. Une flotte nouvelle est équipée, le courage l’emporte sur le nombre, et la patrie est encore une fois sauvée. 

La mort de l’ambitieux Fréderic délivra Gênes d’un ennemi puissant; mais des tracasseries excitées par le clergé faillirent à lui devenir plus funestes encore que ne l’auroit été une défaite complette. 

L’année 1257 est remarquable par le changement qui se fit dans le gouvernement. Le peuple, après avoir long-temps supporté l’usurpation graduelle que les nobles s’étoient permis d’effectuer, après avoir courbé la tête sous le joug d’une aristocratie qu’il détestoit, se réveilla, secoua ses chaînes, chassa le podestat, élut pour capitaine général Guillaume Boccanegra, plébéien estimable, connu par ses vertus et par ses qualités civiques. Il est à remarquer que cette révolution opérée par la volonté spontanée du peuple, ne fut point cimentée par le sang des nobles. Les personnes et les propriétés furent constamment respectées; aucune violence ne souilla cette régénération morale. Après avoir obtenu le changement qu’il demandoit, le peuple quitta les armes, et se fit un devoir d’obéir aux magistrats choisis par lui. Sa modération fut portée encore plus loin; car il confia le commandement des armées de terre et de mer (on étoit alors en guerre avec les Pisans) aux citoyens qui lui parurent avoir les qualités nécessaires, sans acception de naissance, mais aussi sans que la noblesse fût une exclusion. 

Je ne rapporte ce fait que pour prouver qu’en général le peuple qui n’est point égaré par des factieux, sait se contenir dans les bornes de la justice, et que le peuple gênois en particulier, loin de mériter les imputations odieuses dont on le charge, est un des plus estimables de la terre. 

Les années 1264-1266 offrent plusieurs traits de modération de la part de la république, et cela dans une circonstance où les nations les plus douces, aigries par les revers, sortent quelquefois de leur caractère, et punissent le malheur ou l’imprudence comme devroit toujours l’être la trahison et l’impéritie. Les généraux gênois battus par les Vénitiens furent cités devant les magistrats, condamnés à des amendes, et le commandant vit confisquer ses biens. Aucun reproche n’accompagna ce châtiment; mais les coupables virent l’indignation et le mépris se peindre dans les regards de leurs concitoyens; et cette peine leur fut plus sensible que la perte de leur vie. 

Les Vénitiens, plus cruels envers Pisani, qui n’avoit été que malheureux, le tinrent pendant long-temps dans une obscure prison, et ne lui rendirent la liberté que parce qu’ils eurent besoin de ses services. 

Ce parallèle absolument à l’avantage des Gênois pourroit être poussé beaucoup plus loin; mais il me suffit de mettre le lecteur à portée de rendre justice à une nation puissante et sur-tout estimable. 

Suite de l’article précédent. 

La douceur du peuple gênois, les égards qu’il conserva pour la noblesse, malgré les outrages qu’il en avoit reçus, le tint dans un état convulsif jusqu’en 1339, que, lassé d’être victime de l’ambition des grands, d’être assujetti à des puissances étrangères, il prit la ferme résolution de changer encore la forme de son gouvernement. Simon Boccanegra, descendant de celui qui avoit été choisi pour chef en 1257, reçut le titre de doge avec un pouvoir très-étendu. Le peuple préféra un seul maître à une horde de tyrans. Quelques brigands profitèrent de ces premiers momens de troubles pour piller plusieurs maisons de nobles; mais le nouveau doge, aidé du peuple dont il étoit le choix libre, mit un frein à la cupidité de ces scélérats, et le calme se rétablit.

Telle fut la seconde révolution faite par le peuple. J’ai parlé des motifs qui le portèrent à la réunion de tous les pouvoirs en une seule main; et je ne me lasse pas d’observer que Gênes ne fut ensanglantée que par la noblesse. 

Boccanegra garda la souveraine puissance pendant cinq années; mais s’appercevant que la foule des mécontens grossissoit journellement, et craignant de devenir leur victime, il abdiqua, et se retira à Pise. Sous ce règne qu’illustrèrent d’éclatantes victoires remportées sur les Turcs, les Tartares, et les Maures d’Espagne, la république de Gênes étoit enviée, mais respectée de toutes les nations. 

L’abdication de Boccanegra fit éclore de nouvelles contestations. La noblesse prétendit exclusivement à cette place; mais le peuple ne voulut point y consentir, et rejetta constamment tous les sujets qui lui furent présentés par le parti opposé, soit nobles, soit plébéiens. Jean de Morta, citoyen recommandable par sa sagesse, sa modération, son amour pour la patrie, son éloignement pour toute sorte de factions, fut elu. La noblesse, forcée d’admirer ce choix, ne l’approuva point formellement; le calme ne se rétablit qu’avec le temps, et Gênes ne dut le retour de sa tranquillité intérieure qu’à la médiation de Visconti, duc de Milan. 

La banque de Saint-George, monument de la sagesse populaire, fut fondée en 1346. Voici à quelle occasion. 

Une partie des nobles exilés pendant l’interrègne revenoient, le fer et la flamme à la main, donner des loix à leur patrie. Déjà ils étoient près des portes suivis d’une armée considérable. Le peuple, rempli de méfiance à l’égard de ceux de cette caste qui sembloient avoir embrassé sa cause, résolut de faire tête à l’orage, et de n’avoir obligation de son salut qu’à des individus tirés de sa classe. Les fonds manquoient pour se procurer des moyens de défense. Quatre citoyens furent chargés des mesures à prendre pour la sûreté de la ville. Ils appellèrent près d’eux les plus riches habitans, qui s’engagèrent à avancer les sommes nécessaires pour la formation d’une flotte. La république reçut ce secours à titre d’emprunt; elle engagea ses revenus qui devoient être répartis entre les citoyens prêteurs en proportion des sommes qu’ils auroient avancées. Cet établissement, auquel Gênes dut son salut, fut perfectionné dans la suite, et dans tous les temps confiés aux soins des plébéiens, à qui seuls en appartient encore la gestion. 

En très-peu de temps les mutins furent domptés, et l’on fit la conquête de l’île de Chio. Cette expédition eut pour chef le célèbre Vignoso, qui se distingua non-seulement par une bravoure à toute épreuve, mais encore par des vertus dignes des anciens Romains. Sous son commandement les troupes observèrent une discipline exacte: on le vit mépriser l’or des insulaires; on le vit punir avec sévérité son fils pour avoir contrevenu à la défense qu’il avoit faite de s’écarter du gros de l’armée pour piller les habitans de Chio. 

Pendant le règne de Jean de Morta, la république n’éprouva d’autre fléau que celui de la contagion générale qui dépeupla en grande partie l’Europe; mais il fut bien funeste pour elle. Son doge, attaqué de la contagion, en mourut; et cette perte excita des regrets bien justifiés par la suite des événemens. Jean Valenti fut élu par le peuple; et quoique ce choix ne rencontrât pas beaucoup d’oppositions, des mécontentemens particuliers, la perte de plusieurs batailles, la crainte de tomber sous la puissance des Vénitiens contraignirent les Gênois de se mettre sous la protection du duc de Milan. La tranquillité fut rétablie, mais il leur en coûta la liberté. Le retour de Boccanegra rendit au peuple le courage qu’il sembloit avoir perdu; il secoua le joug des Visconti, et récompensa le zèle de son libérateur en lui rendant le dogat dont il jouit pendant setp ans, à la grande satisfaction de la république. Cet homme, dont l’ambition déguissée avoit été si avantageuse à la patrie, périt malheureusement. Invité à un festin avec Lusignan, roi de Chypre, il fut empoisonné, ainsi que ce prince, par Pierre Merocello. Gabriel Adorne, gibelin recommandable par sa probité et par ses vertus lui succéda en 1363. 

Cependant, malgré la sagesse de l’administration d’Adorne, la noblesse se révolta, tenta plusieurs fois de l’assassiner, et le contraignit d’avoir recours à la fuite. Dominique Fregose lui succéda, fut déposé et empoisonné. 

En 1372, les Gênois tirèrent une vengeance éclatante du massacre que les Vénitiens avoient fait d’une partie de leurs concitoyens établis en Chypre. Ils s’emparèrent de la totalité de l’île, la rendirent à son véritable souverain, à l’exception de la ville de Famagouste qu’ils retinrent, et qu’ils gardèrent pendant un siècle. Ce fut pour tirer une vengeance complette de ce massacre qu’en l’année 1376 ils déclarèrent la guerre à la république de Venise, qui, par une suite de revers, se vit sur le point de tomber sous l’effort de leurs armes. Elle n’échappa à sa destruction totale que par la mort du général gênois qui fut tué dans l’action. Cette perte favorisa les intentions pacifiques d’Amé VII, duc de Savoie, qui proposa la paix entre les deux républiques, et parvint à la faire conclure. 

L’administration d’Adorne fut heureuse pendant quelques années. Gênes fit des acquisitions importantes; mais sa paix intérieure fut troublée par celui même qui devoit en être le conservateur. L’ambitieux Adorne, forcé de céder encore à ses ennemis, s’échappa de nouveau, et l’année d’ensuite reparut avec des troupes, chassa son compétiteur, régna quatre ans, et pour la quatrième fois eut recours à la fuite. Montalto, ré-élu après plusieurs choix moins heureux, abdiqua bientôt, et l’infatigable Adorne se reproduisit encore sur la scène.

Ces changemens rapides ne purent avoir lieu sans exciter d’effrayantes agitations. Il y eut beaucoup de sang répandu; quantité de citoyens opulens furent réduits à l’indigence; la disette augmenta les malheurs de la république: et tous ces orages eurent leur cause dans l’ambition des nobles qu’une existence tranquille fatiguoit, et qui croyoient se resaisir, à la faveur des troubles, de l’autorité qu’ils avoient eue avant que le peuple eût connu ses droits et qu’il eût fait usage de sa force. 

Qu’il me soit permis de rapporter un fait qui honore les Gênois, et prouve que les imputations dont on les charge sont l’effet d’une prévention aussi ridicule qu’injuste. 

Luchino Vivaldo devint éperduement amoureux de l’épouse d’un bourgeois qui ne soutenoit sa famille qu’au moyen d’un emploi très-modique. Fier de son rang, Vivaldo n’imagina point que l’on pût résister à ses propositions. Les offres furent dédaignées, les présens refusés: les menaces eurent leur tour et ne firent pas plus d’effet. Enfin la vengeance remplaça l’amour; et l’homme probe, qui avoit préféré son honneur à la jouissance d’une fortune acquise par de vils moyens, fut réduit à la mendicité, et par suite perdit sa liberté. Sa jeune épouse, forte de sa vertu, se présente avec deux enfans à demi-couverts de lambeaux au palais de son persécuteur; elle paroît devant lui, tombe à ses pieds, et demande des secours pour sa malheureuse famille. Vivaldo, frappé de ce tableau touchant, sentit pour la première fois la pointe du remords. Il ne se croit plus permis d’offenser cette infortunée par de nouvelles propositions. Au sein de la misère, les yeux remplis de larmes, une main tendue vers le ciel, et de l’autre serrant ses enfans contre son cœur, elle paroît plus qu’un ange à l’éperdu Vivaldo. Il la relève, la rassure, lui promet de réparer son crime, et s’éloigne de cette femme intéressante. 

Laissant cette famille éplorée dans son cabinet, il passa dans l’appartement de son épouse; et là, surmontant la honte que devoit lui causer un tel aveu, il lui avoua le crime qu’il avoit commis, celui qu’il auroit voulu commettre, et mit sous sa protection l’innocente victime d’une passion qu’il n’avoit pu jusqu’alors réprimer. Cet aveu sublime exalta l’âme sensible de l’épouse de Vivaldo. Elle courut chercher sa rivale, lui prodigua ses soins ainsi qu’à sa famille, et la combla de présens. Le mari, déchargé de l’accusation intentée contre lui, fut remis en liberté; et Vivaldo, pour ne laisser aucune prise à des interprétations malignes, voulut, par un aveu public, justifier aux yeux de la multitude la conduite des deux époux. 

Montalto intriguoit près de Galéas, duc de Milan. Il sollicitoit un secours assez considérable pour remonter sur le trône. Adorne n’ignoroit ni ses desseins, ni la politique de Galéas, ni la haine de ses compatriotes que tant de sang versé pour sa querelle avoit allumée de nouveau. Il ne trouva d’autre moyen de parer à ce coup que de livrer sa patrie aux François. Les nobles le secondèrent de tout leur pouvoir. Ils se croyoient moins humiliés de recevoir des loix d’un souverain étranger que d’obéir à celles consenties par leurs compatriotes. Le peuple subjugué ne fut soumis. Il céda pour un temps; mais à la fin du quatorzième siècle, le gouverneur que la France avoit envoyé à Gênes se vit forcé de condescendre à la nomination de plusieurs magistrats du parti populaire. 

On a dit des Gênois, ainsi que de plusieurs autres peuples, qu’ils ne savoient ni jouir de leur liberté, ni ramper sous des maîtres. Ce premier dilemme est vrai, si par le mot liberté on entend l’absence de toute loi et institution répressives; le second l’est aussi, lorsqu’au lieu de faire régner la loi, d’en être l’organe, les gouverneurs ont voulu empiéter sur les droits dont la nation ne peut que confier l’exercice: les Gênois se sont tous levés, et ont chassé alors de leur sein le despote qui abusoit de leur confiance. Tant que le maréchal de Boucicault se conduisit bien, il fut aimé; dès qu’il devint dur, injuste, cruel, les Gênois le haïrent. Ils se soulevèrent en 1409, secouèrent entièrement le joug de la France, élurent pour leur capitaine général le marquis de Montferrat, qui avoit aidé à faire la révolution. Trois années de tranquillité furent le fruit de cette révolution. Mais le marquis de Montferrat étant tombé dans la même faute que Boucicault, il fut chassé, et le gouvernement devint mixte. Grégoire Adorne fut élu doge. 

L’inimitié des Montalto et des Adorne, la division des Fregose, des Fiesque, des Guarco, furent la cause première de l’asservissement des Gênois qui, ne se trouvant point assez forts pour réduire ces nobles orgueilleux au rang de simples citoyens, préférèrent par intervalles une domination étrangère à la tyrannie qu’on vouloit exercer contr’eux. 

On en voit un exemple dans le discours du doge Pierre Fregose, qui ne pouvant résister aux Adorne que le roi d’Aragon protégeoit, s’écria: «Puisqu’il ne m’est pas possible de régner sur mes compatriotes avec tranquillité, je livrerai Gênes au pouvoir d’un prince étranger. Les Adorne ne se réjouiront point de ma chûte. J’obéirai; mais ils auront un maître; et jamais un Adorne ne pourra se vanter d’avoir été le mien». 

Il tint parole, et choisit le roi de France pour protecteur. Le parti contraire ralluma la guerre civile; le duc de Milan redevint encore maître de Gênes, et le fut jusqu’à sa mort arrivée en 1466. Galéas son fils régna avec un sceptre de fer, et le peuple eut le courage de prendre les armes contre lui et contre les nobles qui tenoient son parti. Cette guerre se termina avec le siècle. Louis XII succéda au prince milanois. 

Ce monarque, l’un des meilleurs rois que la France ait eu, ne conserva pas long-temps la bienveillance d’un peuple qui ne respiroit qu’après sa liberté première. Des actes de despotisme excitèrent des soulèvemens. Octavien Fregose en profita et fut élu doge. 

François Ier, souverain de Gênes par la trahison de ce même Fregose, qui se réduisit volontairement à devenir son mandataire, fut entraîné par son ambition dans une foule de disgrâces que les peuples soumis à sa domination payèrent bien cher. Gênes, sur-tout, eut lieu de se repentir de son dévouement. Elle fut assiégée, prise et pillée par les impériaux, et enfin remise entre les mains des Adorne. Charles-Quint crut en imposer par cette modération apparente. L’ancienne magistrature fut rétablie ainsi que le dogat. 

L’inconstance de Doria, d’abord amiral au service de France, ensuite à celui de l’empereur, ravit et rendit tour-à-tour la liberté aux Gênois. Enfin l’amour de la patrie l’ayant emporté sur l’ambition, il refusa la souveraineté qui le fut offerte, et préféra le titre immortel de libérateur des Gênois à celui de doge, qui, peut-être, lui eût échappé, ainsi que cela étoit arrivé à presque tous ceux qui l’avoient voulu saisir. Les loix furent changées, et la forme du gouvernement devint à-peu-près ce qu’elle est actuellement. L’expérience avoit appris à Doria que le dogat perpétuel étoit la cause première de tous les troubles qui avoient agité l’état; il en restreignit la durée à deux ans, et ne voulut ni accepter cette dignité temporaire, ni paroître diriger le choix du peuple. Des statues érigées en son honneur, un palais bâti par ordre de la république, lui parurent une récompense préférable au pouvoir suprême. 

 La conjuration des Fiesque est connue. Elle se termina par la mort du chef, le supplice d’une partie des conjurés, et le bannissement des autres. La paix régna jusqu’en 1560, année dans laquelle Doria cessa de vivre.

De nouveaux troubles nécessitèrent de nouvelles mesures. Gênes fut toujours agitée par des dissensions qui, pour l’ordinaire, cessoient à l’annonce d’une guerre étrangère; alors les citoyens de toutes les classes se réunissoient pour repousser l’ennemi commun; mais, à peine rendus à leurs foyers, ils recommençoient à se livrer aux tracasseries, à l’ambition, et se préparoient de nouveaux malheurs. 

En 1581, cette république eut la foiblesse de céder aux instances réitérées de Grégoire XIII. L’inquisition fut établie; mais le sénat en restreignit le pouvoir en nommant deux de ses membres pour assister aux délibérations des bénits pères, et les surveiller de manière à assurer le repos des personnes et le maintien des propriétés. 

L’inquisition de l’état date de l’année 1625. Elle n’a de commun avec celle de Venise que le nom seulement. 

La conjuration de Vachero pensa renverser la république; mais elle fut découverte à temps, et produisit un bien que l’on étoit bien éloigné d’en attendre. Une réforme générale en fut le fruit. Le gouvernement s’empressa de réparer les griefs du peuple; l’esprit de justice, de tolérance, de sagesse se propagea; et les tribunaux reçurent alors l’organisation qu’ils ont conservée jusqu’à nous jours. 

Divers événemens auxquels la république fut forcée de prendre une part active, altérèrent encore sa tranquillité. Louis XIV se vengea de la préférence donnée par la seigneurie à l’Espagne, et le doge vint à Paris faire satisfaction au fastueux monarque des François. Cette humiliation apparente qui sauva Gênes fut commandée par le peuple, qui préféra sa sûreté à une résistance qu’il voyoit lui devenir funeste. 

Depuis cette époque jusqu’à l’année 1740, où l’Europe entière prit parti dans la querelle de la succession d’Autriche, les Gênois respirèrent librement. Mais le roi de Sardaigne ne leur laissa point la liberté de garder la neutralité qui convenoit à leur position politique. Forcés de prendre les armes, ils s’allièrent aux couronnes de France et d’Espagne, ce qui leur attira le courroux de la vindicative Marie-Thérèse, et pensa causer leur ruine totale. Assiégée en 1746, Gênes se rendit au marquis de Botta. Les Gênois exécutèrent avec une exactitude scrupuleuse tous les articles de la capitulation: loin de profiter d’un désastre arrivé aux troupes autrichiennes qui avoient eu l’imprudence de camper dans le lit d’un torrent, et qui se trouvèrent presque submergées, ils les aidèrent à se tirer de ce danger. Cette conduite, qui auroit dû désarmer l’impératrice, ne changea rien à leur sort: les exactions, les vexations de tous genres, la cruauté la plus étudiée, tout fut mis en usage pour les réduire au désespoir. Botta avoit promis de faire observer la plus exacte discipline, et cependant ses troupes ravageoient impunément Gênes et ses environs. Les contributions exigées étoient énormes, et le mode de perception étoit plus odieux encore. Chaque jour Botta formoit des prétentions nouvelles. Gênes avoit été taxée à 24 millions de livres à payer par tiers. Le premier paiement eut lieu sur le champ; le second eut peine à s’effectuer: il fallut pour le compléter avoir recours à l’argenterie des églises et à celle des particuliers. Les Gênois demandèrent grâce, mais Botta, avide pour lui ainsi que pour sa souveraine, menaça d’une exécution militaire. Il refusa d’accepter en compte les fonds qui appartenoient aux Gênois en Allemagne. La cour de Vienne exigea qu’ils habillassent trente mille soldats. Plus les Gênois montroient de patience et de douceur, plus les Allemands se permettoient d’en abuser. Ils les opprimoient avec un acharnement inconcevable. Généraux, officiers, soldats, tous à l’envi cherchoient à se signaler en multipliant les outrages. 

Les choses étoient en cet état lorsque les Autrichiens demandèrent à la république quarante pièces de canon. Le sénat n’osa les refuser; les Gênois les transportèrent eux-mêmes en murmurant. 

Le 5 décembre l’affût d’un de ces canons cassa dans la rue Portaria. Le peuple se réunit autour de cette pièce. Un officier, s’apparcevant que la curiosité d’un des habitans nuisoit à l’accélération du travail, leva sur lui la canne et le frappa. Le Gênois se vengea par un coup de couteau. Le peuple s’émut, fit pleuvoir une grêle de cailloux sur les Autrichiens qui, bientôt assaillis de toutes parts, prirent la fuite devant une poignée de gens qu’un détachement des leurs auroit pu exterminer. Il est à remarquer que le sénat et les nobles n’eurent aucune part à cette insurrection. Le peuple eut encore une fois la gloire de se sauver lui seul; et par une suite de sa modération, il ne chercha point à se prévaloir de ce succès pour imposer des conditions à ses maîtres. Boufflers et Richelieu arrivèrent ensuite, et la liberté de Gênes fut totalement mise hors d’atteinte. 

C’est particuliérement dans cette révolution que les Gênois déployèrent un grand caractère. Après avoir chassé leurs bourreaux, ils se formèrent en compagnies sans distinction d’état. Plusieurs femmes se joignirent à eux; des prêtres, des religieux se montrèrent ce qu’ils auroient toujours dû être, citoyens zélés et courageux. L’énergie étoit au comble; mais la discipline n’en étoit pas moins exacte; et la noblesse renfermée d’abord chez elle, et ensuite siègeant au sénat, ne perdit aucun des droits consentis par le peuple. Elle redevint aussi puissante que jamais; ce qui prouve qu’à Gênes l’aristocratie a su se contenir dans de justes bornes, si toutefois il doit paroître juste à des républicains de conserver dans son sein une caste privilégiée et de lui obéir. 

Il y avoit déjà plusieurs mois que le peuple de Gênes faisoit les plus grands efforts pour soutenir la guerre. L’argent commençoit à manquer; le conseil proposa d’avoir recours à des impôts extraordinaires. Grillo, patriote zélé, mais connu par des écarts d’imagination plus que singuliers, fit voir dans cette occasion une sagesse bien supérieure à celle de ses collègues. 

Il sembloit se jouer avec des cordes qu’il tenoit à la main, lorsque quelqu’un impatienté de ce mouvement lui en demanda le motif. Il répondit froidement que le peuple ayant forcé d’abandonner son travail pour se livrer tout entier au salut de l’état, il ne lui resteroit d’autre parti à prendre, si on continuoit à vouloir le grever d’un nouvel impôt, que de se pendre. Que comptant sur cette résolution, il avoit cru devoir fournir à la dépense que cela occasionneroit. De l’argent et point de plaisanteries, lui dit-on. Sans repliquer il sortit, et fit entrer plusieurs hommes courbés sous le poids de sacoches bien remplies. «J’offre ces six cent mille livres à la patrie, dit-il en élevant la voix, que chacun en fasse autant en proportion de ses facultés». Cet exemple fut un trait de lumière; chacun donna: les femmes de tout âge, de tout état s’empressèrent d’apporter au trésor les ornemens qui faisoient partie de leur parure. Trois jours suffirent pour mettre l’état au-dessus des besoins de tous genres. L’armement eut lieu; les pauvres furent secours, et la guerre se termina par une paix solide. Grillo! Grillo! où est-tu? 

De l’Aristocratie de Gênes. Parallèle avec celle de Venise. 

De tous les faits qu’offre l’histoire de Gênes, le plus récent, et par conséquent celui auquel il est impossible de ne pas ajouter foi, auroit dû suffire pour désabuser les nations de l’erreur où les ont plongées des voyageurs peu instruits, des historiens peu fidèles. Le pouvoir suprême remis par le peuple vainqueur dans les mains de la noblesse, dans les mains du sénat dont il est exclu, n’emporte-t-il pas la conviction que le gouvernement aristocratique n’étendit jamais ses prétentions jusqu’à la tyrannie? Cette démarche spontanée de la part d’un peuple qui plus d’une fois a combattu pour défendre sa liberté, est une preuve que ce peuple a par-devers lui une longue série de faits qui justifient sa confiance. 

Venise au contraire présente l’image du despotisme le plus révoltant, le plus atroce. Depuis sa fondation jusqu’au douzième siècle que la noblesse conspira contre le peuple, son gouvernement offre un mêlange d’aristocratie et de démocratie. Gênes étoit alors moins malheureuse; les loix régnoient, et le coupable qu’elles frappoient avoit lui-meme consenti son châtiment. Mais du moment où les nobles s’emparèrent de tous les pouvoirs, Venise a déchu et s’est dégradée au point de ne plus connoître d’autre sentiment que celui de la terreur. Basamonte Tiepolo, adoré du peuple dont il defendoit la cause avec intrépidité, fut le martyr de son zèle. Un vase de fleurs échappé des mains d’une femme imprudente termina la vie de ce héros. Le peuple consterné et crédule, comme on l’étoit alors, crut voir dans cet accident la volonté du ciel. Il ceda, et fut enchaîné. 

A peine la noblesse de Venise se fut-elle resaisie de l’autorité, qu’elle travailla à exclure du gouvernement les citoyens des autres classes. Pour étouffer dans leur naissance les projets qu’oseroit enfanter l’amour de la liberté, elle établit le conseil des dix et celui des trois, qui, sans formes légales, sans ordres donnés ou reçus, disposent à volonté des biens, de la vie et de l’honneur des citoyens. Sous l’empire des tyrans, tels que Tibère, Caligula, Néron, Domitien et tant d’autres monstres, l’oppression, la cruauté, le mépris des loix, celui de l’humanité étoient devenus les maximes du gouvernement. Mais ce gouvernement tenoit au caractère de ces princes; il étoit précaire; il devroit passer comme eux, passer avec eux: il étoit réservé aux Vénitiens de sanctifier tant de forfaits par un accord unanime du souverain et des administrés. 

L’histoire de Venise, si l’on en excepte les guerres étrangères, n’offre qu’un assemblage énorme de crimes amoncelés. L’inquisition d’état fut établie pour accueillir les délations; et tous ceux qui ont été assez malheureux pour donner de l’ombrage aux dominateurs ont expié ce crime par une mort plus ou moins lente, mais presque toujours ignorée. Comme le secret le plus profond est l’âme de ce gouvernement, et que la majeure partie des sénateurs ignorent, ainsi que le public, pourquoi et comment les victimes périssent, cette partie de l’histoire, semblable à la mort, reste muette pour la postérité. On a pris ce silence apparent pour de la tranquillité, et l’on a cru que l’administration intérieure de cette république étoit bonne, parce qu’elle n’a été troublée par aucune révolution. 

Pour donner une histoire fidelle de la république de Venise, il faudroit descendre dans les souterrains immenses de la seigneurie. Il faudroit pouvoir interroger les victimes qui y gémissent, les murs qui attestent l’existence de ceux qui y sont entrés pour expier longuement et d’une manière cruelle le malheur de s’être quelquefois servi des facultés données par la nature. Voir, entendre ce qui se passe, l’approuver ou l’improuver, mérite un châtiment qui n’est jamais différé. Émule de Tacite, de combien de faits l’auteur d’une semblable histoire eût-il enrichi sa production! Il semble que le Dante ait, par anticipation, voulu peindre des forfaits qui n’existoient pas encore, lorsque, d’une main ferme, il traça le sublime et effrayant tableau de l’enfer. Il semble qu’on le voit parcourir ces cachots nombreux, ou assister à ces interrogatoires iniques où des juges atroces prononcent sans appel le supplice des victimes de l’aristocratie, et s’abreuvent froidement de leurs pleurs et de leur sang. 

Le palais de l’état annonce ce qu’est le gouvernement de Venise. Sur plusieurs de ses portes sont écrits ces mots: Ici on reçoit les dénonciations secrettes relatives à tel crime. Ici on reçoit les dénonciations secrettes pour les crimes d’état. 

Dans ce pays, non-seulement la loi ordonne les délations, mais elle punit la négligence ou l’oubli de ceux qui, instruits de quelques faits relatifs au gouvernement, ne se sont point empressés de les révéler; elle les punit avec autant de sévérité que s’ils eussent été les coupables. 

Gênes ne connoît point ce genre d’atrocité. Son inquisition d’état sert à maintenir l’ordre social sans gêner sa liberté. Les inquisiteurs sont préposés pour examiner les coupables; le soin de les punir appartient à des juges, qui ne peuvent être tirés ni de l’ordre de la noblesse, ni pris parmi les sujets de la république. A Gênes, de quelque nature que soient les crimes, ils sont examinés légalement, et avec les précautions nécessaires pour prévenir les effets de la supercherie et même ceux de la prévention. On n’a jamais vu d’exemple tel que Venise en donna dans l’affaire du marquis Vivaldi. Cet infortuné, arrêté comme franc-maçon, fut étranglé secrètement dans la prison; ensuite, le visage couvert d’un masque, il fut exposé sur la place avec cet écriteau: C’est ainsi que la république traite les francs-maçons.

Depuis la révolution arrivée dans le douzième siècle, la noblesse de Venise s’est efforcée d’écarter des affaires celle du second ordre, connue sous le nom d’ordre des citadins. Elle ne lui a laissé qu’une charge importante, qui est celle de chancelier de la république, et ne lui permet de remplir que des commissions secondaires, telles que des résidences etc. Mais comme la seigneurie ne peut pas prétendre à se perpétuer toujours en nombre suffisant pour conserver l’autorité dont elle est si jalouse, elle a ouvert le livre d’or, et a permis l’admission à ses sujets de terre-ferme, ainsi qu’à ceux de l’ordre des citadins, pourvu qu’ils pussent faire des preuves de noblesse équivalentes à celle jugées nécessaires pour entrer dans l’ordre de Malte. Il faut qu’ils aient un revenu de huit mille écus, et qu’ils viennent eux et leur famille s’établir dans la capitale. Ces conditions n’ayant pas paru fort avantageuses, très-peu de personnes en ont profité. Le nombre des familles aristocrates diminue sensiblement, et l’on sera contraint d’ouvrir encore le fameux livre d’or à des conditions plus douces, ou de tomber dans l’oligarchie.

Gênes est infiniment mieux organisée; elle a aussi un livre d’or, divisé en deux parties ou portiques. Le vieux portique contient la série des familles anciennes, et nul motif n’y en fait admettre de nouvelles. Mais quoiqu’il soit à souhaiter que cette distinction qui entretient un germe de division cesse d’exister, parce qu’elle tend à faire tomber les premières dignités de l’état sur un petit nombre de têtes, il n’en est pas moins vrai qu’elle est encore moins dangereuse que celle de Venise, parce que l’administration n’est pas la même. On recrute la noblesse de la seconde classe: les nobles sujets de l’état, et même les négocians, y sont incorporés, moyennant une somme de cent mille livres. 

A Venise le noble nouvellement inscrit ne peut être honoré d’aucune magistrature importante; à Gênes on peut, après quelques années, remplir les fonctions de magistrat et même de sénateur. Quinze ans d’admission suffisent pour pouvoir prétendre au dogat. Cambiaggio en est un exemple. Rien de mieux imaginé pour intéresser les particuliers à concourir de tout leur pouvoir à la prospérité publique. 

 A Gênes le peuple ne se croit pas séparé de la noblesse, puisque la ligne de démarcation peut être aisément franchie. Il sait qu’un travail assidu lui ouvrira cette barrière; il regarde les honneurs qui sont attachés à la dignité de noble comme devant être un jour le récompense de son assiduité. C’est pour lui, pour sa postérité un stimulant qui tourne au profit de la république; avantage dont ne jouit point l’orgueilleuse Venise. 

Indépendamment de cet avantage qui donne à la seigneurie de Gênes une supériorité marquée sur sa rivale, il en existe un autre qui intéresse la classe inférieure du peuple. Il jouit du droit de nommer à plusieurs magistratures; ses réclamations, ses observations sont écoutées. Dès qu’il veut manifester sa volonté, il le peut; et les nobles ne s’écartent jamais de certaines maximes chères à la nation, parce que le temps les a consacrées. 

Gênes sait récompenser les belles actions.

Montesquieu a prouvé que les états qui décernent des récompenses pécuniaires pour de belles actions annoncent par cela même la corruption de tous les principes. Les honneurs du triomphe étoient pour les Romains la récompense la plus flatteuse. Il falloit pour l’obtenir avoir remporté des victoires éclatantes sur des ennemis valeureux. Des triomphes obscurs, plus faciles ou moins importans, n’obtenoient que des ovations: cet usage avoit passé des Grecs aux Romains. En Grèce, on instituoit des jeux pour célébrer les victoires et honorer les vainqueurs. Les distinctions les plus flatteuses faisoient partie de leur récompense; leurs louanges étoient chantées publiquement, et les théâtres retentissoient de leurs noms mille fois répétés. Cette manière d’honorer la valeur faisoit passer dans l’âme sensible de la jeunesse l’ardeur qui forme les héros. 

Toutes les républiques anciennes et modernes ont imité Athènes, Sparte et Rome. La valeur seule étoit récompensée dans les soldats; mais il falloit que celle des généraux fût soutenue par la prudence. 

Gênes s’est distinguée dans cette partie de son administration. Une foule de monumens attestent les honneurs décernés pendant leur vie aux vainqueurs des Pisans, des Vénitiens, des Sarrazins, des Ottomans, et des autres ennemis de la république. 

Cet usage s’est conservé jusqu’à nos jours. J’ai vu des recueils de pièces destinées à élogier toutes les personnes, hommes et femmes, qui se sont distinguées en 1746, lors de l’expulsion des Autrichiens.

Il y a environ une vingtaine d’années que la république renouvella cet exemple. Plusieurs négocians avoient fait construire un navire dont ils donnèrent le commandement à l’un d’entr’eux. Les Algériens avertis de cet armement envoyèrent plusieurs chebecs et galeottes stationner entre le cap de Palos et celui de Gatte. Ils furent apperçus, et le capitaine demanda à la seigneurie quelques soldats pour aider l’équipage à se défendre. On les lui accorda. Beaucoup de passagers, comptant sur la bravoure et la prudence du commandant, n’hésitèrent point à se rendre à son bord, quoiqu’ils s’attendissent à une attaque vigoureuse. En effet, le vaisseau fut attaqué dans l’endroit désigné; le combat dura la plus grande partie de la journée. Les barbares s’efforcèrent à plusieurs reprises de venir à l’abordage, mais ils furent toujours repoussés. Presque tous leurs bâtimens furent coulés à fond, et l’on en prit deux. Les Gênois eurent environ deux cents blessés. Le vaisseau continua sa route pour Cadix où il arriva heureusement. Peu après il revint à Gênes; le capitaine fut reçu en triomphe. On ordonna une fête publique; les rues étoient tendues et jonchées de fleurs, les façades des maisons étoient ornées de riches tapis. Ce capitaine se nommoit Castellini: il existoit encore en 1781; son nom est inscrit dans le livre d’or. 

Les Gênois ont imité les Grecs et les Romains dans les institutions utiles qu’ils ont faites. Dans la grande salle du palais de l’état sont placés les portraits des grands hommes; ils respirent sur la toile ou le marbre, et la jeunesse les contemple avec admiration. Les guerriers qui ont défendu la patrie, ou qui en ont étendu les limites; les hommes généreux qui ont sacrifié leur fortune au soutien de l’état; ceux qui se sont signalés par un civisme pur, sont donnés en exemple à la postérité. Le savoir, les talens ne sont point oubliés, et reçoivent des récompenses proportionnées à l’utilité que l’état en a retirée. 

Mais dans le sénat, dans le palais du doge, dans la salle de la banque de Saint-George et par-tout, l’on voit des statues, des bustes, des tableaux qui représentent André Doria, le restaurateur de la liberté. La ville, les maisons particulières, les provinces, les campagnes même, sont remplies de monumens qui attestent la vénération publique. Son nom est dans toutes les bouches, et toujours il est prononcé avec attendrissement et respect. 

Le maréchal de Richelieu ayant aussi rendu des services signalés à la république, vit sa statue érigée dans Gênes. 

D’après ce que je viens de dire sur la différence qui existe entre le gouvernement de Gênes et celui de Venise, on ne sera pas surpris d’apprendre que la première de ces républiques s’est empressée de reconnoître les agens de la France libre. Les patriotes françois sont accueillis également par le peuple et par le sénat. A Venise ils sont persécutés; personne n’ose se déclarer en leur faveur. La crainte du supplice glace les cœurs. Pourquoi cette différence? Parce que l’aristocratie de Venise doit son existence à l’usurpation des pouvoirs, et sa durée au despotisme atroce de son inquisition d’état; tandis que celle de Gênes est fondée sur le vœu spontané du peuple; qu’elle se maintient par la modération, par la confiance réciproque qui existe entre les administrateurs et les administrés, et qu’elle ne redoute point la vengeance populaire qu’elle n’a jamais provoquée. 

Il n’appartient qu’aux tyrans de craindre le ressentiment des opprimés. La modération, le vrai patriotisme, l’exercice habituel de toutes vertus inspirent une confiance, une sécurité que n’a jamais connue la seigneurie de Venise. 

Branche de Finance mal imaginée. 

Le premier devoir d’un historien est d’être vrai. Je ne me suis jamais écarté de cette maxime, et nulle considération ne pourra m’empêcher de rendre justice à la vérité. 

D’après cette base, après avoir rendu justice aux Gênois peu connus de leurs voisins, et plus mal connus encore des puissances éloignées, je vais avec ma franchise ordinaire blâmer ouvertement les défauts de leur administration. 

Il y a plusieurs années que la seigneurie a proclamé un édit sur la liberté du commerce des grains. Mais puisque la seigneurie a reconnu l’utilité et les avantages incalculables de cette loi; puisqu’elle a fait bâtir de superbes magasins pour favoriser cette même liberté qui laisse le champ libre à toutes les spéculations; puisqu’elle a senti qu’en augmentant par une concurrence illimitée le nombre des vendeurs, elle assuroit l’abondance de la denrée, pourquoi est-elle tombée dans une contradiction manifeste en mettant des entraves à la manipulation du bled et de la farine? Pourquoi s’est-elle arrogée le droit exclusif de vendre cette denrée aux boulangers? Pourquoi les a-t-elle contraints de se servir des fours nationaux pour cuire presque tout le pain qui se consomme dans l’étendue de l’état? 

Lors de mon arrivée à Gênes, je m’empressai d’entrer dans une hôtellerie, afin de satisfaire au besoin très-pressant de prendre quelques rafraîchissemens. C’étoit un jour d’abstinence; il étoit tard, et je ne pus parvenir à me faire servir en gras. Les Gênois sont dévots. Cette foiblesse va jusqu’au cagotisme le plus outré. C’est à cela qu’il faut attribuer la plupart des crimes qui se commettent dans cet état. Ils disparoîtroient ces crimes, si la nation étoit plus éclairée, moins dévouée à la gent monastique. Forcé, en dépit de mon estomac, en dépit de la philosophie et même du gros bon sens, de consentir à faire un repas très-mauvais, très-mal-sain, je demandai que l’on me servît promptement. Les préparatifs ne furent pas longs. Quelques momens après on m’annonça que j’étois servi. J’approche de la table avec l’empressement d’un voyageur demi-affamé, et j’y trouve du pain à demi-cuit, des mets apprêtés avec de l’huile âcre et fétide, du vin détestable. L’humeur me gagne, je fais venir l’hôte; je me plains, et demande si je dois, en payant, être condamné à mourir de faim, ou bien à dévorer des alimens repoussans. Cet homme me répond froidement qu’il est fâché de ne pouvoir me traiter mieux; qu’il est forcé de tirer son pain des fours nationaux, d’acheter le vin dans les caves nationales, et l’huile dans les magasins aussi nationaux. Ces denrées, ajoute-t-il, sont placées dans de grandes barques exposées tout l’été à l’ardeur du soleil; moyen infaillible d’en altérer la qualité. Je sais, lui dis-je, que toutes les terres de la république ne sont pas également fertiles, mais je n’ignore pas que le peu de vin et d’huile qu’elles produisent sont excellens, et vos magasins sont continuellement remplis du bled qu’y apportent toutes les nations commerçantes: comment donc se fait-il que vous n’employez pour votre usage et pour celui des étrangers que le rebut de ces comestibles? L’hôtelier plia les épaules; et pour tout renseignement m’assura que je ne les trouverois que là.

Au sortir de table, je parcours les rues, les places, et par-tout je lis ce mot libertas. Je l’apperçois jusques sur le frontispice des prisons et des maisons religieuses où tant de victimes gémissent sans espoir d’en sortir. Cette expression, répétée en tant de lieux qu’elle sembloit être le cri de la ville entière, me fit réfléchir sur la contradiction dans laquelle tombent sans s’en apercevoir les gouvernemens les plus éclairés. Liberté! ce mot sacré placé sur la porte d’une prison, sur celle de l’inquisition la plus insupportable, la plus tyrannique de toutes les institutions humaines, quoique moins cruelle à Gênes que par-tout ailleurs! Liberté! sur la porte des couvens, dont le seuil même n’est jamais foulé qu’une fois par les êtres intéressans qu’ils renferment! Liberté! dans une ville où l’étranger ne peut obtenir un poulet, ou seulement un morceau de la viande la plus commune! J’avois peine à revenir de ma surprise, lorsque le domestique que j’avois loué pour me servir pendant mon séjour à Gênes, me fit remarquer deux hommes de fort mauvaise mine, que le gouvernement de Milan réclamoit en vain pour leur faire subir le châtiment dû aux assassins. Comment, m’écrai-je, la république porte l’amour de la liberté jusqu’à devenir volontairement le refuge des scélérats! Et moi, étranger, moi, passager, je ne puis obtenir, dans un endroit où l’hospitalité se vend, une nourriture analogue à mon tempérament! On me force à me rassasier de mets empestés! O hommes! hommes!

Après avoir fait beaucoup de chemin, j’entre dans un café pour essayer d’affoiblir par le parfum de cette boisson l’arrière-goût des détestables alimens dont j’avois été forcé de me repaître. Combien ma surprise augmenta, lorsqu’ayant porté cette liqueur à ma bouche, je ne plus jamais en avaler plus d’une goutte! Il faut, me dis-je, que l’immortel Redi, poëte et naturaliste, n’ait connu le café qu’à Gênes; sans cela il ne se seroit point permis de dire: je préférerois avaler du poison à prendre une tasse de ce breuvage amer et malfaisant qu’on nomme café. Piqué de cette série de contrariétés, je demandai une glace au citron: même goût, même répugnance, et nécessairement augmentation d’humeur. Près de moi étoient des personnes à qui il me sembla que je pouvois demander la raison de ce fait inconcevable. Vous ne trouverez rien de mieux en ce genre, me répondit-on, encore le hasard vous a-t-il bien servi en vous adressant ici: c’est le meilleur café de la ville. – Pourquoi est-il si détestable? Pourquoi ces glaces… – C’est que le café, le chocolat, les glaces sont du nombre des marchandises affermées par l’état. – L’état fait donc le monopole sur tous les comestibles? – Oui; et ce n’est que dans les maisons particulières où les rafraîchissemens sont excellens. 

Peu de jours après, j’eus l’occasion de vérifier par moi-même cette étonnante assertion. Invité dans plusieurs maisons pour lesquelles j’avois des lettres de recommandation, j’y trouvai des viandes exquises, des vins délicieux et d’excellens fruits. 

J’avoue que ce que je venois d’éprouver m’avoit prévenu contre le gouvernement gênois; je ne pouvois le concilier avec l’amour de ce peuple pour la liberté, et j’étois tenté de ne pas prolonger mon séjour dans une ville qui ne m’offroit que des contradictions perpétuelles. Si j’eusse effectué mon projet, je serois resté dans l’erreur générale, et sans doute je l’aurois propagée. Heureusement une femme du premier mérite et qui réunit les charmes de la figure à ceux de l’esprit, parvint à me dissuader. Je me roidis contre me répugnance et m’en trouvai bien. On me dît qu’il étoit possible de se procurer des alimens sains et d’un goût agréable; je l’éprouvai. En doublant ma dépense, je fus très-bien nourri. Cependant il seroit à désirer que la république songeât sérieusement à réformer cet abus. Il seroit mieux qu’elle mît un impôt direct sur les denrées de première consommation, que de contraindre les détailleurs à se fournir dans ses magasins, et à prendre le rebut des marchandises qui s’y trouvent. Cet impôt, qui seroit un mal dans d’autres pays où les moyens de culture sont infiniment plus variés et plus considérables qu’à Gênes, deviendroit supportable dans cette république, en ce qu’il atteindroit la foule d’étrangers que le commerce ou la curiosité y attirent. Il seroit possible aussi d’augmenter les taxes sur les maisons: tout enfin seroit préférable et supporté, si l’on supprimoit le monopole sur les denrées; monopole qui éloigne les étrangers peu riches, ou du moins abrège leur séjour dans les terres de la seigneurie. 

De quelques autres branches de Finance, et du Revenu de la République. 

Outre le produit de la vente des denrées, la république perçoit d’autres droits qui, sans être d’une conséquence aussi majeure, ne laissent pas de la mettre en état de fournir à toutes les dépenses nécessaires, et de figurer parmi les puissances de l’Italie. 

On connoît l’esprit calculateur des Gênois. On croit que le loto fut inventé par un des habitans. Il est certain que Gênes a une loterie, et qu’elle fait des mises aux loteries des autres pays. Le loto de Gênes produit à la seigneurie trois ou quatre cent mille livres de revenu. J’ai assisté à l’un de ses tirages. Un enfant de sept à huit ans, richement vêtu et d’une figure agréable, est assis sur un tabouret placé devant le fauteuil du doge qui assiste à cette cérémonie ainsi que le conseil. On présente à ce chef de la république une bourse de velours contenant des bulletins roulés où sont écrits les noms des sénateurs choisis dans le grand conseil. Le doge secoue cette bourse, et l’enfant tire, à deux reprises différentes, un bulletin qu’il présente au premier sénateur. Les bulletins, lus à haute voix, passent à la ronde, et chaque sénateur en prend connoissance. 

La fraude, s’il y en a, n’est donc pas dans le tirage, mais dans la chance favorable au banquier; et par-tout ce banquier est l’état. Je ne m’étendrai pas davantage sur ce point; mais je m’éleverai contre la crédulité des Gênois qui associent à ce jeu ce que la superstition a de plus absurde. A Gênes, les rêves, les effets du hasard sont des augures. On consulte les livres qui les expliquent: on salarie des fourbes qui devinent les numéros qui doivent sortir. Hommes et femmes, prêtres et moines, tous s’en mêlent. On fait célébrer des messes à cette intention; on couvre l’autel de numéros, et l’on place son argent sur ceux qui se sont trouvés sous la main du célébrant, après telle ou telle oraison. Neuvaines, prières de quarante heures, tout est mis en usage pour intéresser le ciel au succès des joueurs. 

Sous ce rapport, je désirerois que la seigneurie supprimât ce jeu; et si les sommes qu’il produit sont nécessaires à l’état, il faudroit établir sur les riches un impôt direct qui en fût l’équivalent. 

Le produit des douanes n’appartenant pas aux finances de la république, je me réserve à en parler dans l’article suivant. 

Quoique les sujets de la république ne soient pas accablés d’impôts, elle retire néanmoins des sommes assez considérables sous différentes dénominations. 

Sans savoir précisément à combien s’élèvent les revenus de la république, j’affirmerai qu’ils doivent monter à 9 millions au moins, et je ne suis pas éloigné de croire que le maximum peut en être porté à 12 millions. 

Lorsque la république est en paix, son revenu est proportionné à ses dépenses: elle est même en état de faire des économies qui, accumulées pendant un certain nombre d’années, produisent un fonds suffisant pour parer aux dépenses imprévues. 

Les finances de l’état de Gênes sont bien administrées. On n’y connoît point ces contraintes odieuses qui découragent les sujets de plusieurs monarchies. On peut avec sûreté paroître ce que l’on est, sans craindre d’aggraver un fardeau déjà trop pesant. Les deniers publics sont confiés à des mains fidelles. Il n’est pas de même à Venise où les dilapidations sont commises par ceux-mêmes qui jouissent des pouvoirs nécessaires pour les réprimer. Il est très-ordinaire de voir un noble vénitien, chargé d’une construction ou d’une réparation considérable, détourner à son profit les deux tiers de la somme dont il devroit surveiller l’emploi. On s’est extasié sur le désintéressement d’un gouverneur de Vérone, qui, ayant reçu vingt-cinq mille ducats pour subvenir aux frais de certains travaux publics, eut la bonne foi de ne s’en approprier que six mille. On peut juger, d’après ce fait, en quel état sont les grands chemins, etc. 

Gênes est autrement organisée. Ses revenus sont entièrement employés à la conservation de l’état. Les nobles gênois, loin de s’approprier les fonds que la république leur confie, suppléent à ce qui manque. Plusieurs regardent comme un devoir de construire à leurs frais des édifices d’une utilité générale. Rapines, brigandages, sont des mots bannis de l’administration des finances. Jamais de plaintes contre les administrateurs. Leur désintéressement, leur exactitude sont une suite nécessaire du patriotisme le plus épuré. Aussi Gênes est-elle sur un pied respectable. 

Banque de Saint-George.

Dans tous les états où des castes privilégiées ont trouvé les moyens de s’emparer du gouvernement, elles ont eu soin d’écarter le peuple de toutes les parties de l’administration. La seigneurie de Gênes seule a senti qu’il étoit juste et nécessaire pour sa sûreté, de laisser dans les mains du peuple, sous sa surveillance immédiate, l’établissement connu sous le nom de banque de Saint-George. Cette banque, dont les nobles sont exclus, est véritablement le chef-d’œuvre de la politique. 

Les capitalistes tiennent des assemblées périodiques, et dans les occasions extraordinaires sont invités à se réunir aux administrateurs qui, eux-mêmes, sont astreints à rendre leurs comptes en assemblée générale. 

Cette banque fondée, ainsi que je l’ai dit, en 1346, dans la circonstance la plus cruelle où se soit trouvée la république, prit, en 1407, une forme stable. Les dissensions, les guerres tant civiles qu’étrangères, les révolutions; enfin, la série d’événemens qui auroient pu la détruire, n’en ont pu altérer ni la forme ni le fond. Cet établissement imaginé par le peuple, soutenu par lui, suffiroit seul pour faire l’éloge du gouvernement de Gênes. Des réglemens sages, des loix consenties assurent sa durée; et son existence est une ressource certaine pour la république. Ses statuts ont servi de base à la banque d’Amsterdam, ainsi qu’à la compagnie des Indes, etc. 

Cette administration est un mêlange de démocratie et d’aristocratie. La démocratie consiste dans les assemblées générales formées de tous les intéressés qui jouissent de la liberté des suffrages, soit pour les élections, soit pour les délibérations les plus importantes. L’aristocratie est renfermée dans les administrateurs que peuvent changer à volonté ceux qui ont droit de suffrage. 

Les principales affaires se font à Gênes en billets de cette banque. Elle a des fonds très-considérables et qui ne sont connus que des administrateurs. Ses fonds, ses biens n’ont rien de commun avec ceux de l’état, qui ne se mêle directement ni indirectement de tout ce qui la concerne. 

Indépendamment de ses administrateurs dont je ne puis fixer le nombre, la banque de Saint-George a un conseil chargé de la rédaction d’une partie de son administration: c’est une espèce d’intermédiaire entre les administrateurs et l’assemblée générale. 

La banque prête sur nantissement. Plusieurs souverains ont eu recours à elle. Marie-Thérèse y déposa une partie des diamans de la couronne, et en reçut des sommes très-considérables. Le produit de ces capitaux n’excède pas trois et demi pour cent, mais il a varié suivant les différentes valeurs du numéraire. 

Il n’est aucune banque dans le monde qui soit administrée avec autant de fidélité que celle de Saint-George. Les paiemens s’y font avec une exactitude scrupuleuse. Tel est en général l’esprit de la nation. Noble, bourgeois, tout ce qui tient à une des branches de l’administration exerce d’une manière intacte l’emploi qui lui est confié. Ce n’est pas chez cette nation une qualité acquise par la crainte des loix, c’est une vertu naturelle, et si générale qu’elle n’y passe même pas pour vertu. 

Le seul danger qu’ait couru cet établissement, après quatre cents ans de durée, fut dû aux impériaux. On a vu que les satellites de Marie-Thérèse avoient soumis Gênes, et qu’ils y commettoient toutes sortes d’exactions. Alors l’impératrice manquoit d’argent; ses ministres, aussi embarrassés qu’avides, s’étoient promis de remplir leurs coffres aux dépens de la banque, à l’existence de laquelle leur souveraine avoit cependant dû ses premiers succès, s’il est vrai que l’argent soit le nerf de la guerre. La révolution qui rendit les Gênois à eux-mêmes, prévint son entière destruction. A la paix de 1748, le premier soin, je ne dirai pas de la seigneurie, mais de la nation en masse, fut de lui rendre sa splendeur. Toutes les classes de l’état s’empressèrent d’y concourir, et bientôt elle redevint ce qu’elle avoit été dans des temps plus paisibles. 

On se rappelle l’époque de son établissement. La république abandonna aux prêteurs les revenus de la douane, et quelques autres droits que jusqu’alors elle avoit perçus. Toutes les fois qu’elle a eu des besoins, la banque lui a fourni des sommes, pour le remboursement desquelles, ainsi que pour la sûreté des intérêts, elle affectoit des droits ou des terres proportionnées à la valeur reçue. Ces droits divers, ces terres aliénées sont entre les mains des administrateurs qui les régissent, sans que l’état se permette de s’y immiscer. Le nerf principal du gouvernement est donc entre les mains du peuple; c’est donc un contre-poids à l’ambition de la seigneurie; car cette banque ne connoît de supérieur que le souverain en masse, c’est-à-dire, la république. 

Cette institution, devenue la base du bonheur public, sert à rendre l’intérêt de la patrie plus cher au peuple, qui, par-là, en devient le gardien. Les avantages reconnus de cet établissement sont une réfutation du principe adopté en politique, accrédité par l’assentiment des auteurs les plus célèbres, qu’un état au milieu d’un état est l’objet le plus dangereux qui puisse exister: cependant la banque de Saint-George forme un état au sein de l’état, puisqu’elle jouit de la liberté la plus absolue dans la gestion des domaines qui lui ont été cédés; et cette cession, et l’existence de ce pouvoir n’ont entraîné aucun des inconvéniens que les graves publicistes ont redoutes. Au contraire, il est prouvé par une suite de faits que cet établissement, dirigé à la vérité d’une manière unique, a seul relevé la république de Gênes, malgré les temps, malgré les puissances voisines, et malgré les crises internes qui l’ont dévorée depuis quatre siècles et demi. 

Le Commerce.

Le commerce de la république de Gênes ressemble à ces arbres dont l’accroissement graduel et immense semble n’avoir d’autre terme que la cessation des siècles. Des racines fortes, ligneuses et profondes en assurent la durée, et leur ombrage protecteur couvre au loin le sol qui les alimente. 

Les Gênois ont su profiter de l’insouciance et de l’inertie des Espagnols et de celle des Portugais, depuis que l’ambition de Philippe II eut réduit ce dernier royaume à une nullité morale absolue. Les Gênois ont, pour ainsi dire, mis à contribution ces deux puissances dans les deux mondes. Des maisons de commerce se sont formées; et Cadix et Lisbonne ont été pour elles une source de richesses qui n’est point encore épuisée. Quoique cette république n’ait plus à ses ordres ces flottes formidables qui lui avoient soumis des provinces éloignées, néanmoins les particuliers, sous des pavillons plus respectés que le leur, ont continué de négocier: des navires étrangers leur ont servi à entretenir des liaisons commerciales très-étendues. L’activité ne s’est point ralentie: Gênes n’a point cessé de correspondre avec les nations, et de trafiquer des productions de son sol et des produits de son industrie. Chassée des établissemens qu’elle avoit formés sur les bords de la mer Noire, de l’Archipel et de l’Afrique, elle a trouvé moyen d’y commercer encore, soit directement, soit par interlope. La perte de ces établissemens lointains n’a préjudicié qu’à la puissance extérieure de la république, sans atteindre les particuliers qui se sont enrichis au moyen de ses débris. Lorsque Gênes avoit des possessions dans les parages éloignés, elle étoit forcées de soudoyer des garnisons nombreuses, d’entretenir des flottes: ces dépenses absorboient le produit qu’elle en tiroit, et quelquefois l’excédoient. Le commerce en souffroit. Depuis que des pertes heureuses l’ont restreinte dans ses possessions, les besoins de l’état sont devenus moins nombreux, les sujets ont été moins foulés: d’ailleurs n’étant plus détournés par les occupations militaires, les Gênois se sont appliqués davantage au commerce et à l’industrie, ce qui les a amplement dédommagées de la perte d’une réputation plus brillante qu’utile. 

En renonçant à l’esprits de conquête, ils ont cessé d’inspirer la méfiance; les puissances voisines, rassurées sur leurs vues, les ont laissé travailler sans relâche comme sans obstacles à étendre leur commerce, leurs manufactures, et leur ont, sans s’en apercevoir, payé long-temps un tribut réel. A l’abri de l’envie, et tandis que les nations guerrières ne songeoient qu’à s’entre-détruire, les Gênois, devenus les facteurs de l’Europe, se sont glissés dans le cabinet des puissances; et par des présens qu’eux seuls alors pouvoient faire, ont eu le secret de leurs finances, et la dextérité de se mêler de leur gestion. Les acquisitions que les Gênois ont faites en terre-ferme leur ont donné la facilité de tirer de la source même les matières premières nécessaires à leurs manufactures, ainsi qu’à leurs échanges. 

Les états voisins ne faisoient point de fautes qui ne tournassent au profit des Gênois. Le cabinet de Madrid s’avisa de déclarer que tout noble qui se mêleroit du commerce, soit directement, soit indirectement, seroit déchu des prérogatives de son ordre. La noblesse alarmée retira dès lors ses capitaux des fabriques de Milan qu’elle seule soutenoit; elles tombèrent aussi-tôt. Les Gênois attirèrent les ouvriers en soie, et avec leur secours, établirent diverses manufactures dans les villes et dans les campagnes. Les étoffes qui en furent le produit sont trop connues pour les rappeller ici. La Lombardie, le Piémont, la Toscane fournirent aussi des ouvriers et des artistes, ce qui contribua à augmenter la population, l’industrie et les richesses. 

C’est par cette attention continuelle à profiter des fautes ou des malheurs d’autrui, que les Gênois parvinrent à ce degré d’opulence que ne peuvent connoître les nations ambitieuses. 

Venise, au contraire, avoit défendu le commerce à ses nobles. A peine leur étoit-il permis de placer des fonds dans les banques ou entreprises de ce genre. Le gouvernement a reconnu sa faute, a cherché à la réparer; mais le succès n’a pas entièrement couronné ses efforts. Gênes n’a été ni assez foible, ni assez orgueilleuse pour se laisser dominer par ce préjugé. On y reçoit des lettres de change où se lisent les noms des Spinola, des Durazzo, des Fiesque, des Negroni, des Grimaldi, etc. 

 Il n’est point d’état républicain qui ait, comme celui de Gênes, osé sacrifier les préjugés au bien général. En Suisse on ne peut former d’établissement dans une ville où l’on n’est pas né, sans une permission spéciale qui s’achète au poids de l’or. Dans quelques-unes de ces villes le commerce est défendu à ceux qui ne font point partie de la haute bourgeoisie, admise seule à former le conseil souverain. Dans d’autres endroits on ne permet le négoce aux familles ordinaires qu’avec des restrictions odieuses. A Genève enfin, dont le commerce est l’unique ressource, des distinctions absurdes séparoient le bourgeois de l’habitant. A Zurich les fabricans de toiles, etc. sont forcés de vendre aux bourgeois; ils ne peuvent traiter directement avec les négocians ou les marchands étrangers. 

Gênes ne connoît aucune de ces distinctions, elle n’a adopté aucune des mesures qui paralysent le commerce. Chacun peut s’adonner au genre qui lui plaît, avec ou sans restriction. Nationaux, étrangers, tous jouissent également de cette liberté indéfinie. Le seul reproche que l’on puisse faire au gouvernement, c’est de s’être arrogé le droit exclusif de vendre à son profit les denrées nécessaires à la vie. 

La seigneurie ne néglige rien de ce qui peut encourager le commerce. Elle accueille tous ceux qui s’y adonnent, et n’a pas craint de déplaire à l’Espagne en recevant avec distinction les envoyés de la république françoise. 

Des Forces de la République de Gênes.

Dans un pays où l’administration est vicieuse, et sur-tout si elle est tyrannique, il ne faut pas calculer les forces de l’état sur sa population. Le dey d’Alger ne fonde son espoir que sur les milices turques et sur les renégats. Il compte et doit compter au nombre de ses ennemis les douze cent mille habitans de ses provinces; ou de moins il n’en fait pas plus de cas que du bétail qui rumine dans ses étables. Selim III ne voit pas sans crainte les rues de Constantinople remplies de monde lorsqu’il se rend le vendredi à la principale mosquée; il craint les poignards, le cordon, et ne se croit en sûreté qu’au fond de son serrail. 

La population ne peut être considérée comme force majeure que là où les hommes ont des motifs pour aimer la patrie. Là où la liberté régne, là où les personnes et les propriétés sont véritablement respectées, là où le glaive de la loi atteint sans distinction l’homme puissant et le pauvre, là où la loi protège le foible, secourt l’indigent et honore le malheur; là, dis-je, les hommes font tous partie de la force publique, parce que tous ont intérêt de protéger ou défendre leur patrie. 

C’est là véritablement que la population est la première richesse nationale, celle de laquelle toutes les autres émanent. Telle est la république de Gênes. Son administration est douce, humaine, paternelle: aussi la seigneurie peut-elle compter sur l’attachement de la plus grande partie des habitans. Aussi les a-t-on vus au premier signe de danger accourir pour défendre la patrie, et sans exception d’âge ni de sexe voler à l’ennemi, l’attaquer, le battre, le disperser, se railler, se presser autour des magistrats qui, voulant montrer l’exemple, avoient peine à les suivre. C’est dans ces circonstances que l’on connoît la nature d’un gouvernement. Lorsqu’il est tyrannique, il importe peu au peuple à quel maître appartiendra, parce qu’il ne peut perdre au change, et qu’il est moralement possible qu’il y gagne. 

Gênes contient environ quatre-vingt-dix mille habitans, nombre très-considérable si l’on considère la stérilité de la majeure partie de son sol. L’état en entier en contient trois cent vingt-cinq mille. Que l’on donne ce pays à la maison de Savoie qui le convoite depuis long-temps, et bientôt la population décroîtra, parce qu’une administration douce et prudente peut seule engager les hommes à demeurer parmi des rochers ingrats, où il faut forcer la nature pour se procurer une foible partie du nécessaire. 

En cas d’urgence, la seigneurie peut compter sur une force armée de soixante-dix à quatre-vingt mille hommes. Tout le monde a chez soi des armes; on peut aisément s’en procurer chez les armuriers. Les arsenaux de l’état, tels que Savone, Sarzane, Final, sont peu de chose; mais l’arsenal de Gênes contient de quoi armer trente-six mille hommes: il est aussi pourvu de toutes les munitions nécessaires à une longue résistance. 

Je sais que pour la grandeur et les munitions l’arsenal de Gênes ne peut être comparé à celui de Venise; mais ce défaut, si c’en est un, est compensé par l’ordre qui y règne, par la tenue des armes; tandis qu’à Venise il seroit très-difficile d’armer à la fois une assez grande quantité de monde pour résister à une attaque non prévue. Il est vrai qu’en général les Vénitiens ne sont pas redoutables par leur courage. On pourroit leur appliquer ce vers:

Non tali auxilio nec defensoribus istis eget tempus. 

Les Gênois, au contraire, nés avec un courage bouillant, chérissant un gouvernement qui les rend heureux, sont toujours prêts à voler à sa défense. L’habitant de la ville ne l’emporte point à cet égard sur celui du territoire; les armes sont faites pour tous, et tous également savent en faire usage. Les montagnards sobres, hardis, accoutumés aux dangers, n’en redoutent aucun, et seroient, en cas de besoin, les boucliers de l’état. 

Gênes est environnée de remparts garnis d’une artillerie suffisante, bien entretenue, dont l’on peut augmenter le nombre à volonté. Quoique la somme destinée par la république pour l’entretien des armes et celui des munitions ne s’élève pas jusqu’au dixième de celle qu’emploie au même objet la seigneurie de Venise, je puis assurer que par la manière dont elle est administrée elle remplit parfaitement le vœu du souverain. 

La république de Venise est censée entretenir une armée de dix-huit mille hommes classée en infanterie, cavalerie, artillerie, etc. mais ces compagnies loin d’être portées au complet n’ont quelquefois qu’un tiers d’effectif. C’est un canonicat pour le capitaine, et sur-tout pour les capitaines de cavalerie, qui s’approprient la solde et ration des hommes et des chevaux. Ces troupes sont mal habillées, sont mal tenues; les hommes, les armes, les équipemens, tout est sale, tout offre l’image du désordre. L’exercice ne se fait que très-rarement, et lorsqu’il a lieu, c’est avec une négligence, une ignorance de principes qui surprend et indigne: les troupes du pape sont infiniment mieux exercées. Les Vénitiens ne surveillent guère mieux celles qui sont destinées à la garde des frontières dans la Dalmatie, dans les îles qui avoisinent la Turquie. 

La seigneurie de Gênes n’entretient pas précisément une armée. Ses troupes n’excèdent pas le nombre de quatre mille hommes, y compris les Allemands et les Corses employés spécialement à la garde d’honneur du doge; mais elles sont bien armées, bien vêtues, bien disciplinées, bien exercées. Les casernes, les corps-de-garde sont bien entretenus; les chefs, les officiers, les nobles chargés du département de la guerre ne se permettent aucune infidélité. Point de retenue sur le prêt, sur le pain, ou les vêtemens. 

La république de Venise a une armée navale; mais les vaisseaux qui la composent sont mal construits, mal armés, mal équipés. La plupart des bâtimens sont hors d’état de faire une campagne. Les commandans sont ignares, et les subordonnés peu susceptibles d’instruction. L’école de marine a des instituteurs habiles, mais qui restent presque sans fonctions. On n’y connoît plus de discipline. L’exercice y est rare, mal commandé, mal exécuté. Leur marine jadis si formidable est tombée dans un discrédit bien mérité. Un de mes amis qui a accompagné un baile ou ambassadeur de cette république à la Porte, m’a raconté une foule de traits qui attestent l’ignorance des officiers de marine et le peu de discipline des équipages. Les vaisseaux armés en guerre ne connoissent que la mer Adriatique et l’Archipel. Rarement rencontre-t-on leur pavillon sur la Méditerranée, plus rarement encore sur l’Océan. Venise n’est donc plus qu’une puissance secondaire, dont l’existence, devenue précaire, tient à la position morale des états qui l’environnent. Si quelque traité en permettoit l’invasion à l’empereur, peu de jours suffiroient pour la subjuguer entiérement. 

Il est vrai que la marine de Gênes est également anéantie; mais depuis la perte de ses établissemens ultramarins, elle n’en a plus besoin. Aussi la seigneurie l’a-t-elle réformée. Quatre galères suffisent pour gardes ses côtes, et les préserver des incursions des puissances barbaresques; elle les entretient avec autant d’exactitude que d’économie. J’ignore si la banque de Saint-George contribue à cette dépense; mais je suis porté à le croire, parce qu’elle a aussi quelques domaines à défendre. La république a su intéresser la France, l’Angleterre et l’Espagne à la protéger. Lorsque la France sera rendue à la tranquillité, elle se souviendra sans doute de l’accueil fait à son représentant par les Gênois; et alors cette république plus fortement protégée verra croître sa prospérité sans craindre l’effort de sa rivale dont la puissance est presqu’anéantie. 

Fondations pieuses. 

La fondation de l’église de Carignan, sa décoration magnifique, les rentes fixées pour l’entretien de cette collégiale qui sert d’ornement à la ville de Gênes, attestent l’orgueil du fondateur, ainsi que ses richesses et sa superstition. De semblables dépenses faites en vue de l’utilité publique lui eussent assuré la reconnoissance de la postérité. Si au lieu d’ériger un temple au Dieu des prêtres, il eût institué des écoles pour hâter le progrès, il eût fondé des établissemens pour soulager l’humanité souffrante, il eût acquis une gloire immortelle. Mais bâtir à grands frais une église, doter richement les fainéans qui la desservent; mais construire un pont très-beau à la vérité, mais très-inutile, mais le plus bizarre que l’on puisse voir, puisque sous l’unique arche qui le compose on voit des palais à cinq étages qui forment une rue entière, voilà ce que j’appelle une sottise majeure. 

La superstition est, il faut l’avouer, le plus grand défaut des Gênois. Ils ne s’occupent qu’à la perpétuer; elle, elle seule est la cause des vices qui ternissent les vertus de ces républicains, d’ailleurs estimables. 

J’aurois bien désiré d’offrir à mon lecteur une foule d’anecdotes sur les fondations pieuses des Gênois. Au milieu de cette superstition que je leur reproche, il y auroit vu des traits d’humanité, de sensibilité et de bienfaisance qui les honorent, et les ont honorés au milieu des dissensions qui ont si long-temps agité l’état. Une longue série de faits l’auroit persuadé que l’exercice de toutes les vertus est familier à Gênes. J’aurois fixé son attention sur Cambiaggio, mort pendant son dogat. On l’auroit vu, non-seulement soulager l’indigence, mais aller au-devant de ses besoins, mais éterniser sa mémoire par des bienfaits. Tel est aussi en général, et à quelques nuances près, le caractère du Gênois. Simple dans ses vêtemens, plus qu’économie pour les dépenses de sa maison, regardant de très-près à des vétilles, sa bourse est toujours ouverte à l’indigent; il donne beaucoup et bien; il essuie les larmes de la veuve, prend soin de l’orphelin, aide au père de famille à élever ses enfans, à les nourrir; et ces actions se font en secret, l’ostentation n’y a aucune part. C’est à Gênes que la charité est véritablement connue, est exercée, sans que ceux qui en sont les objets aient à rougir des bienfaits qu’ils reçoivent. 

J’ai vu dans l’albergo huit cent cinquante pauvres. Ils étoient décemment vêtus; ils jouissoient d’une nourriture abondante et saine; leurs dortoirs étoient propres et leurs lits fort bons. On prenoit beaucoup de soin de ceux qui étoient malades. La famille Fiesque a fondé aussi un albergo ou hospice où elle entretient près de trois cents jeunes filles. Ces enfans sont élevés avec soin; on les instruit dans la profession pour laquelle elles paroissent avoir le plus de disposition. En sortant de l’hospice, elles trouvent une dot formée en partie des fonds affectés à cet effet, et en partie du produit de leur travail que l’on amasse pour elles et auquel on ne se permet jamais de toucher. Cet hospice inspire de la vénération pour les fondateurs, ainsi que pour les conservateurs et les administrateurs. Pourquoi faut-il qu’une aveugle piété, se mêlant à des sentimens d’humanité et de bienfaisance, en corrompe, pour ainsi dire, l’usage, par des superstitions faites pour entretenir des préjugés destructeurs du bon sens? 

J’ai visité plusieurs fois le grand hôpital. Le nombre des malades s’élevoit alors à plus de mille; ils n’étoient point entassés dans lits énormes, et n’avoient pas la douleur de voir et de sentir mourir près d’eux leur compagnon de douleurs. Les médecins et chirurgiens sont exacts, assidus, instruits, et chacun d’eux remplit ses devoirs avec zèle. L’air des salles y est renouvellé par un procédé trop connu pour en faire mention. La pharmacie est bien entretenue; on la renouvelle souvent, et la manipulation des drogues s’y fait avec une attention scrupuleuse. Dès qu’un malade entre en convalescence, il est conduit dans un pavillon destiné à cet usage. Tous les restaurans convenables à son état lui sont prodigués. Personne ne sort de cette maison sans être parfaitement rétabli. Nulle part je n’ai rencontré l’exercice aussi constant d’une charité aussi éclairée. Point de rechûtes à craindre pour les malades. En sortant de l’hospice vraiment fraternel où ils ont été reçus, ils sont en état de se livrer de nouveau à leurs occupations journalières. C’est donc à Gênes où les droits et les besoins de l’humanité sont connus, respectés, pratiqués: et ce sont ces mêmes Gênois que l’on se permet de calomnier! 

A Gênes les enfans-trouvés ne sont pas toujours le produit du libertinage. Une passion inconsidérée a donné le jour à plus d’un, et les préjugés, tyrans des peuples dans l’état social, ont empêché leurs parens de les avouer. Ces enfans naturels, et quelquefois légitimes, sont mieux soignés à Gênes que dans la plupart des pays où de pareilles fondations ont lieu. On garde dans cet hôpital ceux que l’on n’a pu envoyer à la campagne; mais la majeure partie est confiée aux soins attentifs de nourrices que l’on salarie à cet effet. Le nombre de ces enfans s’élève assez souvent jusqu’à douze cents. Il en meurt peu, comparaison faite de ceux qui périssent dans les autres pays. 

Ce que je trouve digne d’être observé, c’est que les fondateurs de tous ces hospices n’ont point distingué leurs concitoyens de l’étranger, l’habitué du passant, et qu’il suffit d’avoir besoin de secours pour en obtenir. Les recommandations seroient superflues dans ces lieux où règne une égalité parfaite. 

Ce n’est point à Gênes que les administrateurs de ces maisons respectables s’engraissent de la substance du pauvre. Elles sont dirigées et inspectées si exactement qu’il est impossible à la plus légère fraude de s’y glisser. Ces fondations, n’ayant point de dettes, ne sont pas forcées de recourir à des emprunts pour subvenir à leur entretien ou à l’excédent des dépenses ordinaires. Elles font même quelques économies, qui toutes sont employées à l’augmentation des fondations, afin de pourvoir à la subsistance d’un plus grand nombre de pauvres, et de leur procurer un supplément d’aisance. La plupart de ces bâtimens ont été réparés, agrandis et améliorés par ce moyen; et chaque année leur apporte une bonification qui tourne au profit des administrés. 

Presque tous les domestiques employés au service de ces maisons sont Gênois. Cette précaution a lieu pour toutes les personnes qui composent le régime. 

Comme la ville de Gênes renferme plusieurs établissemens de ce genre, il en résulte qu’il faut un nombre de personnes des deux sexes pour les régir; et puisqu’il est prouvé que ces régisseurs remplissent leur fonctions de la manière la plus intègre, il s’ensuit que les Gênois, loin de former une nation avide, rapace et corrompue, se distinguent par leur humanité, et par toutes les vertus et les qualités qui en émanent. 

Pendant mon séjour dans cette ville, l’hiver fut très-rude en comparaison de ce qu’il a coutume d’être dans ce climat dont la température est fort douce. Les besoins se multiplient dans une saison rigoureuse, et souvent les ressources diminuent par l’impossibilité de se livrer aux travaux de l’intérieur. Pour suppléer à ces dépenses multipliées, on fit des collectes; elles furent abondantes. La république, c’est-à-dire, l’état, la banque de Saint-George, les sénateurs, les habitans, tous à l’envi s’empressèrent de donner. A ces dons succédèrent des loteries; le produit de plusieurs représentations théâtrales données par des sociétés particulières, celui du jeu, tout ce que le riche compte au nombre de ses plaisirs servit au soulagement des indigens. L’hiver s’écoula, et les pauvres abondamment secourus ne souffrirent presque pas de son âpreté. Les rues n’étoient point obstruées par cette foule de mendians, honte et fléau d’une nation mal policée. 

 Après de pareils traits, peut-on conserver les préjugés que des auteurs ignorans ou injustes ont donnés contre les Gênois? Se peut-il que ceux qui, avant moi, ont été également témoins de ce que j’ai rapporté, ne se soient point empressés de rendre justice à ces républicains?

Le Clergé.

Point de nation habitant la surface du globe qui se laisse influencer par ses prêtres, par ses moines, comme les Gênois. A la surprise que m’a causé cette vérité, s’est jointe la surprise encore plus profonde de voir s’écouler un espace de quelques mois sans qu’aucun délit notable ait souillé le sol de la république. Hé quoi! me suis-je dit plus d’une fois, le sacerdoce exerce un empire absolu sur les habitans de ce pays; et ils ne s’entr’égorgent point? Les ministres des autels s’immiscent dans toutes les affaires des Gênois, ils les dirigent, ils règnent sur leurs cœurs; et les Gênois font des actions louables, généreuses, bonnes sous tous les rapports? Il faut nécessairement en déduire que le caractère national n’est point méchant, et que l’administration politique est excellente. Quels seroient donc les Gênois, si, aux avantages qui leur sont particuliers, ils réunissoient celui de se conduire privément par eux-mêmes? Si les prêtres étoient réduits aux fonctions de leur ministère, si les frocards étoient abolis pour toujours? Ce qu’ils seroient? Les meilleurs des hommes. 

J’avois connu à Paris un Gênois fort aimable, très-jeune, très-riche et très-prodigue. Je le revis quelques mois après dans sa patrie. Il continuoit ses dissipations (chose très-rare à Gênes), mais c’étoit avec un remords secret qui le porta à me demander des conseils. «Hé quoi! lui repondis-je, vous, né Gênois, vous, élevé au sein de votre patrie, vous demandez des conseils sur l’économie à un étranger, à un homme né dans un pays dont vous connoissez les mœurs et les coutumes? Ne savez-vous plus qu’en France les jeunes gens se font un point d’honneur de se ruiner avant l’âge de la véritable jouissance?» – «Ce ne sont pas des leçons d’économie que je vous demande; c’est seulement le moyen d’être un peu moins trompé». Il me dit que l’homme d’affaires de son oncle, qui sembloit être dans ses intérêts, le voloit continuellement, et qu’il désireroit soustraire à sa connoissance les emprunts qu’il étoit forcé de faire pour subvenir à des dépenses dont il désiroit que cet oncle, son tuteur, ne fût pas informé. Je demandai quel étoit cet intendant. «Ce qu’ils sont tous: abbé, prêtre». Je l’accompagnai un jour à banchi (c’est ainsi qu’à Gênes on nomme la bourse), où il se rendoit pour trouver les moyens d’acheter une séance nocturne chez une actrice charmante. Le proxénète étoit un moine de l’ordre des récollets. Il falloit donner à ce béat une pistole pour son droit de courtage; mais sous condition de dire une messe à l’intention de jeune homme, afin d’appaiser le courroux du ciel. Arrivés à la bourse, il fallut s’adresser à un autre prêtre pour obtenir vingt-une pistole, et encore huit ou dix pour quelques menus frais. Ce prêtre, courtier de messes, de bénédictions, d’indulgences, étoit rempli de vermine. A Paris, dans les autres capitales de l’Europe, on trouve sans doute des agens pour toutes les affaires, mais jamais de banquiers connus qui vous donnent des lettres-de change tirées sur le ciel, l’enfer ou le purgatoire. Rome et Gênes ont seules, je crois, ce privilège qui rapporte beaucoup; ou du moins cela n’est nulle part ni aussi commun ni aussi public que dans ces deux villes. Ce courtier de fabrique nouvelle lui donna trente pistoles en argent, et pour vingt ou environ de tabac d’Espagne, de velours qu’il fixa trois fois au-dessus de leur valeur. Ensuite il lui fit signer un acte revêtu de toutes les formalités qui pouvoient en assurer la validité. Il y étoit stipulé que le jouvenceau lui étoit redevable de la somme de soixante-dix pistoles, valeur comptant, qui devoient être employées en messes, offices pour les morts, et autres drogues ecclésiastiques, servant à tirer du purgatoire l’âme de son père, de sa mère, à condition que si les deux âmes avoient fini leur temps d’épreuves, les trésors de l’église qui leur étoient destinés seroient reversés sur celles des autres personnes de cette famille. Si l’on m’eût fait ce récit, j’aurois pensé que l’imagination se seroit égayée aux dépens de la gente ecclésiastique; mais ce fait s’est passé sous mes yeux, et j’ai servi de témoin. Peu de temps après, l’oncle bénin acquitta cette obligation sans marquer de défiance ni d’humeur. Et voici comment le même courtier procura au jeune homme la connoissance du confesseur de son oncle: c’étoit un moine de l’ordre de la Vierge. Le fourbe instruisit son pénitent de la piété filiale de mon jeune ami; et le dévot personnage, enchanté de cette action, paya vite, bien, et au par-dessus fit un très-joli cadeau à son pupille. C’est ainsi qu’à Gênes les prêtres et les moines se rendent utiles aux jeunes gens; et ce qu’il y a de plus inconcevable, c’est que ces jeunes gens, devenus pères, oublient l’ancien manège, et se laissent à leur tour duper d’une manière aussi grossière que l’ont été leurs parens. 

Divers traits de ce genre constatent l’inépuisable confiance des Gênois en ceux qui les dirigent. Il ne se passe point de jour qu’il ne se joue des farces de cette espèce. On le sait, on le dit, on en rit, et l’on se laisse attraper dès le lendemain. 

J’étois un jour chez un prêtre Lucquois, fin comme le sont ordinairement les gens de ce pays et de cette robe. Il trafiquoit en huile, tabac et autres marchandises. On m’y avoit conduit pour y acheter des gillets. Je fus témoin d’un marché entre lui et un marchand de la ville de Novi. Le prix convenu, la marchandise payée, mon Lucquois demanda à l’habitant de Novi pourquoi il oublioit les âmes du purgatoire, et s’il imaginoit que ses parens défunts n’avoient plus besoin de prières? Le marchand se hâta de satisfaire à cette demande, et donna, à un autre prêtre qui faisoit l’office de garçon de boutique, de quoi dire deux messes. 

Point de terminaison d’affaires de quelque genre que ce soit sans ce préliminaire. C’est le sine qua non de tous les marchés, de tous les actes. Point de vente d’immeubles, sans que les âmes des trépassés ne profitent de quelque revenant-bon. Les Gênois croiroient que les actes qu’ils auroient passés seroient emportés par le diable s’ils négligeoient un devoir aussi essentiel. Point de testament qui ne contienne des legs plus ou moins forts, selon les facultés du testateur. Aussi les moines ont plus de messes à dire qu’il ne leur en faut. Le surplus est absorbé par les grand-messes conventuelles dont chacun équivaut à quelques centaines de messes ordinaires, quelquefois à des milliers. Ce manège se répète dans les campagnes, et là, les couvens participent au produit des ventes, quelque médiocre qu’il soit. Cet usage est connu et pratiqué dans le royaume de Naples, en Piémont, et dans les autres contrées de l’Italie; mais nulle part il n’existe au même degré que dans la république de Gênes. 

Le clergé séculier et régulier ne s’alimente que d’intrigues. Les prêtres et les moines se mêlent de tout, sont par-tout, voient tout, et décident de tout. Ils font le commerce pour leur compte. Ils ont des magasins dans des maisons particulières. Ils intriguent, cabalent dans les villes de la Lombardie et du Piémont, pour obtenir des commissions; et tel moine dont l’institut est de mendier journellement sa subsistance, peut acquitter des traites de plusieurs milliers de livres, ou vous procurer telle ou telle marchandise au-dessous du prix fixé par les autres marchands. 

Ce sont encore les prêtres et les moines qui arrangent la plupart des mariages; et les parens leur recommandent à cet effet les enfans qu’ils veulent produire. Dès qu’il eut consenti à s’en mêler, le succès est assuré. Mais on remarque que généralement ces sortes d’unions ne sont pas heureuses, parce que le médiateur ne conserve son crédit sur les époux qu’en semant des défiances réciproques, et souvent en portant le déshonneur au sein des familles dont ils ont tissu les liens. 

Chasser des domestiques, les remplacer par d’autres qui souvent valent encore moins, c’est l’affaire du confesseur ou du directeur. Sa recommandation fait tout, sa haine est également à craindre. L’altération la plus légère ne peut avoir lieu entre les époux, entre les pères et les enfans, sans qu’aussi-tôt ces frocards n’en soient instruits; et plus d’un, oui, plus d’un, ne valent pas mieux que le tartuffe de Molière. 

Pour obtenir la protection d’un grave sénateur, d’une femme en crédit, il faut s’adresser à des prêtres, et mieux encore à des moines. Ces reptiles sont insinuans, ils ont l’art de se plier à tous les caractères, d’en saisir les nuances, et de s’emparer peu à peu d’une confiance sans bornes. Leur joug alors devient un véritable despotisme, et la superstition ne permet pas de le secouer impunément. 

La majeure partie des facteurs, des premiers commis des meilleures maisons de Gênes, sont des prêtres. Mais, pour l’ordinaire, ils ne jouissent que secondairement de la confiance de leurs commettans. Ce sont les confesseurs et les directeurs qu’il faut mettre dans ses intérêts: avec eux, tout est possible; sans leur concours, rien à espérer; avec leur haine, tout est à craindre. 

Les filles publiques ne sont ni jolies, ni propres. Si l’on est tenté de se procurer quelque connoissance agréable en ce genre, il faut s’adresser à des prêtres, et mieux encore à des moines. Ces proxénètes enfroqués connoissent toutes les jeunes personnes de cette espèce, et souvent ils ont pris la peine de les former. Ils savent quel est le prix qu’elles exigent, et ils ont soin d’en instruire les amateurs. La plus grande partie des Gênois ignorent ces faits. La vénération profonde dont ils sont remplis pour les ministres des autels ne leur permet pas d’y ajouter foi. D’ailleurs, ces agens de Cythère, plus rusés que ceux du reste de l’Italie, se revêtent des dehors de la vertu. Ils se composent un maintien imposant; et ce masque leur sert à tromper plus sûrement ceux dont ils ont su captiver la confiance. Très-peu de Gênois savent se défendre de l’influence de ces caméléons; et ceux qui les connoissent redoutent tellement leur vengeance qu’ils n’osent les dévoiler. 

Mais dans ce cas même, quelqu’idée que puissent se former les Gênois de cette classe d’hommes, ils ne peuvent les apprécier justement. Un récit détaillé de leurs forfaits feroit frémir. Il ne se commet aucun crime qui n’ait pour instigateur, acteur, ou complice, un de ces monstres que cependant on déifie. Lorsque le hasard trompe les précautions qu’ils ont prises pour être ignorés, il n’est personne qui ne s’emploie à ramener sur les yeux le voile qui les couvroit, personne qui ne voulût effacer de la mémoire des hommes, et de la sienne propre, le souvenir de leurs atrocités. 

Rien n’est égal à la vénération des Gênois pour le saint-siège. Les bulles, les indulgences données par la cour de Rome sont reçues comme si elles étoient émanées de la Divinité. Il est très-rare que la seigneurie ose contrarier le vœu du pape. Cependant la puissance du Vatican ne s’étend plus aussi loin qu’autrefois. La cour de Rome s’étoit réservé le droit de nommer aux évêchés et aux bénéfices les plus considérables. Les magistrats ont osé porter la main à l’encensoir; et maintenant c’est la république qui dispose de ces places importantes. 

Gênes contient trente-deux paroisses et soixante-dix monastères. Les couvens de femmes ne sont pas aussi pauvres que dans plusieurs autres contrées de l’Italie, et quelques-uns sont même fort riches. Le haut clergé vit dans l’opulence; les individus qui le composent sont intrigans, sont intéressés, ont peu de vertus et beaucoup de vices. Le clergé inférieur y est si pauvre que quelques-uns sont réduits à mendier publiquement. De-là vient sans doute la corruption de ses mœurs. 

Des Arts et des Sciences. 

Depuis la renaissance des lettres et celle des arts, Gênes s’est distinguée par l’encouragement qu’elle a donné aux artistes. Cependant la plupart des chefs-d’œuvre qui la décorent sont dus à des mains étrangères. La république a profité des grands hommes à qui Rome et toute l’Italie doivent les morceaux précieux qui les embellissent et y attirent chaque année un concours d’amateurs. Le palais sénatorial, les églises, les édifices publics, les galeries des particuliers sont remplies de ces marbres qu’a vivifiés un ciseau hardi, de ces toiles animées par un pinceau créateur. Toutes les écoles ont contribué à former ces collections; et parmi les noms des artistes qui se sont immortalisés, on trouve très-peu d’indigènes. Cela prouve que Gênes, assez opulente pour récompenser le talent, assez éclairée pour s’y connoître, n’est pas spécialement occupée du soin de former des artistes parmi ses citoyens.

Les jésuites ont eu long-temps le droit presqu’exclusif d’élever la jeunesse depuis l’âge le plus tendre jusqu’à celui de l’adolescence. Lors de leur dispersion, des professeurs particuliers les remplacèrent; mais il faut avouer qu’en général les Gênois ne se livrent point à l’étude avec cette ardeur connue des autres peuples. En 1573, la république s’avisa d’affermer, pour un certain nombre d’années, l’impression de tous les ouvrages que l’on composeroit dans l’étendue de l’état. Cette ferme ne subsiste plus. Il est à présumer que le produit n’en a pas été assez considérable pour donner l’envie de continuer. La liberté de la presse y est inconnue. Les Gênois, grands spéculateurs pour tout ce qui concerne le commerce, ne se sont cependant pas permis de calculer les avantages qui résulteroient pour eux de cette liberté indéfinie; ou, s’ils les ont entrevus, la superstition ne leur a pas permis d’en profiter. 

Les soins continuels qu’exige le commerce absorbent le temps et les pensées des Gênois. Les sénateurs sont occupés des devoirs qu’ils ont à remplir; les autres, des spéculations qui peuvent augmenter leurs richesses particulières. Tous, enfin, s’accordent à négliger l’étude des sciences et celle des arts. Barême est presque le seul ouvrage élémentaire que l’on mette dans les mains de la jeunesse à qui l’on inspire de très-bonne heure le goût du calcul, et l’on accélère ses progrès par l’espoir du gain. Aussi voit-on à Gênes des commerçans de dix-huit à vingt ans, très-capables de gérer une maison, et s’y conduire avec une dextérité non commune. Il n’est point de pays où l’art de spéculer et de multiplier les richesses soit plus pratiqué que dans cette ville. Les Anglois, les Hollandois, les Genevois même ne peuvent l’emporter sur elle. Les femmes partagent cette aptitude; c’est le seul genre d’instruction qu’elles reçoivent. Point d’académies à Gênes, à l’exception d’une, si l’on peut donner ce nom à un assemblage de gens dont l’unique occupation est de louer le doge en très-mauvais vers. J’ai assisté à quelques-unes de ses séances. J’y ai vu une fois ce prince temporaire, homme de mérite, comme le sont tous ceux que l’on élève à cette dignité. Il lui fallut dévorer l’ennui de s’entendre élogier d’une manière si plate, et pendant si long-temps qu’en vérité je ne sais comment il pouvoit y tenir. Ce magistrat a des vertus, mais il n’est pas donné à l’homme de les posséder toutes. Par exemple, il ne peut se dissimuler que sa circonspection dégénère en timidité. Hé bien! un poëte qui n’étoit ni Horace, ni Virgile, ni le Tasse, s’avisa de célébrer son intrépidité dans les dangers, son audace dans les combats; et jamais il ne fut guerrier. Un autre poëte avoit consacré ses veilles à louer le doge nouvellement sorti de fonction. Il avoit exalté sa droiture; et c’étoit précisément la seule qualité qui lui manquoit. Ces éloges ne sont autre chose qu’un ramas d’expressions emphatiques, entassées les unes sur les autres sans choix, sans discernement, sans goût. Cette institution que, pour l’honneur de la république, il faudroit abolir, est immorale. Comment se fait-il qu’un peuple libre laisse subsister une assemblée dont l’unique occupation est de louer tous les chefs qu’ils se donne? Un observateur que le hasard amèneroit à Gênes, et qui seroit témoin d’une séance de ce genre, imagineroit que les doges sont aussi despotes que rois de Perse et de Siam. Il ne se douteroit pas que ce souverain temporaire, s’il est chef de la république, en est aussi l’esclave; qu’il ne peut sortir de son palais sans en avoir obtenu la permission de la seigneurie, et sans être accompagné des témoins qu’elle nomme à cet effet. 

Lors de mon arrivée à Gênes, j’avois une lettre de recommandation pour l’ex-doge Lomellini, l’un des plus célèbres hommes de l’Europe. Cela me fournit l’occasion d’apprendre qu’au milieu d’une nation qui jouit de l’agrément des arts, sans s’adonner à leur culture, il se trouvoit néanmoins un être d’un mérite supérieur. J’ai vu dans ce respectable vieillard l’ami, le protecteur de toutes les sciences. Il les avoit cultivées; et ses connoisances, soutenues d’une longue expérience, lui avoient acquis une célébrité bien méritée. Les principales académies de l’Europe s’honoroient de le compter au nombre de leurs membres. Quoiqu’il fût presque octogénaire, il avoit su conserver la vivacité, les agrémens de l’esprit et l’enjouement de la jeunesse, et n’avoit de son âge que l’expérience et la sagesse. J’en ai été reçu avec la plus franche aménité. Nous nous entretînmes de la France, de Paris qu’il regrettoit et où il étoit regretté. Tous les savans de l’Europe l’estimoient. Voltaire avoit son portrait. Rien de ce qui se passoit en Europe ne lui étoit étranger. Point de conversation plus variée que la sienne, point qui fussent plus intéressantes. J’ai connu chez lui deux moins des écoles pies, qui étoient assez bons physiciens. Je l’ai accompagné à sa maison de campagne dont j’ai admiré l’élégance, et plus encore les agrémens. Plusieurs voyageurs en ont parlé: pourquoi n’a-t-on pas fait l’éloge du possesseur? Les services importans qu’il a rendus à sa patrie, aux sciences et aux lettres, lui méritoient cet honneur qu’il n’a pas encore reçu. Si ses conseils eussent été suivis dans plusieurs circonstances, et sur-tout dans l’affaire de la Corse, la république auroit joui de plusieurs avantages qui lui ont échappé. Je conserve avec soin quelques lettres de cet homme rare. On croiroit en les lisant qu’elles sont le fruit d’une imagination brillante, embellie par les charmes que la jeunesse sait répandre sur tous les sujets qu’elle traite. 

J’ai aussi fait connoissance avec un jeune noble, auteur d’un éloge d’André Doria. Il me procura celle d’un de ses amis qui avoit rendu le même hommage à Christophe Colomb. Ces deux jeunes gens ne se quittoient jamais. Liés par une ressemblance de goûts, d’humeur, de caractère, ils avoient loué à frais communs une maison de campagne, à quelque distance de la ville, où ils se retiroient fréquemment pour jouir en paix du plaisir d’être ensemble, et se communiquer leurs lumières. Plus je les voyois, plus j’enviois leur sort. L’un d’eux s’étant absenté pour quelques affaires, l’autre me présenta à son intendia, ou dame de ses pensées. Cette dame étoit d’une des plus anciennes familles de Gênes; elle tenoit une très-bonne maison, et chez elle on n’avoit aucun besoin du secours des cartes pour abréger un temps qui s’écouloit avec une rapidité surprenante. Instruite sans vouloir le paroître, s’exprimant très-bien sans y mettre de prétention, elle étoit ce que je voudrois que fussent toutes les femmes; elle étoit aimable et estimable. 

Gênes a eu très-peu de savans; mais elle a produit des hommes d’état vraiment grands, des magistrats célèbres, d’excellens capitaines, des patriotes dans toutes les classes. Les Colombo, les Doria, les Spinola sont nés dans son sein, et ne l’ont pas moins honorée qu’ils ne lui ont été utiles. 

Du Gouvernement de Gênes. 

Cet article bien important ne sera pas aussi détaillé que je l’aurois désiré, parce que je me vois forcé de suppléer de mémoire à des notes que j’avois faites sur différens objets. Je ne promets pas de me ressouvenir de tout; mais j’affirme que je ne m’écarterai point de la vérité dans tout ce qu’elle me fournira. 

L’organisation des divers états de l’Europe devient dans les circonstances actuelles une étude aussi importante qu’agréable. Les peuples qui ont aimé la liberté ont imaginé mille moyens pour se garantir de l’atteinte graduelle et partielle des despotes constans dans leurs vues et variés dans leurs méthodes. Les législateurs ont calculé les moyens de l’attaque et ceux de la résistance; mais tous n’en ont pas tiré les mêmes résultats. Dans cette diversité d’opinions, il faut comprendre les passions qui les ont entraînés et les ont fait dévier de la ligne où peu d’entr’eux ont su s’arrêter. L’égoïsme, l’ambition ont égaré la majeure partie. D’autres, avec le cœur droit, l’âme candide, ont cru devoir respecter des préjugés reçus; ils ont pensé que s’ils les heurtoient de front, la horde des citoyens puissans rendroit vains les efforts qu’ils feroient pour le bien général. Ils se sont arrêtés: ils ont manqué le but. 

Très-peu de nations ont imité les Spartiates, qui eurent le courage de nommer Lycurgue pour leur réformateur. Les Athéniens permirent à Solon de travailler pour eux; mais les loix que fit Solon furent bientôt enfreintes; et il faut observer que déjà ces deux états avoient secoué le joug du despotisme. En général les républiques ont été le produit des circonstances; c’est pourquoi elles n’ont pas eu de bases fixes. Toujours dans la composition de leur gouvernement il s’est mêlé une teinte du gouvernement antérieur. 

Gênes n’a jamais connu la démocratie complette; elle n’a point eu de législateur, jusqu’à ce qu’Andre Doria l’ayant assujettie fut assez grand pour la régénérer. Avant lui tous les changemens qui ont eu lieu dans le gouvernement furent l’ouvrage des chefs de la faction dominante. Ce n’a donc point été la noblesse qui a envahi le pouvoir du peuple: ce ne fut pas elle qui le lui ravit en 1746, puisque l’unique fois qu’il fut libre de dicter des loix, il se jetta spontanément dans les bras de la noblesse, sans conditions, sans qu’aucun traité, ni aucun besoin l’y obligeassent. 

On ne peut pas en dire autant des autres aristocraties d’Europe. On a vu par quels procédés, ou plutôt par combien de forfaits, la noblesse de Venise s’est emparée de la force publique. Les villes impériales de Francfort, de Nuremberg, d’Ulm ont eu, ainsi que plusieurs autres, un gouvernement populaire; elles l’ont conservé long-temps; mais peu à peu la haute bourgeoisie a miné le pouvoir du souverain, qui s’est trouvé esclave avant d’avoir imaginé qu’il fût possible qu’il le devînt. A Strasbourg, le gouvernement fut démocratique pendant plusieurs siècles; il devint aristocratique par la succession des temps, et par l’extension graduelle que s’arrogèrent les anciennes familles. Les préteurs écrasèrent cette noblesse; et Louis XIV les mit tous d’accord en s’emparant de tous ces pouvoirs, et y établissant le véritable despotisme. 

Qu’on me passe cette digression. – Ce n’est que par des comparaisons que je puis prouver que de tous les états où l’aristocratie commande, le gouvernement de Gênes est le plus doux, le plus humain, le moins éloigné du véritable état social. J’aurois pu citer à l’appui de mon assertion une foule d’exemples; mais je ne crois pas devoir fatiguer le lecteur instruit par un recensement qu’il peut faire lui-même; et quant à ceux qui cherchent à s’instruire, de simples indications ne seroient pas suffisantes. 

Quelles qu’aient été les marches adoptées par les républiques, tant pour l’établissement de leur gouvernement et des divers pouvoirs qui le composent, que pour la durée de leurs magistratures, elles ont presque toutes senti ou éprouvé qu’il étoit dangereux de s’écarter du grand principe. J’entends par grand principe la discussion, la décision et l’assentiment: c’est au petit nombre à discuter, à la majorité à décider, à l’unanimité à consentir et faire exécuter par ses délégués. Chaque république a, ou doit donc avoir, sous des noms différens, des chefs, des sénats, des conseils. 

Si le hasard ou les circonstances m’eussent réservé l’emploi glorieux et pénible de former le plan d’un gouvernement républicain, j’aurois voulu que les chefs n’eussent été que temporaires; ils auroient été revêtus d’un grand pouvoir, mais la durée de leurs fonctions eût été la plus courte possible. La responsabilité eût égalé l’autorité: elle en est le contrepoids. Le châtiment infligé au prévaricateur eût été terrible; et, sous aucun prétexte, n’eût pu être adouci ou différé. 

Gênes a senti la première de ces vérités. Les charges de la république durent deux ans. Au bout de ce terme, le doge et les sénateurs sont renouvellés. Le seul privilège accordé à ceux qui ont été honorés de la dignité de doge, c’est de rester sénateurs pendant leur vie, et membres du petit conseil. C’en est assez, et peut-être trop. Ces ex-doges étant sénateurs et conseillers à vie, et les membres du conseil étant renouvellés tous les deux ans, il doit en résulter, en faveur des premiers, une masse d’autorité qui deviendroit fatale à la chose publique, si les hommes qui ont acquis ce droit n’étoient constamment choisis entre ceux qui ont le plus de vertus.

On a dit, répété, écrit qu’un doge de Gênes est un esclave couronné. Cela est vrai en partie. Le doge est assurément très-gêné; il est continuellement environné de gardes, de sénateurs; il a une espèce de cour qui l’observe sans relâche: mais on a eu tort de dire qu’il n’a point de pouvoir. Il est chef-né du petit conseil, du sénat, du grand conseil, de la seigneurie. Il propose toutes les affaires; et la manière de les présenter influe beaucoup sur la décision. Si une affaire lui déplaît, il peut s’arranger de façon à ne la point rapporter. Son règne passe, et quelquefois l’affaire est oubliée, ou les circonstances sont changées; et l’on n’en parle plus. Les sénateurs ont une grande déférence pour le doge; il est honoré; et j’ajoute avec vérité qu’il est chéri: on s’empresse à lui accorder ce qu’il paroît désirer. Si le doge est un homme d’esprit, s’il est rompu aux affaires, s’il connoît les loix de l’état, les hommes avec lesquels il traite, s’il a su se concilier l’amour et l’estime, c’est de tous les souverains temporaires et autres, le plus puissant. Mais, pour qu’il règne paisiblement, il faut qu’il paroisse affable; que sa gravité soit douce et que la modération l’accompagne. En sortant de charge, il passe au syndicat, et devient ensuite sénateur perpétuel. 

A Venise, les places de sénateur, de procurateur de Saint-Marc, d’avogador, de sage, sont ordinairement à vie, à moins que l’on ne passe à des places supérieures. Le dogat est aussi à vie. Mais un doge de Venise, quelqu’influence qu’il puisse se procurer, ne peut jamais se flatter d’en avoir autant que celui de Gênes. Aussi n’est-il pas aussi gêné que lui, quoique dans le fait il soit aussi inspecté et tout aussi observé. 

A Gênes, il faut avoir atteint cinquante ans pour être éligible. Le même individu peut être réélu, pourvu qu’il y ait un intervalle de quatre années entre les deux élections. Les places de sénateur, celles du petit conseil, du conseil des quarante-huit, sont également biennaires. Le grand conseil est composé de tous les nobles divisés, comme on l’a dit, en deux portiques. Il faut avoir vingt-quatre ans pour y siéger. On entre dans le conseil des quarante à quarante ans, et l’on ne peut passer au sénat qu’à l’âge de quarante-cinq ans. 

Il existe à Gênes, ainsi qu’à Lucques, un usage très-louable. L’administration de la justice civile et criminelle est confiée à des magistrats choisis parmi les nations étrangères. Deux années sont aussi le terme de leur magistrature. Toutes ces places, ces emplois peuvent aussi être réoccupés par les mêmes personnes après un intervalle. Cette loi est sage en ce que, si l’on est content d’un magistrat, qu’il ait géré à satisfaction, on peut se procurer le même avantage plusieurs fois, en se conformant à la règle de l’interstice à laquelle on ne déroge en aucun cas, parce que la république suit avec autant de fermeté que de constance les règles qu’elle s’est tracées lors de sa régénération morale. 

Gênes a un grand avantage sur Venise. Elle possède des magistratures utiles qui manquent à cette dernière, et qu’elle n’y établit point, parce qu’elle a le plus grand soin d’écarter le peuple de toutes les branches de l’administration. Son despotisme est rigoureux. Le grand chancelier est, à la vérité, pris dans l’ordre des citadins; mais cette place est plus imposante qu’importante. Au contraire, la république de Gênes a des magistratures plébéiennes, établies par volonté du peuple, et réservées pour lui seul. La magistrature des trois conservateurs de la paix a l’inspection directe sur tout ce qui concerne les débats matrimoniaux. A elle aussi appartient le droit d’examiner les procès relatifs au commerce, et de les juger. Ses sentences ne sont point sans appel, parce que la partie qui se prétend lésée peut en demander la révision qui lui est toujours accordée. Mais ces cas sont rares. Les magistrats apportent une attention si soutenue à l’examen des affaires dont la décision est soumise à leur tribunal, ils mettent tant de droiture dans leurs jugemens, qu’ils ne sont presque jamais sujets à révision. 

Il existe encore une magistrature populaire, connue sous la dénomination des deux conservateurs des loix et de la constitution. Ces magistrats doivent aussi être tirés de la classe bourgeoise et choisis par elle. Leurs fonctions consistent à assister à l’élection du doge et des autres magistrats, pour maintenir dans son intégrité l’observance des loix relatives à ces élections. Je ne répéterai pas ce que j’ai dit sur la banque de Saint-George. On sait que sas gestion appartient au peuple seulement. 

Du Gouvernement Gênois à Savone, à Sarzane, au Golfe de Specia, etc. 

Gênes envoie dans ces villes des gouverneurs, des podestats, et des délégués-sous-ordre pour y administrer la justice, y faire observer une police exacte, lever les impositions; et enfin, y exercer toutes les fonctions nécessaires au maintien de son autorité. 

Depuis les frontières de l’état sarde du côté de Tortone et d’Alexandrie, jusqu’à l’entrée de la ville de Gênes, le peuple est fort bien gouverné. Tout est réglé de manière que l’arbitraire ne peut se glisser dans aucune partie de l’administration. Les loix sont en vigueur; personne ne tente de les enfreindre ou de les éluder. Les habitans des côtes, ceux des montagnes vivent également sous un gouvernement équitable. J’ai parcouru les cantons situés entre les deux rivières, j’ai gravi les montagnes, j’ai interrogé des individus de toutes les classes, et j’affirme que je n’ai entendu personne se plaindre. Pourquoi? C’est que la seigneurie est extrêmement attentive à surveiller ses préposés, à les punir s’ils malversent, et à réparer les griefs de leur mauvaise gestion. Douceur et fermeté: telle est la devise des Gênois. 

Deux faits, pris au hasard, vont donner au lecteur une idée suffisante de la manière dont les sujets de l’état sont gouvernés. 

Un meûnier, habitant d’un village peu éloigné de Savone, avoit une femme assez jolie dont un jeune noble devint amoureux, comme on l’est en Italie. Le mari s’en apperçut, prit de l’humeur, et la témoigna ouvertement. Le jeune homme ne cessa point ses poursuites, l’intérêt de sa sûreté ne put l’engager qu’à se conduire avec un peu plus de prudence. Il épioit les instans où le meûnier, forcé de vaquer aux affaires de sa profession, étoit absent. Alors il s’introduisoit dans le moulin, à l’aide de mille déguisemens qui le rendoient méconnoissable à tous les yeux, excepté à ceux d’une amante et d’un jaloux. J’ignore si le sentiment ou la vanité seulement engageoit la femme au silence. Il paroît qu’elle étoit flattée des efforts que ce jeune étourdi faisoit pour lui plaire, et qu’elle lui tenoit compte des risques qu’il couroit pour l’amour d’elle. Quel que fût le motif de sa conduite, il est au moins prouvé qu’elle n’eut aucune part à la vengeance de son mari qu’elle n’instruisit point de ces visites. Quelque voisin charitable y suppléa. Le meûnier fit semblant de s’absenter, et se cacha dans un endroit ignoré, d’où il pouvoit surprendre le galant. En effet, à peine ce dernier fut-il entré dans le moulin que le mari s’offrit à ses yeux, armé d’un bâton, tomba sur lui sans aucun ménagement, et le blessa grièvement. La femme effrayée, profita de l’instant où les cris de cet imprudent attiroient la foule pour se sauver chez le curé qui, par intérêt pour la belle pénitente, se chargea du raccommodement. Il réussit. Que ne peut un prêtre sur l’esprit crédule d’un Gênois? Le mari pardonna. Cependant le noble avoit été transporté à Savone où l’on eut beaucoup de peine à le guérir. Le meûnier se rendit sur le champ à la capitale, compta son histoire avec candeur, et s’en retourna fort tranquille dans son village. Les magistrats envoyèrent aux informations; et la famille du jeune homme, très-puissante à Gênes, se hâta d’aller au-devant du jugement qui alloit être porté. Le meûnier reçut une somme d’argent, se désista de sa plainte; et les magistrats le voyant satisfait, pensèrent que le jeune homme avoit été assez puni. La procédure cessa au grand contentement de toutes les parties intéressées. 

Un bourgeois de Sarzane avoit reçu une insulte de la part d’un préposé du gouvernement. Sensible à ce procédé, il demanda justice au gouverneur qui l’écouta, promit de s’occuper de cette affaire, temporisa et ne fit rien. L’offensé se rendit à Gênes, se présenta devant le doge, et se plaignit de la partialité du gouverneur de Sarzane. L’affaire fut approfondie, la seigneurie réprimanda le gouverneur, le préposé fut destitué et condamné à garder prison pendant un an. 

La certitude d’obtenir justice lorsqu’ils la demandent, attache les sujets de la république au gouvernement établi. J’ai cependant trouvé des mécontens à Savone; mais par la nature même de leurs plaintes, il ne paroissoit pas qu’elles fussent fondées sur un défaut de justice ou d’attention pour le bien général. C’est que par-tout il y a des hommes personnels qui s’imaginent follement que leurs fantaisies doivent être des loix, et que l’on ne peut ou les restreindre ou les éconduire, sans commettre une injustice manifeste. Les griefs des habitans de Savone portoient sur les ordres donnés pour combler le port de cette ville. Ils disoient que les Gênois, jaloux du commerce qu’ils faisoient, et craignant que la prospérité ne leur inspirât le désir de devenir libres, vouloient les réduire à dépendre d’eux sous tous les rapports. 

Savone est, après Gênes, la plus considérable des villes de cet état. Elle est bien bâtie, fort agréable; mais les églises et les couvens y sont si multipliés, qu’il est impossible de s’y tourner sans être offusqué par les clochers, et assourdi par le tintamarre des cloches. Elle contenoit autrefois quarante mille âmes; son commerce étoit florissant: à peine aujourd’hui s’y en trouve-t-il quinze mille. Le peu de commerce qu’elle fait actuellement n’a lieu que par l’entremise de la capitale où ses négocians ont des correspondans et des comptoirs. Son port, dont la destruction fait le sujet des plaintes que j’ai rapportées plus haut, étoit excellent. 

Il seroit injuste de croire que les Gênois n’ont donné cet ordre que par une jalousie basse et peu fondée. Nous ne sommes plus dans ces siècles de barbarie où quantité d’états, croupissant dans une indolence absolue, voyoient tranquillement leurs voisins s’emparer du commerce et s’ouvrir des routes inconnues à travers l’espace des mers. Les nations, en s’éclairant, sont devenues rivales d’ambition, de gloire et de richesses. Toutes ont tiré parti de leur sol, toutes forment une balance générale qui ne permet à aucune de s’approprier exclusivement les gains des productions lointaines. Le commerce de Savone, la bonté de son port, rendoient cette ville un objet de crainte et d’envie pour la cour de Turin. La maison de Savoie formoit des prétentions continuelles sur Savone; elle entravoit son commerce afin de l’affoiblir; et la seigneurie de Gênes a cru devoir ruiner à peu-près cette ville pour qu’elle n’excitât plus l’ambition d’un voisin remuant. Raisonnement mal conçu, mais qui sert au moins à prouver que la jalousie n’a point eu de part à la conduite du gouvernement. 

Savone entretient encore quelques manufactures en soie, qu’elle tire, pour la plupart, du Piémont, de la Sicile, du royaume de Naples et du Levant. Son territoire est très-fertile, sur-tout en fruits de tout espèce. On y fait d’excellentes confitures. C’est la patrie de Sixte IV et de Jules II. Ce dernier avoit conçu le projet de ne faire qu’un seul état de toute l’Italie; Rome en eût été la capitale, et le pape le dominateur suprême. 

J’ai parcouru les côtes de la rivière du Levant, et par-tout j’ai vu les peuples satisfaits du gouvernement, vanter son impartialité, et se louer de la douceur que l’on met dans la perception des impôts. 

Cependant les plaintes que l’on forme à Savone se renouvellent le long de la superbe côte du golfe de Specia. Les habitans gémissent de ce que ce golfe, qui réunit les plus grands avantages, et qui pourroit devenir le plus beau port de la Méditerranée, reste désert, sans utilité pour eux comme pour la république. Ils sont outrés de n’y voir surgir que des felouques et quelques barques de pêcheurs, tandis qu’il pourroit contenir des centaines de vaisseaux. Le golfe de Specia, qui donne le nom à tout le canton, est extrêmement favorisé de la nature. Son entrée est sûre; il présente un excellent abri contre la tempête. Quelques soins et peu de dépenses le rendroient un des meilleurs de ces parages. 

De quelques Fiefs de l’Empire enclavés dans les États de la République de Gênes.

Plusieurs fiefs relevant de l’Empire sont enclavés dans les domaines de la république, d’autres sont limitrophes. La plupart appartiennent à des nobles gênois. La principauté de Torriglia est le fief le plus considérable de la rivière du Levant; ceux de Francavilla, de Poggio, de Ronco sont situés au couchant. Ces fiefs ont toujours causé de très-grandes inquiétudes aux Gênois, parce qu’ils ont fourni de fréquens prétextes à la cour de Vienne pour tirer d’eux de fortes sommes d’argent. Il s’élève souvent de violens débats entre les Gênois et le préposé de l’empereur en Lombardie. Plusieurs fois il a fallu faire marcher des troupes qui, au lieu de remettre l’ordre, ont augmenté la mésintelligence. La cour de Vienne recrute dans ces fiefs, et la république permet aussi le recrutement aux rois d’Espagne et de Naples. La maison de Savoie tient également des recrues dans le voisinage; il s’ensuit des rixes fréquentes dont les suites pourroient devenir funestes, si la seigneurie cessoit un moment d’agir avec prudence. On a plusieurs fois agité dans le conseil s’il ne seroit pas à propos de défendre tout espèce de recrutement; mais les égards forcés que l’on est obligé d’avoir pour des puissances dont le courroux est à craindre, ont empêché d’adopter cette mesure générale. C’est un très-grand désagrément pour tout état qui n’est pas assez puissant pour faire respecter son indépendance. Telle est la position des Gênois, que leur conduite prudente n’a pu les préserver de plusieurs chocs violens et de tracasseries toujours renaissantes. La république, pénétrée de cette vérité, a fait plusieurs tentatives pour acquérir la propriété de ces domaines; elle a offert de les payer fort cher; elle n’eût pas balancé à faire les plus grands sacrifices pour écarter de ses frontières des puissances dont l’influence est si dangereuse: mais elle n’a pu réussir. Cependant elle ne perd point de vue cet objet qui est pour elle d’une importance majeure. Tôt ou tard elle réussira. Lorsque la république françoise sera parvenue à établir solidement sa liberté et son indivisibilité, il n’est pas douteux qu’elle ne protège celle qui s’est empressée de reconnoître son indépendance. 

Au nombre des fiefs de l’Empire enclavés dans l’état de Gênes, se trouvent la ville et le territoire de San Remo. L’impartialité qui me guide me force d’improuver la conduite de la république à l’égard de San Remo. Il est aussi singulier que malheureux que l’aristocratie gênoise, qui déploie la plus grande douceur dans son administration, ne se soit écarté de ce principe que pour cette ville et pour l’île de Corse. Toutes les fois que les circonstances ont rendu nécessaires des mesures d’urgence, le conseil, qui avoit le choix des moyens, s’est hâté d’employer les plus violens. 

Comme j’ai consacré un article entier à parler de l’île de Corse, San Remo seule terminera celui-ci. 

Son territoire est environné de montagnes, et comprend une étendue de douze milles en longueur sur quatre de largeur. Le sol est de la plus grande fertilité; la campagne est peuplée. La ville contient environ dix mille âmes; elle est assez jolie, assez bien bâtie, et fait tout le commerce que ses maîtres lui permettent de faire. Elle pourroit en faire dix fois autant, si la république la gouvernoit avec la même douceur qu’elle emploie dans la gestion de ses autres domaines. Sa population entière s’élève à trente mille âmes. Son territoire est couvert de petites vallées remplies d’orangers, de citronniers, de grenadiers, d’amandiers et de superbes oliviers, qui sont les plus beaux de tous ceux qui bordent la côte du côté du couchant. 

Ce canton a joui long-temps d’une indépendance absolue sous la protection de l’Empire, qui lui permettoit de se gouverner par ses propres loix. Sa constitution varia selon les circonstances: tantôt livré à l’aristocratie, le peuple fut esclave de ses nobles; tantôt libre de toute espèce de joug, il ne fléchissoit que devant la loi. Les Gênois qui l’environnoient le gênèrent dans tous les temps. Les revers que le sacerdoce fit éprouver aux empereurs d’Allemagne rendirent la protection de ceux-ci illusoire pour les San Remiens, et Gênes les asservit, malgré les décrets de l’Empire. 

Gênes attaqua San Remo en 1300, et la soumit à sa domination. L’empereur Conrad III eut assez de pouvoir pour faire rendre la liberté aux habitans de cette contrée, qui en jouirent jusqu’en 1360. A cette époque les Gênois, ayant gagné l’empereur, achetèrent de lui le droit de nommer aux principales places de la magistrature, sous la condition d’approbation et de confirmation par l’assemblée générale. Cette vexation ne fut pas de durée. Les San Remiens se resaisirent souvent de leur indépendance, mais ne purent la conserver long-temps. Les Gênois, attentifs à profiter des circonstances, assez adroits pour en faire naître, les troubloient constamment, espérant qu’ils céderoient par lassitude. 

Toujours ballotté par des orages politiques, ce peuple n’a jamais eu que de courts intervalles de bonheur. Luttant sans cesse contre une puissance supérieure, ses efforts n’ont servi qu’à l’affoiblir davantage. 

Après la mort de Charles VI, les Gênois bombardèrent San Remo, et y entrèrent à main armée. Ils y exercèrent des cruautés qu’il est impossible d’excuser. Cependant, à la paix de 1748, les puissances s’intéressèrent pour ce peuple, et forcèrent les vainqueurs de le laisser respirer. Cette tranquillité dura quelques années; mais l’or est la plus dangereuse de toutes les puissances. Les Gênois en avoient; ils gagnêrent quelques citoyens en crédit, et la ville fut de nouveau livrée à ses dissensions pires que l’esclavage même. La saine partie du peuple députa vers Marie-Thérèse pour implorer sa protection: l’ambassadeur de Gênes sut parer le coup; et tandis qu’il amusoit les députés des San Remiens par de magnifiques promesses, il répandoit l’or parmi les diplomates, qui le servirent à souhait en traînant en longueur la décision de cette affaire. 

Joseph II, étant monté sur le trône impérial, parut s’intéresser vivement au sort des malheureux habitans de San Remo. Il menaça les Gênois, donna plusieurs diplômes en faveur des opprimés, et fit dire à la république que, sous peine d’encourir son indignation, elle eût à rendre une liberté entière à ce peuple qu’il prenoit sous sa protection spéciale. La seigneurie connoissoit le caractère du monarque. Elle savoit qu’entraîné par des intérêts plus pressans, il ne pourroit effectuer ses menaces. Elle temporisa, et conserva son autorité sur ce pays, qui maintenant semble lui être assujetti pour toujours. 

L’Isle de Corse.

San Remo et l’île de Corse sont les foyers où les ennemis de la république de Gênes ont constamment puisé pour entretenir les préjugés des nations contre son gouvernement. On sait de quoi la haine nationale est capable; on sait que de tous les peuples connus les Corses sont le plus haineux, les plus vindicatifs. Il seroit donc injuste de juger du gouvernement gênois par les plaintes exagérées qu’il se plaisent à en faire; aussi n’est-ce que par des faits que je vais soumettre la conduite de ces républicains à la censure du lecteur. Un précis historique le mettra à portée de juger le procès. 

Je connois un tort aux Gênois: c’est le regret qu’ils donnent encore à la perte de cette île, qui ne leur valoit que l’honneur futile de dominer sur un royaume, et de donner à leur doge le droit de surmonter d’une couronne le bonnet dogal. Il est si vrai que cette petitesse existe encore parmi ces républicains, qu’en cédant à la France le domaine utile de cette île, elle en a retenu le titre factice. Cette cession a été fort avantageuse à la république, en ce qu’elle lui a épargné une somme annuelle très-considérable qu’exigeoit la garde de ce pays, ainsi que les dépenses extraordinaires motivées par les soulèvemens fréquens des Corses, qui, souvent vaincus, n’ont jamais été soumis. Cependant la possession de cette île eût pu devenir intéressante pour la république, si, moins fière, elle se fût appliquée à former le peuple corse, à lui inspirer l’amour des loix. Mais pour cela il eût fallu ne faire qu’une nation de ces deux peuples; il eût fallu encourager le commerce, et laisser aux habitans de la capitale, ainsi qu’à ceux des villes, une liberté égale à celle de leurs maîtres; il eût fallu qu’une administration douce, humaine et paternelle eût remplacé l’extrême sévérité. On a droit de reprocher au gouvernement gênois de s’être, dans tous les temps, écarté des principes de justice et d’équité à l’égard des habitans de la Corse et de San Remo. Ce n’est pas ainsi qu’en ont usé les Romains envers les peuples vaincus; ce n’est pas ainsi qu’Alexandre se conduisit pour régner sur les cœurs de tant de nations diverses que ses armes avoient assujetties; mais c’est ainsi que ses successeurs ont trouvé le moyen d’aliéner les esprits des provinces qui leur étoient échues, et c’est ainsi qu’ils les ont perdues. 

L’île de Corse est, après celle de Sicile et la Sardaigne, la plus considérable de la Méditerranée. Les anciens l’ont désignée sous les noms divers de Cyrnos, de Cerneatis, de Terapue et de Tyros. Les Romains lui ont imposé celui de Corsica qui lui est resté. Sa longitude va depuis le quarante-unième degré jusqu’au quarante-troisième, et sa latitude comprend depuis le vingt-sixième degré dix minutes jusqu’au vingt-septième quinze minutes. Cette position ne s’éloigne pas beaucoup de celle que lui attribue Pline le naturaliste, livre III, ch. VI, puisqu’il lui donne cent cinquante mille pas de longueur sur cinquante mille de largeur, et trois cent vingt mille de circonférence. Du temps de Pline, on comptoit trente-trois villes en Corse; elles ont disparu, et à peine peut-on donner ce nom aux six qui existent encore, puisque Bastia, qui est la capitale, compte à peine onze mille habitans. Cette île a la forme d’une écaille de tortue coupée en deux dans sa longueur. Depuis le cap Corse jusqu’à Bonifacio, du nord au sud, on compte cent vingt milles de distance. Depuis la pointe de Sagone jusqu’à Aleria, sa largeur est de vingt milles; sa circonférence est encore de trois cent dix milles. Ainsi les dernières observations ne diffèrent pas beaucoup de celles de Pline. Le Corse a au nord la mer de Gênes; au levant celle de Toscane et du patrimoine de Saint-Pierre; au midi l’île de Sardaigne, dont elle est séparée par un détroit de dix milles de large qu’on appelle les Bouches de Bonifacio; au couchant la mer de Sardaigne et celle de Provence. Elle est divisée en deux parties principales nommées ultramontaine et citramontaine; et chacune de ces parties est subdivisée en plusieurs autres nommées pièves, ou districts d’une très-petite étendue.

A l’exception de quelques parties marécageuses, le climat de la Corse est excellent; l’air y est sain, et la preuve de sa bonté est dans la quantité de vieillards que l’on rencontre, tant dans les vallées que sur les montagnes. Il y a beaucoup d’eau; les rivières, les sources y sont abondantes et ajoutent à la fertilité du sol. Les lacs y sont très-poissonneux. Le froment, l’orge, le seigle viennent en si grande abondance qu’ils suffiroient pour la consommation d’une population trois fois plus nombreuse que celle actuelle. Les vins sont délicieux. On pourroit en étendre la culture et les exporter; alors le produit en seroit considérable. Il y a peu de gros bétail, mais les chèvres, les moutons y sont en quantité, et la laine de ces derniers est de bonne qualité. Il seroit possible de se procurer beaucoup de fourrages dans les vallées, parce qu’elles sont arrosées par des rivières. On y fait de très-bonne huile, et il seroit facile de la rendre encore meilleure en y donnant plus de soin. Les amandiers, les limoniers, les orangers, les citronniers, les figuiers y croissent en abondance. Les châtaigniers y sont d’un très-bon rapport, et les habitans en font du pain. Les montagnes même sont fertiles. Presque toutes, à l’exception des plus élevées qui ne sont que des rochers, sont recouvertes par une terre légère, un peu sablonneuse, mais très-bonne. Il suffit d’y donner un labour. Les chevaux sont de petite taille, mais sûrs, et capables de supporter de grandes fatigues. Les mulets sont, en même proportion, vigoureux et infatigables. Le menu bétail s’y multiplie aisément, ainsi que la volaille. On y recueille du miel et de la cire; et cette branche de commerce est susceptible d’amélioration.

Les montagnes de Corse renferment des mines riches en fer, en plomb, en cuivre et en argent: si elles étoient bien exploitées, elles produiroient beaucoup. On y trouve du cristal de roche, de très-belles pierres, du marbre de différentes espèces, des veines d’azur, de granit et de porphyre. Les eaux minérales y sont communes. 

Comme cette île a d’excellens ports, ses habitans pourroient s’adonner au commerce et s’y enrichir. Actuellement qu’elle appartient à la France, et qu’elle va partager avec elle les fruits heureux de la liberté, elle doit espérer de jouir d’une prospérité qui lui a été jusqu’ici inconnue. De tout temps les Corses ont aimé l’indépendance; de tout temps ils ont combattu pour l’obtenir. Parvenus à ce but après de longues tribulations, c’est à eux de profiter des avantages sans nombre que leur offre un climat sain, un sol doux; c’est à eux, peuple encore neuf à beaucoup d’égards, à devenir une puissance maritime, à effacer la marque des fers qu’ils ont portés, par la gloire de rivaliser et peut-être de surpasser leurs anciens maîtres. 

La réputation des Corses n’a pas été plus épargnée que celle des Gênois. Presque tous les écrivains les ont peints comme un peuple féroce adonné aux plus grands excès, enclin au brigandage, sans loix, sans morale, sans humanité, tels enfin et plus cruels encore que les anthropophages de l’autre hémisphère. Ces imputations ne sont pas entièrement méritées. J’ai connu des Corses qui avoient le germe des plus sublimes vertus. Il est vrai qu’en général leurs mœurs sont dures, leurs coutumes barbares, leurs inclinations cruelles; mais tiennent-ils les unes et les autres de la nature, ou est-ce le produit funeste des cruautés exercées contr’eux par des maîtres impitoyables? La politique des nations qui les ont subjugués n’a-t-elle point influé sur le caractère national? Le soin constant que l’on a eu de semer parmi eux la jalousie, de faire naître la rivalité, de les exciter à la colère, à la vengeance, prouve assez que les Gênois craignoient leur réunion, et qu’ils ne croyoient pouvoir régner sur eux qu’en les divisant. S’ils les eussent gouvernés avec douceur, il en auroient fait des artisans paisibles, des commerçans actifs, des laboureurs attachés, non à la glèbe, mais à une profession utile, et qu’ils auroient chérie s’ils y eussent trouvé la paix et le bonheur. Les passions que l’on remarque parmi eux ont dû prendre naissance dans l’injustice qu’ils ont souffert pendant si long-temps. Les hommes sont à-peu-près ce que l’on veut qu’ils soient. 

Lorsque le ministère de France eut engagé la république de Gênes à lui céder l’île de Corse, comme s’il se fût agi d’une vente de bestiaux, quelle a été notre conduite envers ces courageux insulaires? Les supplices alors usités ont signalé notre domination. Le sang des citoyens qui n’avoient commis d’autre crime que de manifester le désir de conserver leur liberté, coula sur l’échafaud. Et c’est nous qui nous plaignons de la férocité de ce peuple infortuné! C’est nous qui sommes étonnés de l’inimitié qu’il nous marque, tandis qu’il nous la doit à tant de titres! Cette conquête fut le prix de la trahison de quelques citoyens perfides coalisés avec leurs anciens maîtres; et la soumission forcée à laquelle nous avons réduit les Corses n’est que le produit d’une stupeur passagère. Lorsque ce complot s’exécuta, les Corses étoient loin de prévoir le bien qui devoit en résulter pour eux; ils ne sentoient que le poids des chaînes, et répondoient par les rugissemens de la fureur aux cris d’une joie insensée et cruelle. Devenus maintenant une portion de notre empire, ils sont, ainsi que nous, régénérés moralement, et bientôt il ne leur restera de toutes les passions fortes qui les ont agités que l’énergie prononcée, faite pour être le caractère distinctif des véritables républicains. 

Les Phéniciens, les Grecs, les Egyptiens, les Etrusques, les Troyens, les Gaulois, les Liguriens et les Espagnols ont établi des colonies dans l’île de Corse. Les preuves de ces divers établissemens existent encore. Les Phocéens assiégés dans leur ville par le tyran Alexidême, abandonnèrent d’un commun accord un sol désormais souillé par les ennemis de leur liberté, et vinrent surgir à Chio qu’ils quittèrent bientôt pour joindre leurs concitoyens dont une colonie avoit donné naissance à la ville d’Aleria. Battus per les Etrusques, ils se rembarquèrent et abordèrent en Provence où ils fondèrent Marseille. Les Etrusques s’etant emparés de la Course, y commirent des cruautés inouies; ils s’attirèrent la haine des indigènes qui eurent recours aux Carthaginois: ceux-ci, ardens à étendre leur domination ainsi que leur commerce, accoururent, chassèrent les Etrusques, et ne se conduisirent pas avec plus de prudence qu’eux. Les habitans de l’intérieur, révoltés de la servitude à laquelle on vouloit les réduire, résistèrent à ces nouveaux maîtres, et ne cédèrent qu’après avoir épuisé tous les moyens de défense. La plus grande partie se retira dans les montagnes. Ils s’y multiplièrent et vécurent dans l’indépendance, n’obéissant qu’aux loix qu’ils avoient consenties, aux chefs qu’ils avoient élus. 

L’an 494 de la fondation de Rome, L. Cornelius Scipion s’empara de l’île, en chassa pour toujours les Carthaginois, qui furent obligés de la céder aux Romains par le traité de paix qui mit fin à la première guerre punique. La domination des vainqueurs ne fut pas tranquille. Les Corses, toujours divisés, toujours vaincus, et jamais soumis, furent long-temps à s’accoutumer au joug. Il étoit réservé à Caton le censeur de leur faire chérir le gouvernement romain. Ce grand homme, devenu préteur, mérita, à force de bienfaits, l’estime de ce peuple agreste: il se l’attacha entièrement, et ne se servit de l’influence qu’il avoit acquise sur lui que pour établir un esprit d’ordre et de justice; ce qui, en conciliant les esprits, assura la tranquillité générale. Sous le consulat de Marius et la dictature de Sylla, les Romains y envoyèrent deux colonies qui y prospérèrent; et depuis cette époque, la Corse resta fidelle à ses maîtres, même pendant les troubles qui déchirèrent la république, et, par suite, l’empire dit romain. 

Tranquilles sous une domination douce, gouvernés par leurs propres loix sous l’autorité d’une municipalité choisie dans leur sein, ils vivoient heureux, lorsque la destruction de l’empire d’Occident les replongea dans l’horreur de l’esclavage. Ils eurent beaucoup à souffrir des Vandales qui ravagèrent leur île sans pouvoir l’asservir. 

La Corse se soumit volontairement à Théodoric, dit le Grand, roi d’Italie. L’eunuque Narsès s’en empara en 553; elle demeura environ soixante ans sous la domination de l’empire grec. Forcée de recevoir le joug qui lui fut imposé par les Lombards, elle n’eut que quelques intervalles de liberté, produits par les troubles qui affligeoient ses maîtres. Alors son gouvernement fut démocratique. 

En 739, les Sarrazins y répandirent la désolation. La différence du culte fut le prétexte des cruautés qu’ils commirent. Les insulaires firent les plus grands efforts pour chasser ces maîtres impitoyables; mais le courage cédant au nombre, ces généreux martyrs de la liberté furent presque tous immolés. Les vainqueurs repeuplèrent l’île, s’établirent dans les endroits les plus fertiles, et le reste des indigènes vécut au milieu des rochers dans un dénuement absolu. 

On croit que Lanca Anciza, chef des Sarrazins, prit le nom de roi, et qu’il eut cinq successeurs. 

Charles Martel délivra la Corse: mais entraîné ailleurs par intérêts de plus haute importance, les Barbares revinrent et la remirent sous le joug. Hugues Colonne devint ensuite son libérateur, et en obtint l’investiture des papes qui déjà avoient étendu leur jurisdiction sur ces débris fumans. Les Sarrazins reparurent encore; un comte de Gênes fut assez puissant ou assez heureux pour les chasser, et l’île fut dès-lors annexée à l’état de Gênes. 

Mais ils ne la possédèrent pas entièrement. Les rois de France, d’Aragon, de Naples, la république de Pise leur en ont de temps à autre arraché des portions. Quelquefois ces braves insulaires se sont resaisis de quelques districts: attentifs aux révolutions dont Gênes étoit elle-même la proie, ils profitioient de ses embarras, de sa détresse pour essayer de secouer le joug qu’elle leur avoit imposé. 

Ce ne fut qu’en 1217 que les Gênois réunirent pour la première fois le vœu général des différentes peuplades de la Corse. Tyrannisés par la noblesse, ces insulaires préférèrent un joug étranger à celui qu’on vouloit leur imposer. Ils crurent s’attirer, par cet acquiescement volontaire, des égards que l’on n’a point pour des vaincus. La plupart des nobles, divisés en différens partis qui ne pouvoient s’accorder sur le choix d’un chef, prirent aussi le parti de la soumission. La conduite que les Gênois tinrent pendant trois cents ans justifia parfaitement la confiance des Corses, et leur mérita une affection soutenue. 

En 1450, la Corse passa sous la domination médiate de la banque de Saint-George, dont la conduite modérée et l’équite la maintinrent dans une tranquillité parfaite. Cependant plusieurs barons, mécontens de l’obscurité dans laquelle ils vivoient, tentèrent de faire soulever le pays. Les prétextes ne manquent jamais aux ambitieux. La banque justement indignée réprima ces mouvemens; mais elle ne sut pas commander à son ressentiment. Au lieu de ne le faire tomber que sur les coupables, elle frappa sans distinction. Des commissaires délégués par elle se rendirent dans cette île infortunée, dépouillèrent les nobles des droits qui leur avoient été laissés, et réduisirent le peuple dans une véritable servitude. Si l’on se fût comporté avec douceur, et que les moyens de répression eussent été combinés par la prudence, le peuple auroit lui-même contribué à l’extinction de cette caste dont l’esprit ambitieux et remuant venoit tout récemment d’exposer sa tranquillité. Mais les commissaires firent des réglemens injustes; ils ne s’occupèrent qu’à entraver le commerce, l’industrie. Ils supprimèrent les écoles; et c’est à eux que la nation corse doit principalement l’ignorance crasse dans laquelle elle est encore plongée. La misère, l’opprobre parurent à ces désorganisateurs l’unique moyen de contenir un peuple belliqueux, de le forcer à une dépendance pire cent fois que l’esclavage même. La banque eut encore un autre motif pour appesantir le joug sur les insulaires. En les appauvrissant, elle crut les soustraire à la cupidité des princes voisins; en semant parmi eux la division, les haines, elle leur ôta les moyens de se révolter, mais elle n’arracha point de leurs cœurs le désir de s’affranchir. 

C’est peut-être l’unique reproche que l’on ait à faire à cette administration; et ce fut autant la faute des préjugés que celle du cœur. 

Cette persécution eut lieu vers l’année 1520. Elle fut la cause première de l’antipathie qui règne entre ces deux peuples. Les opprimés souffriret long-temps; ils se plaignirent et ne furent point écoutés: leur fierté se réveilla, ils prirent les armes. 

San Pietro étoit né. Cet homme demi-héros, demi-monstre, avoit passé ses premières années en Toscane. Attaché ensuite au service de la France, il s’étoit distingué par une bravoure digne des siècles héroïques qu’il a plu à quelques auteurs de nommer fabuleux. Son âme étoit le foyer de toutes les passions; les plus douces y prenoient la teinte de son caractère féroce. San Pietro avoit des injures personnelles à venger. Jean-Marie Spinola, gouverneur de Corse, effrayé de son audace, l’avoit tenu long-temps en prison, et l’y eût fait périr, si Henri II, roi de France, ne l’eût réclamé de manière à ne point essuyer de refus. 

Sorti de ce péril, il persuada à son protecteur que la Corse pouvoit lui être d’une très-grande utilité; et le roi, qui étoit mécontent des Gênois, se fit un plaisir de leur enlever cette île. Le marquis de Termes, depuis maréchal de France, eut le commandement de cette expédition. San Pietro commandoit en second; et ce fut à lui que les François durent la conquête de cette île. La flotte ottomane qui obéissoit à Dragut, favori de Barberousse, contribua aussi aux succès de nos armes. Mais San Pietro s’étant brouillé avec Termes, celui-ci cabala contre lui, le fit rappeller, et fut battu. Le ministère sentit alors combien il lui importoit d’avoir San Pietro dans son parti. Termes fut rappellé à son tour. Le héros corse reparut dans sa patrie, ramena la victoire, et la fixa sous les drapeaux de la France.

Cependant la paix de Cateau-Cambrésis rendit inutiles tous les mouvemens que l’on s’étoit donnés. La banque de Saint-George fut remise en possession de cette île, sous condition que le premier acte de son pouvoir nouveau seroit d’accorder une amnistie générale, et une modification dans les réglemens dont l’injustice avoit donné lieu à l’insurrection.

En 1564 la république redevint souveraine de la Corse, par la cession de la banque. Vers ce temps, l’intrépide San Pietro, après avoir parcouru sans succès une partie de l’Europe pour en intéresser les puissances à délivrer encore sa patrie, osa tenter une descente dans cette île, suivi seulement d’une trentaine de François. Ses progrès furent rapides. Raphaël Justiniani s’appercevant que la force ne pouvoit rien contre un homme qui avoit autant de partisans qu’il y avoit de Corses natifs dans l’île, crut devoir employer la trahison pour délivrer Gênes de cet implacable ennemi. Attiré dans un piège, San Pietro périt après la défense la plus opiniâtre. 

Si le gouvernement, après s’être permis d’employer pour détruire son ennemi des moyens déshonorans aux yeux de la raison et de la philosophie, eût au moins fait succéder la clémence à la rigueur, s’il eût pardonné aux amis, aux parens de San Pietro, les Corses auroient pu oublier enfin qu’ils avoient été libres. Le désir de venger la mort de leur chef eût cédé à la nécessité, et d’autant plus, que s’abandonnant trop à l’effervescence de son caractère, il avoit aliéné l’esprit de plusieurs d’entr’eux. Mais ils poursuivirent avec acharnement ses parens, ses amis, ses créatures. Cette excessive cruauté donna lieu à un trait de piété filiale que l’on sera sans doute satisfait de trouver ici. 

Léonard de Casanuova, l’un des partisans de San Pietro, étoit tombé en leur pouvoir. Antoine, le plus jeune de ses fils, alarmé du sort que l’on préparoit à un père qu’il chérissoit, prit des habits de femme, et s’introduisit dans la prison, portant dans une corbeille quelques alimens de première nécessité. Il rasa son père à la hâte, le revêtit des habits dont il s’étoit si heureusement servi, et lui donna tous les renseignemens nécessaires pour assurer sa fuite. Cette action, qui auroit été récompensée chez tous les peuples policés, et peut-être même parmi les hordes les plus sauvages, n’excita dans Gênes que la rage la plus véhémente: ce jeune homme fut condamné au gibet; et par un raffinement de cruauté, on le conduisit au château de Tisani, lieu de sa naissance, patrimoine de ses ancêtres; là on le pendit à une des fenêtres. Le château fut rasé, et tout ce qu’il contenoit devint la proie des flammes. 

Cette atrocité réfléchie imprima dans l’âme vindicative des Corses une horreur pour les Gênois que rien ne fut capable d’effacer. La république n’éprouvoit que des défections. Plusieurs Gênois expièrent le crime de leur nation par la parte de leur vie. Alphonse Ornano, fils de San Pietro, s’unit à l’infortuné Casanuova; tous deux ravagèrent les possessions gênoises pendant deux ans. Les puissances s’intéressèrent enfin au sort de ces insulaires; et l’on parvint à convaincre le sénat qu’il étoit impolitique de réduire au désespoir un peuple qui, dépouillé de toutes ses prérogatives, ne demandoit pour poser les armes, que d’être à l’abri des cruautés journalières que l’on exerçoit contre lui. Augustin Doria soutint en plein sénat la cause de ces infortunés: son avis ayant prévalu, il fut nommé gouverneur de la Corse. Il y fut reçu comme le devoit être un descendant de Doria, qui d’ailleurs retraçoit l’image de ses vertus. La république seconda de bonne foi les efforts qu’il fit pour ramener l’ordre et l’abondance; et les Corses, ces Corses que l’on dit implacables, oubliant leurs maux passés, s’attachèrent de nouveau aux Gênois. Ils donnèrent des preuves de cet attachement en 1572, lors de la guerre que la république eut à soutenir contre le duc de Savoie. Fidèles à leurs sermens, ils seroient restés indivisiblement unis à la seigneurie, si elle eût continué de les traiter avec douceur. 

Au commencement de ce siècle quelques esprits inquiets, remuans et ambitieux, obtinrent dans le sénat une prépondérance dangereuse à la tranquillité publique. Ils firent revivre de prétendus griefs oubliés depuis près de deux siècles, et obtinrent des décisions aussi impolitiques que celles qui avoient porté les Corses à entrer dans les vues de San Pietro. La noblesse fut de nouveau tourmentée, persécutée, avilie; on l’exclut sans motif plausible des emplois, des dignités; on renouvella les réglemens désastreux qui interdisoient au peuple la faculté de s’adonner au commerce, aux arts, aux études. Les magistrats affectèrent une morgue insupportable; ils vendirent la justice, ils autorisèrent les assassinats. Sans doute ces crimes ne furent que partiels; sans doute le sénat ne les commanda point: mais devoit-il les laisser impunis? Les gouverneurs ne furent point accusés d’avoir coopéré à ces manœuvres, mais ils les avoient tolérées; et chaque crime qui se commet dans un état policé, et qui reste impuni, retombe nécessairement sur ceux qui pouvoient l’empêcher et ne l’ont pas fait. Gênes ne souffre point de pareils excès dans son sein; pourquoi les a-t-elle soufferts en Corse?

Loin de réprimer ces excès, le gouvernement lui-même en commit d’impardonnables. En 1715 il établit des impôts arbitraires. L’établissement de la gabelle, la défense de faire du sel à l’étang de Diane, et d’autres mesures également oppressives désolèrent les Corses. Ils se plaignirent; et leurs griefs ne furent point redressés. On les traita avec hauteur, avec dureté. Au retour de leurs députés, les Corses indignés se soulèvent, courent aux armes, s’emparent de plusieurs collecteurs dont les exactions étoient connues, et les lapident. C’étoit selon eux une représailles du supplice infligé à quelques soldats corses dans la ville de Final. Mais le prétexte fut mal choisi. Les soldats corses condamnés et exécutés à Final étoient véritablement coupables, et méritoient le châtiment qu’on leur fit endurer. Néanmoins leurs parens se répandirent en plaintes amères, et soutinrent que les Gênois ne les avoient fait mourir que pour signaler le mépris qu’ils avoient pour les Corses. Il eût fallu beaucoup de modération pour ramener les esprits irrités. Felix Pinelli, homme dur, féroce et violent, au lieu de marcher sur les traces de son prédécesseur, se livra à toute l’impétuosité de son caractère. Il fit pendre un homme dont le crime consistoit à avoir émis librement son vœu; d’autres furent incarcérés de légers soupçons. Les habitans perdirent patience. Le tocsin sonna, on s’empara des armes qui se trouvèrent dans les magasins de la république, et l’on se disposoit à attaquer, lorsque l’évêque d’Aleria, prélat distingué par sa vertu comme par ses talens, parut. Sa présence, ses discours calmèrent la multitude; il promit d’aller à Gênes, et s’engagea d’en rapporter des réponses satisfaisantes. On accepta sa médiation; il partit, et plaida avec autant de force que d’éloquence la cause de la justice et de l’humanité. Mais le sénat, prévenu en faveur de Pinelli, se contenta de le rappeller, et d’envoyer de nouvelles troupes sous les ordres de Veneroso, qui réunissoit la double fonction de général et de négociateur. Veneroso avoit déjà gouverné les Corses; ils le connoissoient, l’estimoient, le respectoient; mais l’expérience les ayant rendus défians, ils ne voulurent poser les armes qu’après que le sénat auroit ratifié certaines conditions qu’ils croyoient devoir exiger pour leur sûreté. Le sénat refusa. Veneroso s’enveloppant dans sa vertu, se rendit seul et sans armes dans leur camp, et les harangua. Ils l’écoutèrent, s’attendrirent, versèrent des larmes; et Pompiliani leur chef lui proposa en leur nom de se soumettre à son gouvernement, de le reconnoître pour souverain s’il vouloit abandonner Gênes et vivre parmi eux. Il refusa. Cette modération, qui auroit dû lui mériter des éloges, fit une impression contraire sur le sénat: il ne vit ou ne vouloit voir que le danger de laisser dans ce poste éminent un homme qui pouvoit en un moment soumettre l’île entière à sa domination; il le rappella, et le guerre se ralluma avec un fureur nouvelle. 

Pompiliani battit en toute occasion les Gênois. Il seroit parvenu à rendre la liberté à sa patrie, s’il eût pu éviter le piége qu’on lui tendit. Il fut fait prisonnier; et les Corses nommèrent Alvaradino pour lui succéder. Ce nouveau chef n’avoit ni la valeur, ni la vertu de Pompiliani. Il fut bientôt déposé, et Philibert Evaristo Ciatten le remplaça. Les Gênois alarmés eurent recours à l’empereur Charles VI, qui leur envoya des troupes. Giaferi, devenu général des insulaires, se soutint contre l’armée combinée jusqu’au moment où le duc de Wirtemberg entra dans le pays avec des forces supérieures. Le général autrichien étoit brave; il estimoit cette qualité dans ses ennemis; et plaignant des peuples qui, au sein de la misère, en imposoient encore à leurs vainqueurs, il négocia, et parvint à faire conclure une paix avantageuse aux deux nations. L’empereur en fut le médiateur et le garant. 

L’année 1733 vit éclore une nouvelle révolte, qui eut pour cause l’infraction du traité de la part des Gênois. Ils avoient, contre la foi promise, fait emprisonner plusieurs corses, et refusoient de les relâcher. Plusieurs chefs nouveaux furent élus; mais les divisions intestines qui les agitoient leur devinrent plus fatales que le glaive de leurs ennemis. 

En mars, année 1736, parut sur la scène le fameux Théodore, baron de Newhoff. Il débarqua à la rade d’Aleria. L’histoire de cet aventurier est trop connue et trop récente, pour qu’il soit nécessaire de l’insérer dans cet ouvrage. Si ce héros de roman eût mis autant de prudence dans l’exécution de son plan, qu’il avoit mis de hardiesse à le former, je ne doute pas qu’il ne fût parvenu à faire de la Corse une puissance indépendante. La vanité l’éblouit: il consuma un temps précieux en représentations fastueuses, inutiles et ridicules, vu les circonstances où il se trouvoit. Au lieu de profiter de la profonde consternation des Gênois, de l’enthousiasme des Corses, pour s’assurer réellement la possession d’une couronne, il s’amusa à instituer des ordres de chevalerie, à ordonner des apprêts de fêtes où le faste contrastoit avec la misère. On sait à quoi aboutit cette comédie, à laquelle toutes les puissances de l’Europe prirent une part plus ou moins active, selon leurs intérêts divers. 

La république de Gênes, revenue de son effroi, s’appuya de la protection du roi de France, qui l’assista d’un corps de troupes qu’elle soudoyoit. Les succès furent variés jusqu’en 1740, que les insulaires épuisés furent obligés de rentrer sous la domination de leurs anciens maîtres.

Les Gênois durent cette conquête à l’activité eu au génie de M. de Maillebois, qui reçut pour récompense le bâton de maréchal. Il mérita cette distinction, parce que ses exploits furent accompagnés d’un esprit de justice, d’ordre et d’humanité, qui lui valut le respect et l’amour des vaincus. 

Ce n’étoit pas assez d’avoir pacifié la Corse, il falloit savoir la maintenir dans l’état paisible où l’avoient laissée les François. Le premier choix que fit la république sembloit devoir tendre à ce but. Spinola, nommé commissaire général, respectable par son âge, par ses vertus, par son nom cher aux Corses, qui avoient, sous le gouvernement de son père, joui d’un bonheur dont le souvenir duroit encore; Spinola fut reçu d’eux avec transport. Il les appelloit ses enfans, ses amis, ses compatriotes; ils le respectoient, lui obéissoient, le chérissoient. Mais le sénat renversa en un moment l’édifice que Maillebois et Spinola venoient de raffermir. Un règlement injuste, relatif au gouvernement de l’île, examiné par les députés de la nation, et rejetté en ce qui concernoit les impositions, ralluma la discorde. On demanda des modifications. Le sénat n’y voulut point acquiescer; et l’on reprit les armes. Spinola mourut de douleur de n’avoir pu soulager ceux qu’il appelloit ses enfans. Justiniani marcha sur ses traces; mais ses soins furent inutiles. Les Corses, profondément aigris, et encouragés encore par l’insouciance des Gênois, qui, se contentant de garder les places fortifiées, livroient l’intérieur de l’île à toutes les convulsions de l’anarchie, se proposoient de secouer tout-à-fait le joug, lorsqu’un missionnaire vint donner un autre cours à leurs idées. Léonardo, de l’ordre de Saint-Pierre d’Alcantara, homme éloquent, descendit dans l’île, harangua ses concitoyens, les toucha, les subjugua, et ramena la tranquillité parmi eux. Ce succès peint d’un seul trait l’ignorance et la superstition des deux peuples. 

Mais il ne fut pas durable. L’ambitieux Rivarol, chef de parti, fit revivre les troubles, et combattit à la fois les chefs qui lui étoient opposés, et les troupes de la république. Le traité d’Aix-la-Chapelle, qui donna la paix à l’Europe, ne le donna point à la Corse. Il fallut que la France y envoyât des troupes. Mais ce secours tardif ne servit qu’à combler ses maux. Privés de commerce, n’osant se livrer aux soins de l’agriculture, dont le produit devoit alimenter des ennemis, les malheureux habitans de cette île voyoient s’éteindre peu à peu tous les moyens de conserver leur existence et physique et morale. 

Cet état de détresse étoit sans doute le comble du malheur pour un peuple idolâtre de sa liberté et digne de la posséder, lorsque les frères Paoli, fils d’Hyacinthe, revinrent de Naples. Pascal, l’un d’eux, fut élu général des insurgés; mais craignant de heurter l’orgueil de Marie Matra, qui étoit à la tête d’un parti puissant, il consentit à l’avoir pour collègue. Le marquis de Castries, et le comte de Vaux qui lui succéda, n’agirent que très-mollement; le dernier, sur-tout, ne sembla s’occuper que du soin d’empêcher que les Anglois ne fissent une descente dans l’île. Paoli profita de cette inaction pour ramener l’ordre. Il établit des loix; et l’intérieur de la Corse, protégé par ce chef, s’occupa de l’agriculture, ce qui prévint une disette générale. 

Cette administration paternelle se soutint par les soins constans que Paoli eut de se conformer au génie des habitans. Il avoit statué que l’on tiendroit tous les ans une assemblée générale, présidée par le chef. Là on discutoit les affaires qui se décidoient à la pluralité. Cette assemblée étoit composée des députés de tous les cantons ou pièves. Tous les agens, tous les fonctionnaires publics étoient choisis par ces députés. Tant que Paoli présida ces assemblées, on n’y proposa aucune loi qui ne fût aussi-tôt sanctionnée par le peuple, parce que toutes étoient utiles. Les études furent encouragées; les bonnes actions ne restèrent point sans récompenses. La population s’en ressentit; elle augmenta de 14 mille âmes en douze années, et les habitans des côtes ne furent point compris dans ce calcul. La guerre continuoit, mais la liberté individuelle existoit; les loix étoient en vigueur; l’agriculture et le commerce étoient protégés. Si le ministère françois se fût conduit avec bonne foi, la Corse eût forcé les habitans des côtes de rentrer dans le devoir; et ce peuple uni, valeureux et simple, seroit devenu le plus libre de la terre. 

Mais Choiseul en avoit autrement décidé. Un traité secret avoit livré la Corse à la France. En 1767, des troupes débarquèrent dans l’île; à leur suite s’avançoient l’esclavage, la perfidie et la mort. Les Corses trompés, séduits, abusés, se détachèrent de leur chef, et cet instant les perdit. Le général se voyant abandonné, quitta sa malheureuse patrie, et alla chercher sous un ciel étranger des honneurs toujours stériles pour le cœur d’un véritable républicain. 

Depuis cette époque jusqu’en 1789, la surface de cette île parut tranquille. Je dis la surface, parce que les habitans, contenus par la crainte, étouffoient les gémissemens et les cris d’indignation qu’excitoient les mauvais traitemens dont on les accabloit. 

La révolution françoise a heureusement amené un ordre de choses bien favorable au vœu des Corses. Ce pays a souffert, il souffre encore, parce que là, comme en France, une régénération morale ne s’opère point sans convulsions; parce que par-tout il se trouve des ambitieux qui cherchent à profiter des circonstances, à égarer le peuple, afin de le faire servir à leur propre grandeur: mais la lumière a pénétré dans cette île, et le temple de la Liberté s’élève sur les débris encore fumans des palais du despotisme et de l’anarchie. 

La Principauté de Monaco. 

Elle a neuf milles de longueur sur trois de largeur. La maison de Grimaldi l’a possédée pendant huit siècles. Antonio, le dernier de cette dynastie, maria sa fille unique en 1715 au comte de Thorigni, fils du maréchal de Matignon, dont l’un des descendans prenoit encore en 1789 le titre de prince de Monaco. Ce très-petit état rend deux cent mille livres par an. Monaco reçoit une garnison françoise; mais le prince de ce nom jouit de toutes les autres prérogatives de la souveraineté, et commande à cette garnison lorsqu’il réside dans la ville. Monaco ne contient que trois mille habitans. Le palais du prince est très-beau et dans la plus agréable situation que l’on puisse imaginer. On voit dans cette ville un souterrain où trois mille personnes peuvent se mettre à l’abri des bombes. Le port est petit, mais sûr. Les bâtimens qui viennent y surgir paient un droit à la tour de S. Antoine. Les jardins du prince sont grands, variés, remplis de plantes rares et de superbes orangers, citronniers et limoniers dont les fruits sont de qualité supérieure. Les habitans recueillent aussi des olives, et leur commerce consiste dans la vente des huiles et des fruits de leur sol. 

La capitale est l’unique ville qu’il y ait dans cet état: le reste consiste en deux bourgs et seize villages. La population totale s’élève à 10.000 âmes. Le souverain est aimé, parce qu’il est bienfaisant. Les impôts sont modérés et perçus avec douceur. La justice y est bien administrée; les préposés du souverain gèrent avec une intégrité rare. L’unique vœu que les habitans formoient lorsque je passai à Monaco, étoit que le prince se décidât à résider toujours parmi eux. 

Il y a vingt-cinq ans qu’il prétendit exiger un droit de péage des vaisseaux qui passoient devant Monaco. Il avoit même armé plusieurs bâtimens qui devoient les y forcer. Déjà quelques barques et felouques s’étoient soumises à cette avanie; mais des vaisseaux plus forts s’y étoient refusés. Cette prétention fut tournée en ridicule. On meneça le prince, qui eut le bon sens de se désister à temps d’une prétention que, dans le fait, il n’auroit pu soutenir. Actuellement les bâtimens ne paient que lorsqu’ils entrent dans le port.

[1] L’écu de Lucques a la même valeur, à peu de chose près, que l’écu romain. Vingt mille écus, monnoie de Lucques, équivalent à 260 mille libres de France.

[2] Chef de la république.

[3] En France, lorsque l’on imposa un nouveau droit d’entrée sur les vins, et que l’on ne voulut plus distinguer le propriétaire du marchand, une compagnie offrit aux fermes générales de donner un louis d’or par pièce, et d’en faire entrer 200 mille pièces. Le droit imposé montoit à 60 livres. On refusa. Qu’arriva-t-il? Que la ferme perdit deux cent mille louis, que les vins furent enlevés et passés en contrebande avec une adresse qui dérouta tous les suppôts de ces sang-sues, et les exposa à perdre sur leur bail dont le prix venoit d’être augmenté.

[4] Il y a quelques années que certain railleur, témoin d’une dispute sur l’objet vénéré du culte catholique, s’entremit pour la faire cesser. Le dogme de la transsubstantiation vous révolte, monsieur, dit-il à l’un des disputeurs; vous ne pouvez y croire, et d’après cette incrédulité vous affermez qu’il ne peut exister. – Sans doute: croire qu’avec des paroles on change le sang en vin, c’est croire aux contes des mille et une nuits. – Hé bien, monsieur l’incrédule, moi, deux fois la semaine, je suis témoin d’un miracle semblable. – Et vous y croyez? – Sans doute. – Comment cela se fait-il? – Écoutez. Je dîne chez Beaujon; j’y bois des vins exquis; et vous m’avouerez que chaque goutte de ce vin est le sang, le pur sang du cultivateur opprimé par ce maltôtier, ainsi que par ses semblables. 

[5] Selim II, empereur des Turcs, avoit coutume, ainsi que l’observent encore ses successeurs, de se rendre à la mosquée le premier vendredi de chaque mois. Pendant la route il étoit fort attentif aux placets que l’on élevoit pour les lui présenter: il les recevoit tous. Rentré dans le serrail, il les lisoit avec une attention et une curiosité dévorante. Lorsqu’ils contenoient des plaintes graves contre des gens en place, il sourioit, les mettoit de côté, et les relisoit souvent. Il jugeoit des richesses des gouverneurs des provinces par la quantité de plaintes qui lui étoient adressées; et lorsqu’il croyoit le prévenu en état de laisser de grands biens, il lui envoyoit les muets, en disant: il est assez gras.