Mémoires secrets et critiques des cours, des gouvernemens et des moeurs des principaux états d’Italie - tomo II

Giuseppe Gorani
MÉMOIRES SECRETES ET CRITIQUES DES COURS, DES GOUVERNEMENS ET DES MŒURS DES PRINCIPAUX ÉTATS D’ITALIE (1793)
Testo critico stabilito da Gianni Francioni sulla prima edizione (Paris, Buisson, 1793, 3 voll.)

Tome second: De Rome

Table des articles contenu dans ce volume:

Trajet de Naples à Civita-Vecchia
Le Port de Civita-Vecchia
Le Commerce de Civita-Vecchia
La Garnison, les Esclaves et les Forçats
La Ville
Les Couvens
Dialogue
Voyage de Civita-Vecchia à Rome
Arrivée de l’Auteur à Rome. Sensation qu’il éprouve
La Dépense de Rome, les Étrennes, la Valetaille des maisons
Le Banquier extraordinaire
Le Jardin du Quirinal
Anecdote Russe
Le Courage des Femmes Romaines
On parvient à la Tiare par plusieurs moyens
Le Cardinal Visconti
L’Eglise d’Utrecht
Un Synode en Allemagne
Les Antiquaires
Les Curés
Clément XIV
La Campagne de Rome
Les Vacabili
Quelques Réflexions sur les deux sommaires précédens
Quelle idée Pie VI a de la Justice
Les Chemins
Esprit de l’Administration de Rome Moderne
A quels Gouvernemens on peut comparer celui de Rome Moderne
Les Canonisations
Les Couches de la Princesse-Duchesse
Le Ministre d’Espagne
L’Espérance favorite des Romains
Les Projets dont l’exécution est impossible
L’Annone
La Contradiction choquante
Vanité de Pie VI à l’égard de sa figure
Le Cardinal d’Yorck
La Noblesse du Neveu de Pie VI
Le Cardinal Antoine-Marie Doria
Le Comte de la Rivera
Le Prétendant
Anecdote qui regarde ce Prince
Le Collège de Propaganda Fide
Du Cardinal Gerdil
Le Cardinal Negroni
La Tiare rend les Hommes diserts
L’Aménité du Peuple Romain
Le Collège de Jésus
Memo, Ambassadeur de Venise
La belle Relique
L’Industrie Romaine
Fierté du Peuple Romain
Les Assemblées
Le célèbre Mengs
La Représentation, ou la Comédie réelle
Etienne Brandi
Le Cardinal François Albani
Le Prélat Stay
Le Père Jacquier
La Tolérance des Minimes
Le Cardinal de Bernis
Le Cardinal Corsini
Le Cardinal Zelada
Le Cardinal Herzan
Le Prince Bathiani
La Noblesse de Rome
Le Cardinal Buoncompagno
Le Cardinal Acquaviva
Le Cardinal Carrara
Le Cardinal Busca
Le Cardinal Pallotta
Le Cardinal Orsini
Le Cardinal Borromée
Le Cardinal Archinto
Joseph Pamphile Doria
L’Entrevue
Le Prince et la Princesse Rezzonico
Le Présomptueux dupé
Le Ministre de Toscane
Le Château Saint-Ange
Le Capitole
La Précaution papale
La Commission mal exécutée
Le Prélat Ruffo
L’Auditeur Taruffi
La Duchesse Bracciano
Réflexions sur un préjugé funeste aux Italiens
La Surprise
Le Marquis Lucchesini
Les Gens de Lettres
Anecdote singulière
Le Cardinal Finocchetti
Les Catacombes de Saint-Sébastien
Trait qui caractérise l’extrême foiblesse du Gouvernement Romain
Prétention très-sainte
Autre Prétention très-sainte
Iniquité scandaleuse de Pie VI
Le Dialogue
Des Juifs
L’Ecole du Dessin
Le Cardinal Braschi-Onesti
Le Duc-Prince Braschi-Onesti
Trait de cupidité de Pie VI
Traits d’emportement de Pie VI
L’Éducation
Confrairie utile
Paroisses et Population de la ville de Rome
Le Siège vacant
Fondations pieuses
Fidéi-commis et Célibat, obstacles à l’encouragement de l’Agriculture
Les Dispenses
Les Bulles et les Brefs
Le Numéraire
Le Commerce
Revenus de l’État ecclésiastique
Les Dettes
Les Dépenses publiques
Les Armées de terre et de mer
Autres Causes de la mauvaise administration des affaires publiques
Des Charges affectées aux Cardinaux
Des Congrégations
De quelques Tribunaux concernant le Gouvernement temporel
La Rote
L’État ecclésiastique
La Campagne de Rome
Le Sabine
Le Patrimoine de Saint-Pierre
Le Duché de Castro et Ronciglione
La Province d’Orviette
Perugia
L’Ombrie
Les Marches
Le Duché d’Urbin
La Romagne
Le Duché de Ferrare
La Province de Bologne
Conclusion

Trajet de Naples à Civita-Vecchia. 

Le bâtiment sur lequel je m’embarquai pour faire ce trajet, étoit une tartane appartenant à la chambre apostolique de Rome. Ce passage coûte fort peu, car pour moi et pour mon domestique je n’ai payé qu’environ deux ducats, c’est-à-dire, vingt-deux livres de France; mais nous avons été obligés de porter nos provisions. Parmi les passagers étoit un moine récollet et un ecclésiastique très-déguenillé, mais dont le ton étoit fort soumis et très-humble. Le récollet s’avisa de jouer des farces détestables: il voulut entonner le rosaire et plusieurs autres prières latines. Il me fallut tout endurer, étant là comme l’oiseau dans la cage.

Le patron m’apprit que cette felouque servoit à transporter les bleds appartenant à la chambre apostolique, et à lui en rapporter lorsqu’on pouvoit en trouver au-dessous du prix qu’elle s’étoit proposé. Les gens de l’équipage de cette tartane m’ont fait des récits très-circonstanciés sur les fripponneries de monseigneur le trésorier: son prédécesseur, m’ont-ils dit, étoit encore un homme plus abominable. Il a voit fait mettre du sel en secret dans quelques felouques, ainsi que dans quelques maisons, pour avoir un prétexte de rançonner les propriétaires. Les gens, en place, les cardinaux, et sur-tout le neveu du saint-père, ont leur part du gâteau dans tous ces pillages.

Il y avoit sur notre bord un autre homme dont la mine étoit vraiment effroyable. Suivant toutes les règles de la physionomie on pouvoit le déclarer un scélérat abominable aussi l’étoit-il. Le patron m’apprit que cet homme étoit Napolitain de nation. Ayant embrassé l’état monastique dans sa jeunesse, il étoit sorti de son ordre avant d’être admis au sacerdoce. Après avoir fait plusieurs vols dans son pays, il s’étoit réfugié dans les états du pape, où il avoit exercé le métier d’espion. Enfin, en dernier lieu, il avoit assassiné impitoyablement un jeune homme qui lui avoit enlevé sa maîtresse, et ce scélérat, ayant pour ami un domestique du cardinal François Albani, avoit obtenu son pardon pat la protection de ce prélat; aussi revenoit-il tranquillement à Rome. 

Le Port de Civita-Vecchia.

Plusieurs inscriptions qu’on lit encore sur des pierres, prouvent que Trajan a été le fondateur de ce port. On voit encore, dans un assez grand état de conservation, les thermes bâtis par cet empereur à la distance de trois milles. Cette ville offre des monumens qui prouvent que les Romains construisoient pour l’éternité. J’aime à voir une nation penser de même, et s’occuper des générations futures; les peuples qui ne songent qu’au présent, font voir par-là que leur constitution est vicieuse.

Le port de Civita-Vecchia est sûr; il n’est pas grand, mais il peut cependant contenir assez de vaisseaux pour l’entretien d’un commercé considérable, si le gouvernement des prêtres était favorable à commerce. L’entrée du port présente quelques dangers dont on se garantit en prenant un pilote du pays.

On m’a fait connoître un ecclésiastique qui possède une collection de bas-reliefs et de médailles qui attestent que Trajan est le fondateur du port de Civita-Vecchia. J’ai copié plusieurs de ces inscriptions: il paroît que ce port a dû être commencé la cinquième année du règne dé cet empereur. 

Après la destruction dé Civita-Vecchia, les papes ont senti l’importance de rétablir ce port. La forteresse fut construite par les ordres et aux frais de Paul III, de la maison Farnèse. On suivit dans la construction les plans de Michel Ange. Urbain VIII a restauré le port en 1535. Le bassin pour les galères est un bel ouvrage, commandé par Clément XIII, Rezzonico, et achevé sous son pontificat. La superbe fontaine est un monument dû aux vues bienfaisantes de Benoît XIV, Lambertini. Enfin, l’arsenal a été construit sous le pontificat d’Alexandre VII. 

Le Commerce de Civita-Vecchia.

Le commerce de cette ville n’est pas considérable. Il n’y a pas un seul millionnaire; à peine compte-t-on cinq à six maisons qui aient une certaine réputation.

Il n’y a parmi nos provinces de France que la seule Provence qui prenne part au commerce de Civita-Vechia, et Marseille est la seule ville de ces cantons qui envoie des vaisseaux dans ce port; mais ce ne sont en général que des tartanes de cent à deux cents tonneaux tout au plus. Leur nombre va dans une année, de cinquante à cinquante-cinq. Ces vaisseaux portent de la morue, du café, du sucre, des fruits de Provence, des vins, etc. Ils emportent de l’alun, du soufre, des bois de construction, des laines.

Une douzaine de vaisseaux hollandois apportent chaque année des épiceries, des draps, du thé, du formage, du tabac. Ils emportent des bleds, des laines, quelques soieries. Environ trente à quarante vaisseaux anglois arrivent tous les ans, chargés des denrées de leurs colonies, et de diverses autres productions des îles Britanniques.

Les Gênois font avec Civita-Vecchia un commerce considérable d’oranges, de citrons, d’huile, de velours et de plusieurs marchandises d’Espagne et de Portugal. Cent trente à cent cinquante felouques et tartanes sont chargées de ce transport. Il aborde dans ce port plusieurs petits vaisseaux de la Sicile, de Naples, de Corse et de Malthe. On y voyoit, en 1789, environ quatre-vingt bâtimens toscans. 

Les habitans ont peu de bâtimens à eux. On voit dix à douze tartanes occupées à la pêche et au transport du bled lorsque l’exportation est permise, ou lorsque la chambre apostolique veut bien en vendre à un prix qui puisse convenir pour en faire un objet de spéculation. La chambre a sept ou huit tartanes à son service pour faire ce commerce.   

II y a quinze à vingt felouques qui ne font autre chose que remonter et descendre le Tibre, pour transporter à Rome les marchandises des pays étrangers. Je parlerai dans un autre lieu de la marine du saint-père, qui de nos jours ne forme pas une puissance considérable. 

La Garnison, les Esclaves et les Forçats. 

La garnison de Civita-Vecchia consistoit, lorsque j’y étois, en cinq cent soixante hommes, si mal vêtus qu’ils n’avoient pas tous le même uniforme, quoique ne formant qu’un seul corps. Ils ne s’accordoient tous que dans la couleur de leur habit qui étoit bleue. C’est une soldatesque fort indisciplinée. Le soldat ne fait son service que selon son bon plaisir, et se moque souvent des ordres qu’il reçoit des officiers. Leur paie est de trente paules par mois, c’est-à-dire, environ seize livres dix sols de France. Malgré la vie douce que mènent ces soldats, il y a parmi eux une grande désertion, parce qu’adonnés à la débauche, ils mangent en peu de jours ce qui doit les entretenir pendant un mois: alors ils sont obligés d’emprunter, ou bien ils volent, commettent mille excès, et finissent per déserter.

Le sort des esclaves turcs et des forçats est fort doux dons à Civita-Vecchia. Ils y jouissent d’une grande liberté, vont et viennent sans gardes, et peuvent faire un petit commerce. D’ailleurs, il n’y a presque pas de belles femmes dans cette ville qui n’entretiennent un galérien. J’ai été surpris en apprenant que des négociant confioient à ces forçats des marchandises pour les vendre en détail. Ce qu’il y a de plus remarquable, c’est que toutes ces douceurs sont réservées pour les scélérats. Les esclaves mahométans ne peuvent jouir de ces avantages, à cause qu’ils ignorent la langue. Ainsi la punition tombe sur les honnêtes gens, et les scélérats, au lieu de châtimens, trouvent des récompenses. Il s’échappe souvent de ces esclaves turcs, parce que la police n’est ni sévère, ni vigilante, et que la garde est facile à gagner. 

Une place considérable à Civita-Vecchia, c’est celle de chef des alguazils. Il ne gagne pas moins de sept à huit cents ducats par an, c’est-à-dire, huit à neuf mille livres de France. Il dépend de lui de faire grâce on de punir, d’appesantir ou d’alléger les fers de ces malheureux, ce qui fait qu’il jouit d’une grande considération. 

La Ville.

Civita-Vecchia n’a pas plus de demi-lieue de tour, en y comprenant le port. Sa population est de neuf à dix mille âmes, en comptant les soldats de la garnison et les forçats. On m’a dit que ceux-ci étoient au nombre de six cents. Les principales rues sont assez larges et bien pavées; la place d’armes est grande et belle.

La belle église des cordeliers offre une inscription où il est dit que Pie VI a fourni les fonds pour la faire achever. On m’a assuré que c’étoit faux, et, qu’on avoit voulu amorcer la générosité du pape en lui donnant une louange prématurée. Au reste, il ne faut pas se hâter d’ajouter foi aux inscriptions de cette nature qu’on rencontre dans les états de l’église.

Il y avoit à Civita-Vecchia une mauvaise troupe de comédiens, et j’y vis représenter assez mal des pièces de Goldoni. On payoit un paule, ou onze sols de France, pour l’entrée. La salle est petite, mais assez jolie. Sa forme représente une demi-ellipse, qui est la figure la plus convenable. 

Ordinairement les paroisses sont fort multipliées dans les villes d’Italie. On en voit dont la population n’est que de cinq à six mille âmes, et qui ont cinq à six paroisses. Civita-Vecchia n’en a qu’une. 

Les Couvens.

Si, comme on vient de le remarquer, il n’y a qu’une paroisse à Civita-Vecchia, en revanche les couvens y abondent. Les capucins, en faisant vœu de pauvreté, trouvent le moyen de vivre dans l’opulence au sein d’une ville qui n’est pas riche. Je suis entré dans leur réfectoire à l’heure où ils étoient à table, et il me parut qu’ils faisoient fort bonne chère: c’étoit pourtant un jour de jeûne. Les capucins ont sur-tout beaucoup de crédit en Italie; le peuple les regarde comme des saints, et l’on s’empresse à leur apporter d’abondantes aumônes. Ces pères sont rusés; ils ont l’air de paraître mener une vie très-austère, tandis que ce sont de tous les moines ceux qui jouissent des plus grandes douceurs. Ils obsèdent le peuple, le menacent de l’enfer, et arrachent le pain aux plus indigens. Ce sont par conséquent de véritables voleurs, et leurs couvens ressemblent à ces cavernes où les brigands se rassemblent pour détrousser les voyageurs. Aussi, pour achever la ressemblance, on voit devant la porte de chaque couvent de capucins, un bois de haute-futaie, comme pour annoncer l’espèce de gens qui habitent ces repaires.

Les jacobins sont les moines les plus riches de Civita-Vecchia. On m’a dit qu’ils faisoient le commerce, ce qui ne m’a point étonné, ayant vu pareille chose à Gênes. Leur couvent a vingt-deux mille écus de revenu. On pense bien que leur cuisine est montée en proportion de leurs rentes. Ils ont sous leur protection spéciale cinq à six galériens chargés du détail du commerce, et qui d’ailleurs connoissant toutes les filles de Civita-Vecchia, fournissent à ces frocards l’occasion de se divertir sans scandale. 

L’hôpital des moines hospitaliers est fort mal administré. Les moines qui y font les fonctions de médecins et de chirurgiens sont fort ignorans, et ne savent pas même saigner comme il faut.

Il y a un couvent de doctrinaires pour l’instruction du peuple. Comme il est difficile de trouver une ville où les habitans soient si peu instruits, même de ce qui regarde la religion, ou peut juger par-là de la capacité des maîtres. Ils ne font point de vœu et peuvent sortir quand il leur plaît pour embrasser une autre profession.

 J’ai été surpris d’apprendre qu’il n’y a point de couvens de filles à Civita-Vecchia. Celles qui veulent entrer dans le cloître sont obligées d’aller à Rome. 

Dialogue. 

Les moines de Civita-Vecchia, au libertinage près, sont de fort honnêtes gens. Ils m’ont toujours reçu avec cordialité et m’ont parlé avec franchise de ce qui les concernoit. Je me plaisois sur-tout à aller chez les dominicains, qui sont plus instruits que les autres. Il y avoit parmi eux un religieux, ancien professeur du Collège de la Minerve de Rome, avec qui j’ai eu plusieurs conversations. On sait que depuis la révolution les François sont très-mal vus dans toute l’Italie, et qu’ils sont abhorrés sur-tout par les prêtres et les moines. Aussi je me gardai bien de me donner pour François, je me faisois passer pour Suisse, et je m’étois muni d’un passe-port à Genève où l’on me donnoit la qualité de natif du pays de Vaud. Sans cette précaution je n’aurois pu ni m’introduire chez les moines, ni gagner leur confiance. Je témoignai au professeur le désir extrême que j’avois de voir le père inquisiteur, et il me présenta un jour à ce religieux que je trouvai logé dans un bel appartement. Les portraits, les tableaux, les estampes, tout annonçoit le chef de l’inquisition. Voici la conversation que nous eûmes ensemble.

L’Inquisiteur: Je suis bien fâché, monsieur, que vous soyez François. Ce sont des réprouvés faisant la guerre aux loix divines et humaines, ennemis de Dieu, de la religion et de leur roi. 

Moi: Je ne suis point François, mon très révérend. Je suis de la ville de Bruxelles, et sujet de l’empereur. 

L’Inquisiteur: J’ai vu Joseph II à Rome. C’est un monstre que l’enfer a vomi pour déchirer le sein de l’église. Il a répandu dans toutes ses provinces de fatales semences d’hérésie. Les avez-vous enfin extirpées parmi vous? 

Moi: Vous savez, mon père, que ne voulant adopter ni sa morale, ni sa théologie, nous nous sommes révoltés contre lui. 

L’Inquisiteur: Oui, mais vous n’avez pas eu assez de foi. Il y a encore bien des hérésiarques parmi vous. Mes confrères les pères prêcheurs vous avoient rendu de grands services; vous les avez méconnus. Vous êtes rentrés sous la domination de l’empereur. 

Moi: Léopold ne ressemble point à Joseph. C’est un prince vertueux et rempli de religion. 

L’Inquisiteur: Lui, rempli de religion! lui, vertueux! C’est un impie qui a supprimé en Toscane un grand nombre de couvens et de confrairies. Quelle vertu peut-on avoir lorsqu’on fait la guerre à des religieux zélés pour le bien de l’église, et qui ne sont occupés qu’à étendre et à faire respecter les dogmes de notre sainte religion?

Moi: J’ignorois qu’il eût donné dans des erreurs si condamnables. Je le plains et je prierai Dieu qu’il veuille toucher le cœur de ce prince. 

L’Inquisiteur: Vous me consolez, monsieur. Je vois que vous avez des principes de religion. Dieu vous bénira. 

Moi: Léopold se comporte à notre égard d’une manière bien différente de la conduite qu’il a tenue en Toscane. Il a remis sur l’ancien pied tous les établissemens ecclésiastiques. 

L’Inquisiteur: Défiez-vous de lui. C’est un hypocrite qui levera le masque lorsqu’il verra son autorité solidement établie. Les agens du démon sont bien rusés, et Léopold est un des ministres de satan le plus astucieux. Parlez-moi du roi de Sardaigne. Voilà un digne monarque, un prince dont la conduite est vraiment exemplaire. La cour de Turin se distingue par son respect pour la religion, et son exactitude à remplir les devoirs que l’église prescrit. Pourquoi la cour de France s’est-elle écartée d’un pareil modèle? Tous ses malheurs viennent de son indifférence pour la religion, et du scandale qu’elle a donné. 

Moi: Ce sont les profusions de cette cour qui en ruinant les finances ont amené la révolution.

L’Inquisiteur: Si la cour de France avoit eu de la piété, elle n’eût pas donné dans les vices qui l’ont plongée dans les dissipations les plus énormes. Ainsi son irréligion a été la source de ses malheurs.

Je ne pousserai pas plus loin cette conversation qui pourroit ennuyer le lecteur. Je n’en ai rapporté cet extrait que pour faire connoître les principes fanatiques des moines. Celui-ci ne jugeoit les souverains que d’après la manière dont ils traitoient les ministres de l’église. Tout prince qui touchoit aux propriétés ecclésiastiques étoit pour lui un monstre infernal. Il accordoit au roi de Sardaigne les qualités les plus rares qui peuvent distinguer un monarque, uniquement parce qu’il savoit que ce prince étoit dévot. 

Voyage de Civita-Vecchia à Rome. 

A dix-huit milles de Civita-Vecchia, on laisse sur la gauche la petite ville de Cervetta qui appartient au prince Ruspoli. Mon postillon, homme qui me parut rempli de bon sens, m’a dit que cette ville n’avoit pas trois mille habitans, et qu’ils étoient assez pauvres. Elle éprouva, il y a cinq ans, une disette qui la força de demander des secours au prince feudataire et à la chambre apostolique sans qu’elle ne pût rien obtenir. «Ah! monsieur, ajouta-t-il, les prêtres sont de bien mauvais maîtres! On toucheroit plutôt le cœur d’un Maroquin, que d’attendrir un homme d’église ou un moine. Les princes d’un sang pontifical ont hérité de la dureté de leurs ancêtres».

Le chemin est on ne peut pas plus mauvais de Civita-Vecchia à Rome. J’étois horriblement cahoté. Le postillon me faisoit des excuses et il n’en avoit pas besoin. «Ce chemin est détestable, me dit-il, mais ces maudits prêtres ne veulent pas le faire raccommoder. L’avantage du public est toujours la dernière chose dont ils s’occupent». Tous les environs de ce chemin me parurent incultes. Les crapauds, les insectes et les reptiles en avoient pris possession, et s’y promenoient paisiblement. 

L’auberge de Montenero où je descendis est le plus mauvais gîte qu’on puisée trouver. J’y serois mort de faim si je n’avois pris la précaution d’apporter des provisions. Je passai la nuit dans ma voiture plutôt que de me résoudre à coucher dans un lit que j’avois vu assiégé par les punaises. Cependant il me fallut payer le lendemain, comme si j’eusse mollement reposé sur un duvet délicieux.

Sur le chemin de Civita-Vecchia à Rome, on rencontre plusieurs belles ruines qui attestent l’ancienne splendeur de cette nation extraordinaire qui a subjugué presque tout le monde connu, et dont les loix ont divisé l’Europe. Les Barbares ont tout détruit et les prêtres n’ont rien réparé. Triste exemple de tous les maux attachés à l’administration théocratique! Dans la route de Civita-Vecchia à Rome, c’est-à-dire, danse une distance de 48 milles, on ne rencontre que deux seuls petits villages, Sainte-Severa et Sainte-Marinelle. 

Arrivée de l’Auteur à Rome. Sensation qu’il éprouve. 

Cette solitude, ces ruines, ces campagnes hérissées et incultes dont on vient de parler, s’étendent jusqu’aux portes de Rome, et le voyageur surpris découvre une grande et superbe ville avant que rien lui ait annoncé qu’il en approchoit. En venant de Civita-Vecchia, on entre par la porte voisine du Vatican. Je me suis arrêté près du château Saint-Ange. C’est de ce point que j’ai considéré long-temps, plongé dans une douce admiration, la magnifique façade de l’église Saint-Pierre, la place, l’obélisque, la colonnade de Bernini, etc. tableau vraiment enchanteur qui me tint en contemplation pendant près d’une heure et demie. Le postillon eut la complaisance de demeurer pendant tout ce temps-là, ce à quoi il n’étoit point obligé. Les Romains ont naturellement beaucoup d’esprit. Ils ne sont point surpris de la curiosité des étrangers et la favorisent même autant que cela dépend d’eux. 

Depuis la place Saint-Pierre jusqu’à la place d’Espagne où j’allai loger, on ne voit que de beaux édifices où l’architecture moderne étale toutes ses merveilles. L’esprit encore frappé et attristé par le désert immense que je venois de parcourir, je sentois vivement le contraste du spectacle que m’offroit la plus superbe ville de l’univers. 

La Dépense de Rome, les Étrennes, la Valetaille des maisons. 

Il y a dans cette ville plusieurs articles qui ne sont pas d’un grand prix. Un carrosse de remise coûte à Londres une guinée par jour, et à Paris dix-huit francs. A Rome, on l’a pour sept à huit livres. Les spectacles sont à bon marché, et il n’en coûte pas beaucoup pour vivre. Avec cinq paules, c’est-à-dire, environ trois livres de France, on est fort bien nourri. On a un très-beau logement pour trois louis par mois. Quant à la parure, il ne faut pas plus de magnificence à Rome dans ses habits que dans les autres capitales, lorsqu’on veut y fréquenter le corps diplomatique et ce qu’on appelle la bonne société. Paris fait maintenant une exception. On s’y habille comme l’on veut, depuis la révolution qui a changé la face de l’empire françois. Plusieurs même affectent dans leur extérieur une négligence qui va jusqu’à la mal-propreté, comme s’il falloit être sale et dégoutant pour être regardé comme un véritable démocrate.

D’après ces données, on croiroit que le séjour de Rome ne doit pas être fort dispendieux pour un étranger, ce seroit une grande erreur. Ce qui contribue sur-tout à augmenter la dépense qu’on est obligé de faire dans cette capitale, ce sont les étrennes qu’il faut donner presqu’à chaque instant. Il n’y a pas de ville où cet abus soit porté aussi loin. Ce n’est pas seulement dans les maisons des cardinaux et des grands seigneurs que les domestiques lèvent sur vous cette espèce de contribution; ils l’exigent encore dans les maisons bourgeoises. C’est en vous donnant les titres les plus pompeux que cette valetaille, l’une des plus méprisables qu’il y ait, tâche de piquer votre amour propre, et d’exciter votre générosité. 

En partant de Civita-Vecchia, je m’étois chargé d’un petit paquet adressé au cardinal Borromée. N’ayant aucune envie de voit cette éminence, je ne descendis même pas de ma voiture; mon domestique remit le paquet. Le surlendemain, un gros gaillard, revêtu de la livrée du cardinal, vient me souhaiter le bonjour de la part de son maître et me demander l’étrenne. Je lui répondis fort sèchement que je n’en devois point donner; que je n’avois point prétendu faire une visite à monsieur le cardinal, mais seulement lui rendre un paquet dont je m’étois chargé par pure complaisance, et qu’ainsi c’étoit plutôt au cardinal Borromée à donner l’étrenne à mon valet de chambre qui avoit remis ledit paquet. Le drôle insista, et je mis fin à ses importunités en lui fermant la porte au nez. 

Les domestiques se dédommagent par ces étrennes des gages modiques qu’ils reçoivent. On met tout l’argent qui provient de cette contribution dans une caisse bien fermée en présence de plusieurs témoins, et l’on fait le partage au bout de l’année. 

Avant de parvenir au sallon de compagnie, l’on passe par plusieurs anti-chambres remplies de domestiques dont les fonctions, l’habillement et le titre diffèrent les uns des autres. Votre nom est répété d’anti-chambre en anti-chambre, et lorsque c’est un nom étranger, il est quelquefois étrangement défiguré. Ou m’a raconté que monsieur de Montesquieu, ayant fait une visite chez un prince romain, fut d’abord annoncé sous le nom de monsieur Montedieu, ensuite il fut nommé monsieur Montieu; dans la troisième pièce, Montieu fut changé en Mordieu; enfin, par dernière métamorphose, il devint monsieur Forbu.

Le docteur Tissot est universellement connu. Le cardinal de Bernis s’amusoit à me raconter que lorsqu’il se présenta chez lui, le premier domestique cria: le docteur Tisson; le second, Tosson; le troisième, Tosodi; enfin, il fut introduit par le quatrième sous le nom du docteur Tassonni. Je racontai à ce cardinal ce qui étoit arrivé à Genève à l’illustre médecin dont il étoit question. Le contraste étoit des plus frappans. Tissot, faisant une visite et ayant dit son nom, pria la servante de ne pas l’oublier: «Vous me prenez donc pour une stupide, lui répondit cette fille, de me croire capable d’oublier un nom si célèbre».

On ne peut s’empêcher de penser, en voyant ce tas de coquins et de fainéans dont les palais et les maisons de Rome sont remplis, qu’ils seroient beaucoup mieux employés à défricher les campagnes incultes dont la capitale du monde chrétien est environnée.

On sait qu’il faut payer l’étrenne pour voir les objets de curiosité dont le public ne peut se procurer la vue. On paie ordinairement un teston, ce qui fait à-peu-près trente-huit sols de France. Cela ne paroît pas beaucoup; mais comme les cabinets, les museum, etc. sont fort multipliés, et qu’il faut revenir souvent si l’on veut bien connoître les chef-d’œuvres des diverses galeries, on verra que les étrennes se montent enfin à une somme considérable. 

Le Banquier extraordinaire. 

Thomas Jenkins, célèbre banquier de Rome, Anglois de nation, mérite bien d’occuper un article dans cet ouvrage. Ayant étudié quelque temps la peinture, il s’apperçut qu’il n’excelleroit jamais dans cet art. II se contenta d’être ce qu’on appelle un connoisseur habile, très-versé dans la théorie de tout ce qui a rapport aux arts du dessin. Il se connoît parfaitement en médailles, en camées, en pierres gravées, etc. L’histoire lui est très-familière. Personne ne peut faire mieux que lui la notice raisonnée d’un bas-relief, d’une statue, d’un buste, quelque endommagés qu’ils soient par l’injure du temps. Enfin, pour achever son éloge en peu de mots, il étoit souvent consulté sur ce qui regarde la peinture et la sculpture par le fameux cardinal Alexandre Albani, le célèbre Winckelman, et par Raphaël Mengs, peintre illustre. Il a commencé par faire le commerce des tableaux, des statues et des médailles, et ensuite il a associé à cette profession celle de banquier, ce qui lui a procuré une grande fortune. C’est à lui que tous les étrangers de distinction sont adressés.

Jenkins a une manière vraiment originale de vendre les divers objets sur lesquels roule son commerce. Si c’est une médaille qu’on veut lui acheter, il vous détaille tout le trait historique qui y a rapport, et par un éloge pompeux débité avec la plus grande chaleur, il vante la rareté, la singularité de cette pièce dont il demande un prix considérable. Il verse des larmes lorsqu’il faut qu’il vous la cède pour le prix convenu. Un père qui verroit sa fille unique prête à partir pour un pays lointain ne pourroit témoigner une douleur plus vive. Je me suis quelquefois trouvé chez lui à ces sortes de vente, et l’expression de sa douleur m’attendrissoit au point qu’il m’arrachoit des pleurs que je ne pouvois retenir. «Monsieur, dit-il à l’acquéreur quand il le voit au moment de s’en aller, si vous vous repentez du marché que vous venez de faire, rapportez-moi cette médaille, vous trouverez votre argent tout prêt; et en me rendant cette pièce inestimable, vous me rendrez toute la douceur et la consolation de mes jours». On l’a pris quelquefois au mot, et on lui a rapporté ce qu’il avoit vendu. Jenkins n’a jamais manqué de tenir sa parole; il a restitué l’argent en témoignant une joie des plus vives et même il a invité à dîner la personne qui lui rapportoit la pièce dont elle avoit fait l’acquisition.

Je n’ai point vu d’acteur exprimer l’attendrissement et l’affliction d’une manière plus expressive et avec une pantomime plus vraie que celle dont Jenkins fait usage dans ces occasions. Il pourroit fournir le sujet d’une excellente comédie. Peut-être sa douleur est réelle; peut-être s’attache-t-il véritablement aux objets de sa profession. En tout cas, si c’est chez lui une tournure du métier, il faut convenir qu’il la porte au plus haut point de perfection où l’on puisse atteindre. 

Le Jardin du Quirinal.

Ce jardin est très-agréable et dessiné avec des formes très-diversifiées. On y voit de jolies basse-cours où l’on engraisse de la volaille et des oiseaux d’un goût exquis, pour les rendre dignes d’être digérés par le très-saint estomac du saint-père. Il est exposé au midi, ce qui est très-favorable à la santé des papes, qui sont ordinairement des vieillards dont la chaleur naturelle est fort diminuée. Il y a un café que Benoît XIV fit construire pour son entrevue avec le roi de Naples qui devint ensuite roi d’Espagne sous le nom de Charles III.

Lorsque ce prince passa à Rome pour aller prendre possession du trône des Deux-Siciles, Benoît XIV désira vivement avoir une entrevue avec lui; mais craignant que l’étiquette pratiquée lorsque les rois catholiques vont à l’audience du pape ne pût déplaire au monarque napolitain, il imagina un bon expédient. Par son ordre on construisit un café où les deux souverains auroient l’air de se rencontrer comme per hasard, et où ils devoient s’embrasser comme deux amis sans aucune formalité. Charles entra dans ce joli café, et il auroit dû y attendre que le pape entrât à son tour; mais dès qu’on lui dit que le pape paroissoit au bout d’une allée, il sortit et se mit à genoux du plus loin qu’il l’apperçut. Lambertini, toujours railleur, ne put s’empêcher de s’écrier: che coglione! Quel coïon! Puis, se tournant vers trois cardinaux qui étoient à sa suite, il leur dit: «Remercions Dieu et prions-le qu’il daigne former tous les souverains catholiques avec la même pâte dont celui-ci est pêtri». 

Des cardinaux et des prélats romains trouvoient à redire à la facilité que ce même pape eut d’accorder la suppression de la daterie d’Espagne; ils osèrent même lui en faire des reproches. Mais Benoît XIV, qui lisoit dans l’avenir, leur répondit: «Rendons grâces à la providence de ce que le roi d’Espagne a bien voulu nous demander la permission de faire cette réforme, et de la générosité qu’il a eue de vouloir bien nous donner une somme en dédommagement!»

Clément XIII, Rezzonico, étoit rempli de clémence et d’humanité; il avoit des lumières; mais il étoit trop prévenu de la supériorité du saint-siège sur les autres trônes de la terre. On lui reproche aussi son népotisme, foiblesse commune à plusieurs souverains pontifes. 

Clément XIV avoit les vertus de son prédécesseur; mais il ressembloit à Lambertini par son érudition et la connoissance qu’il avoit de son siècle. Rezzonico avoit tout perdu par sa roideur; Ganganelli regagna tout par sa souplesse; il parla le langage de la raison et fut écouté. Pie VI a pensé tout gâter. Il s’est compromis souvent d’une manière ridicule, et a beaucoup affoibli l’autorité pontificale. Rome ne se doute même pas de tout le mal qu’il a fait. Enfin, pour terminer cet article, on peut dire que peu de papes ont ressemblé à Ganganelli. Il y en a encore moins qu’on puisse comparer à Lambertini; mais l’histoire des papes nous offre un grand nombre de Rezzonico et de Braschi.

Anecdote Russe.

On verra dans mon tableau de Livourne l’histoire tragique de la princesse russe, récit dans lequel le comte Alexis Orlow paroît comme premier acteur. Deux Anglois que je rencontrai à Rome, chez la marquise Gentili Bocca Paduli, me confirmèrent la vérité de cette relation avec les mêmes circonstances que j’ai détaillées. On a beaucoup parlé de ce tyran de la Russie, de sa force extraordinaire et de sa brutalité. Voici un fait qui s’est passé dans la maison de cette marquise et qui m’a été attesté par des témoins oculaires.

Le comte Orlow voulut un jour, chez cette dame, donner des preuves de sa force digne d’être comparée à celle d’Hercule; il prit différentes pièces de cristal, de fer, et d’autres matières très-dures qu’il brisa entre ses mains sans faire beaucoup d’effort. Il plaça une pomme des plus dures entre deux doigts d’une seule main, et en rapprochant ses doigts il brisa la pomme en plusieurs morceaux. Un soir il fit cette expérience en présence du duc de Glocester, frère du roi d’Angleterre. 

Un des éclats de la pomme frappa le prince anglois au visage et le blessa. Tous les spectateurs témoignèrent la douleur que cet accident leur causoit; le comte Orlow lui seul n’en parut pas ému et ne daigna pas faire la moindre excuse au duc. Le scélérat qui avoit étranglé son empereur pouvoit-il avoir quelqu’égard pour le frère d’un roi? Ce même comte Orlow racontoit comme des faits ordinaires les événemens tragiques et atroces qui ont marqué et flétri le règne de Catherine II. Voilà quels sont les hommes abominables que cette impératrice a toujours choisis pour être les agents de son ambition et de son despotisme.

Le Courage des Femmes Romaines.

Les extrêmes se touchent. Les papes, qui exercent l’autorité la plus despotique puisqu’ils tiennent les esprits et les corps de leurs sujets également asservis à leur joug, ces souverains pontifes si respectés, sont souvent exposés à s’entendre dire des choses dures par des gens de la dernière classe du peuple. 

Pendant mon premier séjour à Rome, l’huile étoit excessivement chère dans le mois d’octobre. On accusoit le pape d’en faire le monopole. Ce n’étoit pas à tort; car la chambre apostolique, qui a la direction des très-saintes finances, exerce le plus odieux monopole, non-seulement sur les bleds, mais encore sur toutes les autres denrées.

Je dînois tranquillement chez moi, lorsque mon domestique m’avertit qu’on faisoit beaucoup de bruit dans la rue et que le pape passoit à pied suivi de ses voitures. Je descendis pour voir ce spectacle de près. J’entendis une femme qui parloit au souverain la tête levée et à voix haute. «Saint-père, disoit cette femme, l’huile est horriblement chère, et l’on a beaucoup de peine à en trouver. Tu dois y pourvoir. Le peuple se plaint, et il exige que tu donnes tes ordres pour faire cesser cette disette». Pie VI lança sur cette femme un regard d’indignation. «Va, va, ajouta cette femme, je n’ai pas peur de ta mine; je te répète que l’huile est chère et qu’il est de ton devoir de nous en procurer à meilleur marché». Le pape fit semblant de ne pas l’entendre; il tourna la tête; mais le lendemain l’huile baissa de prix et reparut en abondance. 

Pie VI n’a pas de religion, mais il fait semblant d’être fort dévot. Il va presque tous les jours à l’église de Saint-Pierre entre cinq et six heures, et fait sa prière devant une statue du saint avec tous les transports de la piété la plus fervente. Un jour que je le voyois jouer sa farce, j’entendis une femme âgée qui dit tout haut: «Le pape fait son rôle à merveille; on sait bien que c’est un incrédule». On rit beaucoup de cette saillie; mais le pape ne dit mot, et ses gardes ne firent pas le moindre mouvement. Remarquez bien que la statue qui reçoit les hommages de Pie VI, est un Jupiter tonnant qu’on a transformé en un Saint-Pierre. Les foudres que ce Dieu tenoit dans sa main sont devenues les clefs du paradis.

Il faut avouer qu’il y a parmi les Romains, dans les deux sexes, des germes de cette liberté antique dont ce peuple a jadis été si idolâtre. Mais les prêtres se replient de mille manières et emploient toutes sortes de moyens pour empêcher ces semences de se développer.

On parvient à la Tiare par plusieurs moyens.

Lambertini s’étoit illustré par plusieurs ouvrages d’un grand mérite. Ses vertus et son savoir l’élevèrent au trône pontifical. Rezzonico avoit toujours été bon, libéral, d’une piété sincère et ennemie des cabales. Les cardinaux, las de leurs intrigues, l’élurent pour mettre fin à toutes les brigues. Ganganelli étoit fort instruit; il avoit passé par toutes les places de son ordre. Etant jeune il donnoit dans la galanterie, mais il cachoit ses amours avec beaucoup de prudence. Cependant à Milan il fut surpris par le mari d’une femme qu’il aimoit. Obligé de descendre l’escalier un peu trop vite, il fit une chûte qui le retint au lit pendant cinq ou six semaines. Cet accident le corrigea pour toujours. Rezzonico l’éleva à la pourpre, et après la mort de ce pape il fut choisi pour lui succéder. Il avoit promis d’abolir l’ordre des Jésuites pour ne pas encourir l’exclusion.

Clément XIV ayant terminé sa carrière, le conclave occupé de l’élection d’un nouveau pape, fut très-orageux. On sentoit le besoin qu’on avoit d’une tête bien organisée. Le Saint-Esprit donna la préférence à Braschi, élu sous le nom de Pie VI.

Jean-Ange Braschi étoit fils d’un pauvre gentilhomme de Césène. Ses parens l’envoyèrent à Rome dès qu’il fut entré dans l’adolescence, pour solliciter un canonicat de la cathédrale de Césène qu’il eut le bonheur de ne pas obtenir. Ainsi cet homme qui étoit destiné à occuper la première place de l’église ne fut pas jugé digne d’être chanoine d’une petite ville. Braschi avoit un teint de lis et de roses, une figure charmante. Le cardinal Ruffo, Napolitain, amateur des belles proportions dans les deux sexes, en devint passionnément amoureux et le logea dans son palais; il fit la dépense de le faire entrer dans la prélature, lui fit donner en sus un canonicat dans l’église Saint-Pierre, et lui laissa en mourant une pension. Puis Braschi devint l’amant de la maîtresse du cardinal Rezzonico, neveu du pape; ce fut elle qui lui fit avoir la charge de grand trésorier, puis le chapeau de cardinal que lui donna Clément XIV, pour le dépouiller de la trésorerie dans laquelle il exerçoit beaucoup de brigandages. Lorsque Braschi alla remercier sa sainteté, Ganganelli eut la franchise de lui dire: «Je vous ai fait cardinal parce que je voulois donner la place que vous occupiez à un homme dont la probité fût bien reconnue». Il ne se doutoit pas que celui auquel il parloit d’une manière si offensante seroit un jour son successeur.

Braschi n’est pas savant. Il n’a composé aucun ouvrage que l’on puisse citer; il parle avec facilité, mais sans mettre de la profondeur dans ses discours qui ne sont qu’un tissu d’expressions brillantes, mais qui ne signifient rien de neuf ni de saillant. Un ton de voix agréable, la beauté de sa physionomie, les grâces de sa pantomime donnent à ses paroles un charme dont elles seroient dépourvues sans tout cet accessoire. En un mot c’est un habile comédien et rien de plus.

On ne sera pas étonné qu’un tel homme soit parvenu à la tiare. Les intrigues qui agitent les conclaves, le choc des divers partis qui, pour s’accorder, font tomber leur choix sur un cardinal qui n’a d’autre mérite que d’être étranger aux factions dominantes, voilà les ressorts secrets auxquels Pie VI doit son élévation, ainsi que plusieurs autres papes du même acabit.

Le Cardinal Visconti.

Ce cardinal est mort; mais comme il a été question de lui pour être élu pape dans le conclave qui a proclamé Pie VI, il ne sera pas hors de propos de dire un mot sur cette éminence.

Visconti avoit été nonce en Pologne et à Vienne, et s’étoit concilié l’estime de tout le monde; il joignoit à toutes les vertus morales une piété qui chez lui n’étoit point affectée. On le respectoit à Rome et il y avoit du crédit, quoique les courtisans du souverain pontife ne donnent des témoignages d’estime qu’à ceux qui savent diriger avec dextérité les intrigues et les cabales. Il étoit fort attentif à ce qui pouvoit blesser la religion, et son zèle sur cet article alloit jusqu’à une intolérance ridicule. Dînant un jour chez lui, j’entendis qu’on parloit d’un homme qui, au moment de s’avancer dans le ministère, avoit été culbuté par les cabales de ses ennemis; il m’échappa de dire par une expression familière que le sort n’avoit point favorisé les projets de cet homme. «Comment! le sort! s’écria vivement le cardinal. Vous ne croyez donc pas que tout vient de la Divinité?» Ce n’étoit ni le lieu, ni le moment d’entreprendre une dissertation philosophique; je me contentai donc de lui répondre que j’étois très-persuadé que tout venoit de Dieu, et que je n’avois jamais chancelé sur cet article de foi; je le priai de me pardonner une expression que j’avois employée comme étant du discours familier, mais sans y attacher aucune conséquence contraire au dogme de l’existence de la Divinité. 

Voici un autre trait de son fanatisme et de son ignorance. Un homme de lettres avoit fait un roman dans le goût des auteurs grecs. Un des amis du cardinal lui conseilla de lire cet ouvrage qu’il lui vanta comme très-intéressant. Visconti lut donc cet ouvragé, et en fut très- satisfait. L’ami en question lui ayant demandé son sentiment: «Il me paroît, dit le cardinal, qu’une partie de ces aventures ne peut être bien prouvée». – «Il n’est pas nécessaire, répondit cet ami; l’auteur les donne pour des fictions». – «Comment! des fictions! s’écria Visconti; mais une fiction est un mensonge! un mensonge est un péché!» En achevant ces mots il jetta ce livre contre terre en le maudissant.

On voit par ces traits que le cardinal Visconti étoit un esprit borné et très-peu éclairé. La gloire qu’il a acquise dans ses nonciatures est due aux conseils de l’abbé Taruffi son auditeur, homme d’un grand mérite, par qui le cardinal se laissoit entièrement diriger. Visconti n’avoit pour lui que de savoir bien représenter ce qui véritablement est très-nécessaire dans les cours. Les dépêches du nonce Visconti étoient lues avec avidité à Rome, et elles y passent encore aujourd’hui pour des chef-d’œuvres. S’il fût demeuré tranquille dans sa cellule au conclave, et qu’il eût laissé agir l’abbé Taruffi, il parvenoit à la tiare. Il voulut pérorer; il fit de mauvais calembourgs, car il avoit assez peu de goût pour viser à ce genre d’esprit, dans lequel même il n’avoit pas les moyens de réussir. Les cardinaux ne tardèrent pas à voir la mesure de sa capacité, et ils furent bientôt convaincus de son ineptie.

Taruffi ayant vu échouer toutes les tentatives qu’il avoit faites pour élever Visconti au pontificat, en eut un violent chagrin. Comme il s’étoit exprimé avec beaucoup de liberté sur les vices du gouvernement théocratique, dont personne n’avoit autant de connoissance que lui, il eut la mortification de voir que la porte des honneurs lui étoit fermée pour toujours. La tristesse dans laquelle il fut plongé abrégea ses jours, et il devança au tombeau son protecteur qui mourut trois ou quatre ans après.

L’Eglise d’Utrecht.

Parlons d’un schisme apparent qui n’existe que par la conduite impolitique de la cour de Rome, et qu’il ne dépendroit que d’elle de faire cesser.

Il paroît étonnant que dans un siècle de lumières, lorsque les peuples commencent à être éclairés sur leurs droits, et à sortir des ténèbres de la superstition, la cour de Rome affecte encore tant de hauteur à l’égard d’un petit troupeau de catholiques qui se trouve au milieu d’un pays dont la religion dominante s’est élevée sur les débris du trône pontifical.

Si l’église d’Utrecht, au lieu de montrer tant de dévouement et de soumission au saint siège, prenoit enfin le parti de braver les foudres du Vatican, et relevoit sa tête humiliée sous le sceptre sacerdotal, on verroit bientôt les papes changer de ton et substituer les exhortations doucereuses et pathétiques à la sévérité et à la fierté des actes émanés du saint-siège.

Cette église est tout aussi orthodoxe que celles qui sont le plus soumises à la cour de Rome. Le culte est exactement le même que celui qui est en usage dans les pays catholiques. Lorsqu’un pape vient à mourir on fait pour lui les prières et le service indiqués dans le rituel romain. Aussi-tôt qu’on apprend la nouvelle de la nomination de son successeur, on chante un Te Deum en action de grâces solemnelles, et on écrit une lettre de félicitation très-respectueuse au nouveau pontife.

Le saint-siège reçoit fort mal la lettre de condoléance, et n’accueille pas mieux celle de félicitation: mais il ne se borné pas à cela; il ne manque jamais de remercier le troupeau de catholiques d’Utrecht par une bulle d’excommunication qui est devenue une formalité.

Dans le temps de l’exaltation de Pie VI, l’église d’Utrecht lui écrivit une lettre pleine d’onction et des expressions du dévouement le plus respectueux. Monsignor Stay, secrétaire des brefs, fut chargé de faire la réponse. S’il eût agi d’après lui-même, il eût répondu d’une manière très-favorable; mais il ne pouvoit s’écarter du formulaire prescrit en pareille occasion, et il envoya une véritable bulle d’excommunication à Utrecht. Je fis là-dessus un peu la guerre à ce prélat connu dans la république des lettres par deux poëmes latins très-élégans, l’un sur la philosophie de Newton, et l’autre sur celle de Descartes. «Monsieur, me répondit-il, je connois parfaitement les maximes de l’église d’Utrecht, et j’ai lu tout ce qu’on a écrit sur cet article». – «Il dépendoit de vous, lui dis-je, de faire une réponse favorable». – Alors Stay donna avec sa large main un coup sur la table, et ajouta: «Ce sont des coquins; vous pouvez m’en croire». Il regarda autour de lui, et ne dit plus mot. Je ne pus m’empêcher d’ajouter: «J’entends; vous êtes payé pour le dire». Alors, en me regardant fixement, il me dit d’un ton brusque: «Vous êtes encore plus coquin; car je vois bien que vous connoissez tout le mystère».

Ce schisme scandaleux est principalement l’ouvrage des jésuites. Ces pères, dont les principes despotiques et intolérans sont assez connus, se sont toujours opposés à la réunion d’une église que la cour de Rome s’obstine à excommunier sans aucun sujet légitime.

Un Synode en Allemagne.

On a vu que Pie VI n’a fait que de légères études, et qu’il ne connoît rien à la science du gouvernement. Cependant, à l’exemple du feu roi de Prusse, de l’impératrice de Russie, qui ont souvent conduit leurs affaires sans l’entremise des ministres, Braschi, sans consulter ses forces, a voulu diriger par lui-même, et sans aucun secours, les opérations de la cour de Rome. Mais comme il s’agit souvent de questions où la théologie, les canons, la jurisprudence ecclésiastique sont impliquées, il faudroit être plus versé qu’il ne l’est dans ces matières pour pouvoir résoudre les difficultés souvent très-épineuses qui se présentent; il faudroit posséder à fond l’histoire ecclésiastique, celle des conclaves, des opinions, des traditions et les actes des diverses sociétés dans lesquelles l’église est partagée, et Pie VI n’a souvent qu’une bien foible teinture de ces divers objets. Cependant il ose en parler; il ose écrire aux évêques et aux princes étrangers, sans consulter les gens qui pourroient lui communiquer des lumières utiles. Cette funeste présomption lui a fait commettre bévues sur bévues; elle lui a inspiré le projet du voyage qu’il a fait à Vienne, où il a exposé son caractère pontifical au mépris et à la risée des ultramontains. S’il eût consulté les cardinaux qui connoissoient Vienne et l’esprit de la cour de Joseph II, ils eussent fait tous leurs efforts pour le détourner d’un voyage où il ne devoit recueillir que des humiliations.

Dans un synode qu’on tint en Allemagne, et avec lequel Pie VI étoit en correspondance directe, les prélats s’apperçurent bientôt que le saint-père n’avoit pas la science infuse, et que le Saint-Esprit qui l’accompagnoit n’étoit pas bien instruit des questions qu’on agitoit dans leur assemblée. Il voulut disputer avec ces messieurs qui lui poussèrent des argumens in barbaro auxquels il ne put répondre. Les évêques allemands sont savans et ferrés à glace sur les matières ecclésiastiques. Pie VI n’étoit pas de taille à pouvoir se mesurer avec des athlètes si vigoureux.

Les peuples de l’Allemagne, ceux du Tirol et de Venise, furent étrangement surpris d’entendre un pontife jurer comme un cocher, s’emporter de la manière la plus indécente contre ses domestiques, et leur distribuer souvent des coups de poing et des coups de pied. Benoît XIV avoit aussi l’habitude de jurer, mais du moins il associoit souvent à ses juremens des plaisanteries ingénieuses, au lieu que Pie VI ne couvroit par aucun agrément la grossiéreté de ses propos et la brutalité de ses emportemens.

Toutes les avanies qu’il avoit reçues à Vienne ne le corrigèrent pas. De retour à Rome il continua ses correspondances; il disputa par lettres sur les points dont il étoit le moins instruit; il eut même la bêtise do citer pour son garant l’autorité de la Sorbonne: rien de plus absurde et de plus impolitique pour un pape qui prétend à l’infaillibilité. Les prélats allemands répondirent à son bref d’une manière très-peu satisfaisante pour lui. Ils citèrent aussi la Sorbonne; mais ce fut pour le convaincre par l’autorité même dont il s’étoit appuyé. Cette controverse eût fini d’une manière encore plus mortifiante pour lui, si le roi de Prusse n’eût pas cru devoir alors ménager l’amitié du pape. Le roi avoit besoin de Braschi pour opposer à l’empereur un ennemi de plus; il désiroit en outre placer un de ses frères dans la coadjutorerie de Mayence. Ce fut donc la cour de Berlin qui imposa silence aux adversaires formidables du pape.

Pie VI a la manie des nouveautés; mais comme il n’a aucun principe fixe de conduite, que ses idées sont dans une versatilité continuelle, il ne peut mûrir aucun projet, ni donner des bases solides à aucun établissement. Enfin, l’on peut dire que la prévention dans laquelle il est sur ses facultés intellectuelles et sur ses connoissances en tout genre, l’empêche de pouvoir tirer un parti avantageux des foibles lumières qu’il a acquises, et de l’esprit médiocre dont la nature l’a doué. 

Les Antiquaires.

Pour connoître bien les mœurs, le caractère général d’un peuple, avec les nuances qui diversifient les sociétés particulières, dont la réunion compose la grande famille, il faut qu’un voyageur aille par-tout, fréquente toute espèce de gens, depuis le sceptre jusqu’à la houlette, ou, s’il se trouve à Rome, depuis la pourpre qui couvre le cardinal, jusqu’à la laine grossière qui couvre le bedeau d’une petite paroisse.

Il y a à Rome plusieurs cafés qui servent de rendez-vous à des personnes d’une certaine profession. Ici ce sont les nouvellistes, les poëtes; là les artistes, les antiquaires, etc. Ce dernier étoit celui où je m’amusois le plus. On trouve dans ce café les figures les plus grotesques. La plupart sont des abbés pauvres, déguenillés, le visage maigre et allongé, les yeux étincelans qui annoncent la colère; aussi sont-ils fort sujets à cette passion, et il ne se passe pas de jour que ce café ne soit le théâtre de quelque rixe fort animée. 

Lorsque j’avois dessein de me rendre au lieu où ces messieurs tenoient leurs séances, je ne prenois point un bel habit; cela les auroit gênés. J’en avois un très-bon pour ces sortes d’occasions; il étoit si pelé qu’une mouche n’auroit pu s’y cramponner. C’étoit précisément ce qu’il me falloit; car ces savans hommes avoient certains insectes qui auroient pu s’en détacher et établir sur mon individu quelque colonie assez importune. Le maître même de ce café étoit un antiquaire; il étoit si desséché par l’étisie, que je craignois toujours qu’il ne crachât son âme en ma présence; et son corps me paroissoit encore plus délabré que les meubles dont sa boutique étoit remplie.

Je me trouvai un jour à une furieuse dispute au sujet d’une tête antique exposée en vente dans la boutique d’un frippier, près de la Propagande. A Rome, ainsi que dans presque toutes les autres villes de l’Italie, les frippiers se mêlent aussi de ce genre de commerce. Le marchand avoit baptisé cette tête du nom de Caius Gracchus. Quelques-uns des antiquaires soutenoient cette opinion; d’autres prétendoient que c’étoit Tiberius Gracchus son frère. Un savant nous dit que ce ne pouvoit être la tête de Tiberius, ni celle de Caius; car, dit-il, les enfans de Cornélie avoient le nez aquilin, au lieu que cette tête a le nez écrasé. Un autre antiquaire, Napolitain de nation, termina la dispute par une polissonnerie bien digne de son pays, qui fit rire tous ceux qui étoient présens. Il nous fit observer que cette tête avoit été trouvée dans une latrine d’un couvent de capucins, et que la matière fécale de ces moines, plus corrosive que les autres matières semblables, avoit dû ronger le nez au point de le faire paroître aussi écrasé qu’il l’étoit. Si l’on n’écrivoit que pour ces sortes de personnes qu’on appelloit autrefois la bonne compagnie, on ne citeroit pas de pareilles anecdotes; mais ces tableaux sont faits pour le philosophe observateur, aux yeux de qui rien de ce qui fait connoître les hommes n’est indifférent, et qui veut voir des portraits ressemblans quoique sa délicatesse doive en souffrir.

Au reste, le ridicule de ces pédans antiquaires, dont toute la science ne consiste que dans des notions arides et qui ne sont d’aucune utilité, né peut rejaillir en aucune manière sur les Caylus, les Alexandre Albani, les Winckelmann, etc. philosophes estimables, dont les savantes recherches répandent un grand jour sur les arts, les mœrs, les usages de l’antiquité, et servent à nous faire connoître les beautés des auteurs classiques.

L’étude de l’antiquité est fort encouragée à Rome, parce que les connoissances qui résultent de ce genre d’occupation ne causent point d’ombrage aux prêtres. Il n’en est pas de même de la science économique, de la physique, de l’histoire naturelle, du commerce, de l’agriculture. Un gouvernement théocratique ne redoute rien tant que les lumières acquises et répandues par ceux qui s’attachent à approfondir ces objets. Il craint que les abus de son administration se soient mis au grand jour, et que le peuple ne sorte des ténèbres profondes où ses maîtres ont tant d’intérêt à le tenir plongé.

Les Curés.

Ce n’est pas chez les cardinaux, les princes, les prélats, qu’on peut espérer de trouver des instructions utiles relativement aux effets du gouvernement théocratique. Pour se les procurer, il faut lier connoissance avec de pauvres prêtres, des moines qui forment à Rome une classe bien différente de celles qui existent dans les autres pays; il faut sur-tout ne pas négliger les curés qui savent encore mieux ce qui se passe dans toutes les familles depuis le rang le plus élevé jusqu’au plus inférieur.       

Je me suis trouvé souvent dans la compagnie de plusieurs curés. Les ecclésiastiques de cette classe ont de l’urbanité, et ce genre de connoissances dont j’avois besoin. Je vais faire part au lecteur du résultat de quelques-unes de nos conversations.

Les empoisonnemens sont des crimes assez communs à Rome: les curés en sont instruits par la voie de la confession. Si le secret attaché à l’exercice de leur ministère leur défend de nommer les personnes, il ne leur ôte pas la liberté de parler des crimes qui se commettent. Ces empoisonnemens arrivent pour l’ordinaire entre parens, et même entre les parens les plus proches. Quel gouvernement détestable que celui sous lequel des atrocités qui font frémir la nature sont communes, tandis qu’à Londres, à Paris, villes bien autrement peuplées, et où la corruption des mœurs est portée au plus haut point, ces forfaits abominables sont très-rares!

C’est de ces mêmes curés que j’ai appris que le poison fameux, nommé Aqua Tofana, du nom de la célèbre empoisonneuse qui la première en a fait usage, ne se fabrique plus à Naples où il a été inventé, mais à Perugia, ville de l’état de l’église. On sait que ce poison produit son effet funeste d’une manière infaillible et avec une lenteur graduée suivant l’intention de celui qui le donne. On m’a assuré que ce poison est composé de parties arsenicales. C’est comme une eau limpide qui n’a ni odeur, ni saveur. Une cuillerée à soupe de ce poison infernal peut communiquer à une eau limpide qui n’a ni odeur, ni saveur. Une cuillerée à soupe de ce poison infernal peut communiquer à une bouteille d’eau ou de vin l’efficacité nuisible qui le rend si redoutable. L’arsenic est un caustique qui produit des ulcères internes dont la suite est une phtisie qui conduit le malade au tombeau. Lorsqu’on soupçonne qu’une liqueur est empoisonnée par cette préparation, on peut s’en assurer en versant quelques gouttes de cette liqueur sur des charbons ardens: l’arsenic en se brûlant donne une odeur d’ail qui est un sûr indice de sa présence.

Les prélats qui sont nommés au gouvernement de Perugia sayent très-bien qu’on y compose cette préparation fatale. Le fait m’a été confirmé par deux de ces gouverneurs; mais ils n’osent sévir contre les personnes intéressées à ce commerce qui doit être fort lucratif, tant ils ont peur qu’on n’emploie contr’eux une arme si funeste, et dont il est si difficile de pouvoir se garantir. 

Ces mêmes curés m’ont fait des récits déchirans sur la misère extrême dans laquelle sont plongées un grand nombre de familles romaines. Cette indigence a plusieurs causes qui viennent toutes du gouvernement des prêtres. Le grand nombre de fondations pieuses favorise l’oisiveté et la haine du travail. Les pères de famille se flattent toujours que leurs enfans se placeront dans la maison de quelque prince ou cardinal, et qu’il fera fortune ou qu’il s’avancera dans l’état ecclésiastique. Tous les emplois lucratifs sont donnés à des célibataires, et les prêtres ne favorisent aucun genre d’industrie, à la réserve des beaux-arts, où ceux qui peuvent parvenir à la célébrité nécessaire pour guigner du bien sont en fort petit nombre. Faut-il s’étonner de voir sous l’administration ecclésiastique les campagnes incultes, et les hommes sans vigueur et sans activité, plongés dans une honteuse ignorance? 

Clément XIV.

Les lettres que le marquis Caraccioli a publiées sous le nom de Ganganelli ont eu le plus grand succès; le vulgaire des lecteurs n’a pas douté qu’elles n’eussent vraiment été écrites par ce pontife. On est parti de là pour lui attribuer toutes sortes de connoissances. Il faut dissiper cette prévention et réduire à son juste mérite un homme qu’il est important d’apprécier, soit à cause de ses qualités personnelles, soit par rapport au très-grand rôle qu’il a joué sur la scène politique.

Ganganelli étoit certainement un homme rare parmi les moines, car il n’avoit point les vices de ses confrères. Le petit nombre de ses intrigues avec les femmes ne l’a compromis qu’une seule fois qui a suffi pour le corriger. Il n’affecta jamais une haute dévotion; il étoit religieux et en remplissoit les devoirs sans faire parade de sa régularité et sans outrer les pratiques austères d’un cénobite. La tempérance et l’humanité furent ses vertus favorites; elles le suivirent quand il quitta sa cellule pour habiter le palais du Vatican. Ce sont ces vertus que le célèbre sculpteur Canova a représentées avec leurs attributs sur son tombeau, qui est sur la porte de l’église des Saints Apôtres.

Elevé parmi les moines, il connoissoit mieux qu’un autre les abus et les vices des ordres religieux; il pensoit que la contrainte ne devoit retenir personne dans le cloître. Lorsqu’il fut pape, il se montra toujours disposé à briser les chaînes des religieux de l’un et de l’autre sexe qui s’adressoient à lui pour se faire délier de leurs vœux. Il disoit souvent qu’il aimoit bien mieux voir un séculier vivant d’une manière honnête, qu’un moine qui causoit du scandale par sa conduite. S’il eût vécu encore quelques années, il est certain qu’il eût réduit à un très-petit nombre ces sociétés religieuses, beaucoup trop multipliées dans les pays catholiques. 

Ganganelli savoit que les papes ne pouvoient déployer au dix-huitième siècle l’autorité dont ils jouissoient dans des temps peu éclairés. A son avènement au trône pontifical il trouva le Portugal entièrement révolté contre le saint-siège; l’Espagne, Naples, Parme étoient sur le point de l’imiter, et la France les secondoit. Clément XIV commença par écrire une lettre des plus flatteuses au marquis de Pombal. Il lui disoit que le sacré collège ayant besoin pour remplir quelques places vacantes de sujets également distingués par la piété et par le savoir, il ne croyoit pas pouvoir conférer la pourpre romaine à une personne qui en fût plus digne que le frère de son excellence, don Paul de Carvallo. Le nouveau cardinal fut préconisé; mais il mourut avant de recevoir le chapeau. Aussi-tôt le pape écrivit au marquis une lettré de condoléance dans laquelle, après lui avoir témoigné ses regrets sur la mort de son frère, il prioit le ministre portugais de vouloir bien lui désigner le sujet qu’il jugeoit le plus digne de cet honneur. On sent combien le marquis de Pombal dut être flatté de ces attentions si flatteuses de la part du souverain pontife. Il s’ensuivit une réconciliation du Portugal avec la cour de Rome; la nonciature fut rétablie, et tout fut remis sur l’ancien pied. 

 On sait que Ganganelli porta dans le palais des souverains pontifes toute la simplicité des mœrs d’un humble religieux. Il ne changea rien à sa manière de vivre, toujours servi par le frère lai qui avoit soin de lui au convent des Cordeliers, et qui étoit en même temps le dépositaire de son pécule; il avoit si peu d’idée de la valeur des monnoies, que lorsqu’il faisoit présent de vingt écus il croyoit donner une somme considérable qui pouvoit entretenir une personne pendant plusieurs années. Un homme ainsi élevé, qui n’avoit pas même une teinture d’arithmétique, n’étoit sûrement point capable de former des projets pour l’encouragement de l’agriculture, du commerce et de l’industrie. La théologie, les matières de controverse, voilà les objets qu’il avoit étudiés avec soin, mais l’économie politique lui étoit absolument étrangère.

Il s’étoit engagé à abolir l’ordre des jésuites, et il temporisoit toujours, non par amour pour ces religieux, mais dans la crainte que cette suppression ne fût son arrêt de mort. Il écrivit au roi d’Espagne qu’il ne pouvoit donner sa bulle sans être assuré qu’elle seroit bien reçue par tous les princes catholiques. Il pensoit que la cour de Vienne n’entreroit jamais dans cette coalition des souverains contre l’ordre des jésuites; et qu’ainsi il auroit un prétexte plausible auprès de la cour de Madrid pour ne pas donner la bulle de suppression. Effectivement Marie-Thérèse, qui ne voyoit pas de bon œil le projet de détruire cette société, auroit continué de s’y opposer; mais le roi d’Espagne, qui avoit plus à cœur que tous les autres princes que le projet réussît, trouva le moyen de se procurer une copie authentique d’une confession générale que l’impératrice avoit faite au père de Kanphenhüller son confesseur. Marie-Thérèse fut si frappée en voyant cette pièce qu’elle donna tout de suite sou consentement, ce qui ne permit plus au pape de reculer.

Aussitôt que Ganganelli eut signé la bulle d’abolition des jésuites, il se crut empoisonné. Son imagination en délire ne lui offrit plus que des fantômes épouvantables. Il réveilloit souvent le frère lai qui le servoit en lui disant: «N’as-tu pas vu ce monstre? il avoit la tête d’un taureau et le corps d’un homme». Il tint plusieurs fois de pareils discours qui annonçoient le désordre de ses idées et la terreur qui s’étoit emparée de son âme. S’il eût prolongé de quelques mois sa triste existence, on eût vu des échafauds dressés et bien des têtes immolées à sa sûreté. Il avoit fait une liste de plusieurs personnes qu’il se proposoit de faire enfermer au château Saint-Ange, et il avoit désigné par une marque particulière ceux dont il vouloit faire tomber la tête. Tout cela ne montre point dans Ganganelli ce courage, cette force d’âme, ce caractère qui doit distinguer les hommes qui jouent les premiers rôles sur la scène du monde.

Il n’a point été empoisonné comme on l’a dit; il est mort d’une fièvre putride occasionnée par les insomnies et l’état d’affaissement où la terreur l’avoit réduit. Après avoir signé la bulle, il se tint constamment enfermé dans une chambre échauffée par un poële ardent qui rendoit fort mal-sain l’air qu’on y respiroit, de sorte que ceux qui demeuroient quelque temps à son audience en étoient fort incommodés. Il avoit arraché de son bréviaire l’image d’une madone qu’il gardoit depuis plus de 40 ans et dans laquelle il avoit une très-grande dévotion. Cette image étoit dans sa chambre avec deux bougies qui brûloient nuit et jour. 

La Campagne de Rome.

La campagne aux environs de Rome est inculte et dépeuplée, et l’air en est fort malsain pour ceux qui n’y sont pas accoutumés. Depuis le commencement de mai jusqu’à la fin d’octobre, il y règne des fièvres tierces qui souvent deviennent putrides. En hiver, on éprouve des variations fréquentes de vents du nord au sud. Lorsque le vent du sud souffle, les vieillards se promènent la tête haute et se portent à merveille, mais les jeunes gens paroissent abattus; c’est tout le contraire lorsque le vent est tourné au nord. C’est une règle générale que tout pays inculte est mal-sain. La culture des terres purifie l’athmosphère; elle produit un changement remarquable dans le climat. La comparaison de la campagne de Rome ancienne avec celle de Rome moderne, offre un exemple frappant de cette vérité. 

J’ai appris pendant mon séjour à Rome qu’il n’y a qu’une quinzième partie de la campagne immense qui entoure cette ville qui soit cultivée. Ces parcelles de terrein mises en valeur sont éparses à de grandes distances, sans aucune métairie, ni ferme, ni rien de ce qui annonce un système d’économie rurale, comme on le voit dans les autres pays. Le procédé de culture qu’on y emploie est inconnu par-tout ailleurs. On fait venir des paysans de la marche d’Ancone, de Modène, de la Toscane, etc. On leur donne par jour à chacun une bouteille de vin, trois livres de pain, et cinq paules, ce qui fait environ trois livres de France. On établit des baraques en planche où ces paysans passent la nuit. Ils labourent la terre fort légèrement, et le travail fini ils s’en retournent. On les fait revenir à l’époque de la moisson. Ces manouvriers sont inspectés dans leur travail par des gardes à pied et à cheval. On conviendra que ce genre d’agriculture est fort dispendieux et même assez dangereux. 

Aussitôt que la moisson est faite, la chambre apostolique fixe le prix du bled suivant son bon plaisir, et il n’est permis de les exporter que lorsque ses magasins sont remplis et qu’elle en a donné la permission. En vérité, en parcourant cette campagne, on croiroit être dans la Tartarie; mais c’est bien pis puisque c’est un pays gouverné par des prêtres.

Les Vacabili. 

En lisant l’histoire des califes, sur-tout de ceux qui ont régné à Bagdad, on est touché des vertus qui brillent dans ces pontifes mahométans; on les voit presque tous distingués par un zèle pour la justice porté jusqu’à l’attention la plus scrupuleuse, et une affection pour leurs peuples dont leur vie offre les exemples les plus touchans. Que les annales des pontifes romains forment un contraste qui fait paroître ceux-ci sous un aspect bien défavorable à leur mémoire! Des rapines, des brigandages de toute espèce, des vexations horribles; voilà les traits que nous offre le gouvernement pontifical. Combien toutes ces dispenses dont la cour de Rome fait un trafic si honteux, rendent odieux et ridicules les prêtres qui, pour leur intérêt, ont imaginé de pareilles fourberies!

Tous ces droits, toutes ces dispenses sont affermés, et on les connoît à Rome sous le nom de vacables ou vacabili. L’une de ces fermes ou vacabili représente, par exemple, le droit d’exiger les taxes pour les dispenses de mariage dans les degrés défendus par les canons; lesquelles taxes sont levées, par exemple, sur les villes de Grenade, de Séville, ou ailleurs, car il y en a une infinité et très-diversifiées. On achète ces fermes publiquement sans aucune pudeur; elles passent de main en main comme des actions de la compagnie des Indes. Ces actions sont assujetties à une condition un peu gênante: si un homme meurt ayant dans son porte-feuille quelques vacabili, ils doivent alors rentrer dans les finances du pape qui en dispose de nouveau; aussi dès qu’on se voit en danger de mort on a grand soin de se défaire de ces actions pour ne pas faire tort à ses héritiers.

Les vacabili ont produit depuis 15 jusqu’à 40 pour cent; mais depuis le commencement de ce siècle cet intérêt a diminué à mesure que les lumières de la philosophie se sont étendues. Ils rendoient à-peu-près de 7 à 8 pour cent en 1787. Plusieurs de ces vacabili se sont éteints entre les mains des possesseurs depuis que des pays ont secoué le joug de l’autorité pontificale. Mais les prêtres, suivant leur astuce ordinaire, les ont faits renaître sous des noms supposés et souvent très-absurdes. Les noms des vacabili ne représentent jamais la chose, car j’en ai vu qui portoient les noms de Gengis-Kan, d’Alexandre-le-Grand, du roi Mithridate, de Coriolan, de Salluste etc. etc. afin de couvrir par ces noms supposés les fraudes sacerdotales, et de détourner l’attention des observateurs.

Quelques Réflexions sur les deux sommaires précédens.

Le gouvernement de la prêtraille n’est assurément plus de saison; et quoiqu’il y ait à Rome bien des gens, même des gens instruits, qui sont infatués des avantages du gouvernement sacerdotal, on peut dire que le grand nombre commence à ouvrir les yeux. La révolution de France sur-tout, malgré les efforts des partisans de la cour de Rome, a jetté dans les esprits des germes très-propres à développer un nouvel ordre de choses dans le système de l’administration. Les prêtres n’auroient rien de mieux à faire que d’aller au-devant des changemens que le peuple désire. S’ils attendent que les Romains se livrent aux mouvemens impétueux d’une insurrection, cette époque sera marquée par des atrocités, car les habitans du Tibre ont un caractère cruel et vindicatif.

Les membres du clergé qui ont le plus de raison et de lumières et dont l’influence auroit le plus d’effet, devroient former un plan tel que celui que j’ai tracé pour l’état de Milan. Il faut qu’ils aient enfin le courage et la franchise de dire au peuple: «Soyez libres. Voici un gouvernement digne d’une nation qui veut se régénérer et reprendre ses droits avec ses antiques vertus. Choisissez vos chefs, vos magistrats; méritez le nom de Romains. Nous avons trop abusé de votre patience. Pardonnez-nous les injustes vexations que nous avons si longtemps exercées en faveur de notre repentir et de la volonté que nous avons de tout réparer».

Que ces prêtres commencent par renoncer au célibat, source impure des plus honteux désordres. Que les douceurs attachées à l’union légitimé des deux sexes les retirent du libertinage, de la crapule, et des vices infâmes dans lesquels ils sont plongés. Qu’ils soient hommes et ne rougissent pas de le paroître; ce premier pas fait, tous les autres deviendront faciles.

On sent bien que l’abolition de la papauté seroit la conséquence de cette révolution. Dès-lors, plus de suprématie religieuse sur toutes les nations catholiques; plus de dispenses, de vacabili, d’indulgences, etc. Toutes ces ridicules inventions de la fourberie et du despotisme sacerdotal disparoîtroient à jamais. La chambre apostolique ne pourroit plus exercer ses odieux monopoles: l’agriculture, le commerce et les arts reprendroient une vigueur à laquelle les Romains seroient tout étonnés de les voir parvenir avec la plus grande rapidité. 

Quelle idée Pie VI a de la Justice.

Au mois de septembre de l’année 1787, des voleurs, dont la ville de Rome abonde, firent à diverses reprises des tentatives pendant la nuit pour s’introduire dans la boutique du sieur Rovaglio, horloger du pape. Ils essayèrent de briser la porte, mais au bruit qu’ils firent on se réveilla, et le projet de ces brigands ne put être accompli. L’horloger alla se plaindre au prélat Busca, alors gouverneur de Rome. Ce prélat, aujourd’hui cardinal, donna les plus belles paroles et ne fit rien. C’est un Milanois, et selon la nonchalance naturelle aux gens de ce pays, il ne fit pas la moindre perquisition, et n’ordonna pas la moindre recherche à l’égard des coupables. Trois jours après, les voleurs eurent l’audace de revenir à la charge; mais Rovaglio, qui se fioit plus aux précautions qu’il pouvoit prendre lui-même qu’au secours de la police, s’étoit si bien fortifié, que les brigands manquèrent encore une fois leur coup. Observez bien que la rue où ceci s’est passé est au centre de la ville et l’une des plus fréquentées.

Quelques jours après, Rovaglio étant allé au Vatican pour y régler les pendules, le pape lui demanda les détails de cette affaire. Rovaglio lui en fit le récit tel qu’on vient de le lire. «Eh bien, mon cher Rovaglio, dit Pie VI, vous voilà bien embarrassé pour vous défaire de ces voleurs! Eh! parbleu, munissez-vous de fusils et de pistolets; tirez sur ces coquins, et si vous les tuez, je vous donne d’avance l’absolution».

Cette anecdote fut racontée par le chevalier d’Azara, dans une maison où je me trouvois. Je crus d’abord que c’étoit une plaisanterie dont il vouloit nous régaler, tant je trouvai un tel discours indigne d’un pape et d’un souverain. Mais la vérité de ce fait et de plusieurs autres dans ce genre me fut confirmée.

J’aurai occasion de citer plusieurs traits qui donneront aux lecteurs une idée des notions que Pie VI s’est formée relativement à l’administration de la justice. Ma méthode est de peindre toujours les hommes par des faits ou des discours caractéristiques, et je crois que cette méthode est la bonne. J’ai tracé ces tableaux sans y mettre beaucoup d’ordre et à mesure que les objets m’ont frappé, mais je crois que cette variété même plaira plus à mes lecteurs qu’une marche plus méthodique qui entraîneroit l’ennui et dont un ouvrage de la nature de celui-ci est moins susceptible qu’un autre. 

Les Chemins.

Les plus belles routes de l’état de l’église sont des monumens de l’opulence, du goût et du zèle patriotique des anciens Romains. Les Romains modernes ne se piquent point d’imiter de si beaux exemples. Si vous louez en leur présence ces magnifiques et utiles entreprises, ils répondent froidement que les Romains étoient vraiment inimitables.

Je voudrais que les prélats trésoriers et autres, chargés de l’entretien et de la réparation des routes, fussent bien convaincus que de mauvais chemins, outre l’incommodité, le retard souvent préjudiciable qu’ils causent aux voyageurs, sont encore nuisibles à la prospérité publique par l’enchérissement des denrées qu’ils occasionnent. Mais les prêtres sont trop égoïstes pour s’occuper de ce qui peut devenir avantageux au peuple; ils ne songent à faire du bien aux autres qu’autant qu’ils y trouvent leur avantage actuel.

Les loix et les réglemens de l’administration romaine paroissent avoir pourvu avec la plus grande sagacité à ce qui regarde la partie des chemins; mais c’est dans l’exécution de ces loix que se commettent les plus grands abus. On confie l’entretien des routes et la construction des nouveaux chemins à des entrepreneurs. Des magistrats sont nommés pour faire l’inspection des travaux; ils prêtent serment de rendre un compte fidèle de toutes les opérations, et ils ne craignent pas de se parjurer en faisant de faux rapports, pour lesquels on pense bien que les entrepreneurs ne manquent pas de les récompenser avec largesse. C’est d’après un tel brigandage que les chemins de toutes les provinces qui dépendent de la chambre apostolique sont dans le plus mauvais état; mais ceux dont la réparation est à la charge des villes et des municipalités sont assez bien entretenus, parce qu’on y prend des précautions pour se garantir des tromperies des entrepreneurs. 

Esprit de l’Administration de Rome Moderne.

Quoique l’analogie ne soit pas toujours une méthode bien sûre pour découvrir la vérité en politique comme dans les autres sciences, on peut cependant sans craindre de se tromper juger des autres branches de l’administration romaine par les vices que nous avons remarqués dans la partie qui concerne les chemins. Le souverain qui devroit corriger ces abus les favorise au contraire et les multiplie par son avidité insatiable et le désir qu’il a d’enrichir un neveu, qui est bien le plus sot des princes romains qu’on ait jamais vus depuis qu’il existe des neveux de pape.

Le pape, la plupart des cardinaux, uniquement occupés de leurs plaisirs, ne pensent qu’à jouir tranquillement du fruit de leurs usurpations. Patriotisme, amour du bon ordre, zèle du bien public, tous ces mots leur paroissent vuides de sens. Lorsque le prélat Busca, revêtu de la charge de gouverneur de Rome, voulut établir dans cette ville la police qu’il avoit vue organisée d’une manière si avantageuse à Paris, à Bruxelles et dans les autres villes capitales où il avoit résidé en qualité de nonce, il s’apperçut bientôt qu’il s’étoit étrangement trompé sur l’esprit de l’administration pontificale. Il abandonna bientôt ses projets, et laissa les choses sur l’ancien pied; bien convaincu que les obstacles qui s’opposoient à une réforme utile étoient insurmontables sous un gouvernement si vicieux par nature. 

Ce n’est pas en montrant de la douceur, de la timidité que l’on parvient aux emplois à Rome, et que l’on y avance ses affaires. Il faut parler haut, brusquer les gens dont vous sollicitez l’appui. Le prêtre est naturellement timide; il sait que son empire n’est fondé que sur la crainte qu’inspirent les préjugés. S’il vous voit au-dessus de ces foiblesses, il prend à son tour le ton humble, et cherchera à vous gagner par ses soumissions de peur que vous n’inspiriez à plusieurs autres la même audace. 

L’esprit religieux, qui est l’âme de ce gouvernement, se peint dans tout l’extérieur des personnes. On y commet les plus grandes infamies avec un air de décence; on vous offre une fille en affectant une mine dévote. Depuis le pape dans ses fonctions pontificales et dans le débit de ses drogues sacrées, jusqu’au dernier brigand de la lie du peuple, on vous vole, on vous calomnie en gardant le ton de dignité le plus imposant. Mais les Romains qui ne sont pas dans les places, et dont l’esprit n’est pas abruti dans une lâche oisiveté, montrent un caractère d’une grande énergie et une dignité qui rappelle les anciens temps de la république. Les moines qui, dans tous les pays, forment la lie de la canaille sacerdotale, sont à Rome fort éclairés, doux, polis, aimables. Quant à cette partie du peuple qui vit honnêtement du produit de son travail, elle forme dans cette ville une classe précieuse par ses mœurs; on y trouve un esprit et un jugement éclairé dont le philosophe observateur peut tirer de très- grandes lumières.

A quels Gouvernemens on peut comparer celui de Rome Moderne.

Le gouvernement de Rome moderne offre des rapports frappans avec celui de la Turquie, et encore plus avec le régime des états barbaresques. Il faut en excepter l’institution du célibat religieux, qui n’a point lieu dans les pays où l’on professe la religion de Mahomet, et pour lequel les sectateurs de ce prophète témoignent la plus grande aversion. Mais le célibat dont les prêtres romains se sont fait une loi, couvre chez eux des désordres qui rendent cette institution encore plus odieuse, et forment une différence qui est toute à l’avantage des mahométans.

A Alger, à Tunis, à Tripoli, tous ceux qui sont chargés de l’administration exercent le brigandage le plus effréné; c’est tout de même à Rome. Ainsi que le gouvernement pontifical, celui de ces nations africaines néglige le sol heureux que ces peuples habitent, et une terre qui, avec un peu de culture, produiroit les fruits les plus abondans et les plus variés, languit dans un état d’abandon, parce que l’agriculture au lieu d’y être encouragée n’éprouve que des contraintes et des vexations de toute espèce. Les gens en place n’ont dans ces états aucun zèle pour l’intérêt public, et l’on a vu que c’étoit le caractère des agens de la cour de Rome. Quant à la police, elle est nulle dans les villes que nous venons de citer, et nous en avons assez dit pour faire voir que la capitale du monde chrétien ne jouit pas d’une législation plus avantageuse à cet égard. La direction des finances et de diverses autres branches de l’administration offrent les mêmes ressemblances dans leur rapprochement. Les bachalies ou trésoreries s’achètent dans les gouvernemens barbaresques par des présens; on préfère celui qui fait les plus considérables aux dey, à l’empereur, aux sultanes favorites, aux ministres; chaque bacha se dédommage ensuite avec usure de ces présens en conférant les places d’aga ou de sous-trésorier et les autres places qui dépendent de lui à ceux qui le paient le mieux. Il en est de même à Rome; les charges de trésoriers ne s’obtiennent que par des présens au pape, à ses neveux et au grand trésorier, et les trésoriers des provinces vendent à leur tour les charges qui dépendent d’eux. La culture des beaux-arts et des sciences établit seule la différence la plus marquée qui existe entre les habitans du Tibre et ceux des rivages de l’Afrique. La misère du peuple et la richesse excessive de quelques individus qu’on remarque dans les états de Barbarie et dans ceux de l’église, où les biens sont partagés de la manière la plus inégale, sont des points de conformité qui ajoutent encore à la justesse du parallèle.

On ne poussera pas cette comparaison plus loin. Il suffit d’avoir mis le lecteur instruit sur la voie. Ses connoissances et ses réflexions achèveront le tableau que nous venons d’esquisser.

Les Canonisations.

Plusieurs Italiens, gens d’esprit et remplis de connoissances, trouvent cette fourberie sacerdotale une invention sublime: il est certain que les prêtées ont trouvé le moyen de faire mentir l’axiome qui dit qu’avec rien on ne peut produire rien; car avec des chimères, des visions fantastiques ils ont le secret de gagner beaucoup d’argent.

Beaucoup de personnes ignorent la manière dont on procède à Rome pour mettre la statue d’un nouveau saint dans sa niche, et son nom dans le calendrier. Voici quelques détails à ce sujet qui répandront des lumières sur cet article. Il s’agît d’un pèlerin françois mort en odeur de sainteté dans la capitale du monde chrétien.

Cet homme, natif d’un canton de la Basse-Bretagne, se nommoit Labre. Il vivoit d’aumônes, se réservant très-peu de chose pour lui, et distribuant le reste à d’autres mendians. Certainement nous n’affoiblirons pas le respect qu’on doit aux vertus partout où elles se trouvent. Si Labre, jouissant d’une bonne santé et de l’usage de tous ses membres, avoit nourri du produit de son travail, non pas d’autres gueux oisifs tels que lui, et tout aussi bien portans, mais des pères de famille chargés d’enfans, des personnes infirmes ou estropiées, certainement ce zèle charitable eût mérité de grands éloges; mais escroquer par des jérémiades de l’argent aux passans pour entretenir la fainéantise d’un tas de coquins, et se livrer soi-même à cette lâche gueuserie, c’est indigne d’un honnête homme; c’est un crime contre la société; car la première vocation de l’homme, c’est le travail. Les prêtres ont changé toutes ces idées et c’est principalement de gueux et de mendians qu’ils ont peuplé le ciel.

Aussi-tôt que Labre fut mort, on exposa son cadavre dans une des chapelles de l’église de sa paroisse. Le peuple accourut en foule pour voir le corps de ce bienheureux. II fallut mettre tout autour une garde nombreuse pour empêcher qu’on ne mît son corps en pièces pour en avoir les reliques. Les aveugles, les sourds, les estropiés venoient de toutes parts pour obtenir leur guérison, et s’en retournoient dans le même état qu’ils étoient venus.

Cependant le bruit des miracles opérés par le bienheureux Labre retentissoit par-tout. Des notaires avec leurs clercs se tenoient dans la sacristie pour recevoir les attestations des cures extraordinaires qui s’étoient faites auprès de son tombeau; on se disputoit, et l’on payoit fort cher le moindre lambeau des vêtemens qui avoient été à son usage. Malheur à ceux qui auroient osé témoigner le plus petit doute sur ces merveilles! Des médecins, largement payés par des dévotes, eurent la complaisance de trouver du surnaturel dans des guérisons opérées simplement par les secours de l’art, ou par les ressources de la nature. La cour de Rome voyoit avec plaisir ces farces pieuses, et animoit sous-main cet enthousiasme fanatique sans rien faire cependant qui pût la compromettre. 

Suivant le style des procédures établies pour la canonisation, il faut qu’il se passe cinquante ans entre ces premières attestations des miracles opérés et la reprise du procès qui doit avoir lieu pour installer le nouveau saint sur son trône céleste. Pendant ce temps-là les témoins des premiers miracles sont morts pour la plupart; ceux qui restent ne se rappellent plus les circonstances, et ne peuvent rien ajouter on rien ôter à des actes passés depuis si longtemps. On s’occupe pendant cet intervalle de cinquante années à trouver l’argent nécessaire pour la canonisation, qui se monte à cent mille écus de 4 liv. 10 sols. Je puis assurer qu’en 1790 il y avoit quarante-sept mille écus en dépôt pour la canonisation de Labre. Sur les cent mille écus, il y en a vingt-cinq mille pour la chambre apostolique; le reste est pour les avocats, procureurs, notaires, etc. qui ont instruit le procès.

Il n’y a pas d’apparence que les François, désabusés dé toutes ces superstitions, contribuent beaucoup à la fabrique d’un nouveau saint, quoique ce soit un personnage de leur nation dont il s’agit. Nous finirons ce sommaire par un fait assez plaisant.

L’empereur ayant supprimé un couvent de religieuses dans la Pologne autrichienne, on trouva parmi les notes de la trésorière de la communauté, une somme de trente-six mille écus que le couvent avoit fait remettre à la cour de Rome pour la canonisation d’une des religieuses. Le prince écrivit au cardinal de Herzan, dont je tiens l’anecdote, pour qu’il se fît rendre cette somme, ou que le pape canonisât tout de suite cette religieuse. On répondit au cardinal qu’on ne connoissoit rien qui eût rapport à cette affaire, et que sans doute c’étoit une bévue des religieuses. L’empereur ne fut pas satisfait de cette réponse, et s’étant procuré des détails exacts, il écrivit de manière qu’on ne pût plus éluder sa réclamation. La chambre apostolique répondit qu’effectivement on avoit reçu la somme, mais qu’il falloit encore deux miracles pour terminer le procès, et qu’on garderoit en attendant la somme déposée qui ne suffisoit pas, et à laquelle il faudroit ajouter la somme qui devoit faire le complément des cent mille écus, prix ordinaire des canonisations. L’empereur dissimula pour le moment; mais quelque temps après le Collège de la Propagande ayant mis en vente des fonds qu’il possédoit en Gallicie, on les sequestra par ordre du prince, et l’on écrivit à lâ cour de Rome qu’on ne les restitueroit point que les trente-sicx mille écus n’eussent été rendus. La chambre apostolique s’obstina à garder cette somme, et l’empereur se saisit des fonds de la Propagande, évalués à trente mille écus. J’ignore quel arrangement le Collège de la Propagande prit avec la cour de Rome à ce sujet.

Les Couches de la Princesse-Duchesse.

Lorsqu’on dit à Rome la princesse-duchesse, on veut parler de la femme du neveu du pape. Le 6 octobre 1787, elle accoucha d’un garçon; ce qui causa une joie extraordinaire à Pie VI. Il dissimula cependant le plaisir extrême qu’il ressentoit, parce qu’il se trouvoit avec un prélat flamand lorsqu’il reçut cette nouvelle. Le prélat lui faisoit part de la rentrée du Brabant sous la domination de l’empereur: «Quoique les couches heureuses de ma nièce, dit alors le pape, me causent une grande satisfaction; cependant ce qui intéresse le plus mon cœur, c’est d’apprendre les nouvelles consolantes dont vous me faites le récit». Le talent de déguiser ses passions et ses sentimens est porté par les gens en place qui sont à Rome beaucoup plus loin que par les grands personnages des autres gouvernemens.

Le népotisme est la maladie habituelle du pape Pie VI. S’il eût régné il y a trois siècles, il eût certainement fait de son neveu le plus grand souverain de l’Italie. Cependant il a pour ce neveu tout le mépris qu’il mérite bien par sa nullité absolue.

Les couches d’une sultane sont une occasion importante que les grands officiers de l’empire ottoman ne manquent pas de saisir pour témoigner leur joie et leur dévouement par des présens magnifiques. Il en est de même à Rome pour les cardinaux et prélats qui veulent s’attirer les bonnes grâces du pape. Lorsque la famille du souverain pontife est augmentée par un nouveau rejetton, ils tâchent de se surpasser les uns les autres par le goût et la magnificence des présens qu’ils envoient dans cette circonstance. Tout le sacré collège et le corps de la prélature se signala lorsque la princesse-duchesse donna le jour au petit neveu de sa sainteté. Pie VI regardoit avec complaisance les divers objets présentés à la mère, et donnoit sur-tout de grands éloges aux articles dont la valeur intrinsèque étoit la plus considérable. Dans ces sortes d’occasions les souverains pontifes ne mettent aucun impôt sur leurs sujets; ils les rançonnent seulement à la manière des puissances mahométanes par des contributions qui, pour paroître volontaires, n’en sont pas moins forcées. 

Le Ministre d’Espagne. 

L’homme qui a le plus d’influence dans les affaires de Rome, qui en impose le plus aux agens de l’autorité pontificale, c’est le chevalier d’Azara, ministre plénipotentiaire du roi d’Espagne. J’aurai assez souvent l’occasion de parler de cet habile négociateur. II connoît mieux que personne la marche des affaires de la cour ecclésiastique. Il obtient tout ce qu’il veut, parce qu’il sait comment il faut s’y prendre pour mener des prêtres. Il hausse la voix; il prend un ton décisif, et souvent le ton du badinage, de manière à leur faire sentir qu’il regarde les affaires les plus importantes de Rome comme des bagatelles. Azara fait avec beaucoup d’esprit des récits amusans, et n’y met aucune prétention. C’est le seul ministre étranger à Rome qui ait un mérite réel, et qui mette de la philosophie dans son métier. Il a de l’érudition, et possède à fond les auteurs classiques grecs et latins, ainsi que la littérature espagnole, italienne et françoise. Je me faisois une fête de le rencontrer par-tout où j’allois, car j’apprenois toujours quelque chose de lui; il me fournissoit d’abondans matériaux pour mon journal. Je dois assurer que je tiens de lui une assez grande partie de tout ce qu’on trouvera de plus intéressant sur Rome.

Dans mon premier voyage à Rome, je croyois que le cardinal de Bernis avoit la plus grande influence dans les affaires. Véritablement il a eu pendant plusieurs années la prépondérance. S’il a perdu depuis le crédit que lui donnoit la puissance dont il étoit le représentant, il a toujours conservé l’estime et l’amour de tout le monde par ses vertus personnelles, par les plus belles qualités de l’esprit et du cœur, et l’état honorable qu’il a toujours tenu. Si le chevalier d’Azara est parvenu à déplacer, pour ainsi dire, le cardinal de Bernis, il a eu l’art de conserver l’amitié de ce ministre, et de ne jamais blesser son amour-propre. Il le voit souvent, le consulte, et sait même faire croire que telle chose qu’il a imaginée a été vue et proposée par le cardinal.

L’Espagne est fort puissante dans Rome; c’est la nation espagnole qui envoie le plus d’argent à cette capitale; et si elle n’avoit pas un ministre tel qu’Azara, la cour de Rome oseroit prendre un ton assez haut avec celle de Madrid; car c’est une règle de conduite pour le gouvernement ecclésiastique de se prévaloir de la foiblesse des princes qui paroissent le plus attachés au saint-siège.

L’Espagne a une jurisdiction réelle dans la ville de Rome. Son ministre est le seul parmi les ministres des puissances étrangères qui ait le droit d’avoir des gardes. Tout le quartier compris sous le nom de la place d’Espagne est fort étendu, et il comprend quatorze mille habitans qui sont tous sous la protection de l’ambassadeur d’Espagne. Lorsqu’il y avoit à Rome des ministres espagnols moins honnêtes gens et moins amis de l’ordre qu’Azara, le quartier de la place d’Espagne étoit un repaire de voleurs, et un vrai coupe-gorge. Azara en maintenant ses privilèges, fait exercer une police exacte et surveillante dans toute l’étendue de sa jurisdiction. Les habitans de ce quartier sont plus attachés au ministre espagnol qu’à la cour de Rome, et quand il y a quelques démêlés entre l’autorité du saint-siège et la cour de Madrid, ils se rangent toujours du parti de celle-ci. Le seul reproche que j’ai à faire au chevalier d’Azara, c’est d’avoir mis souvent trop de chaleur à défendre une jurisdiction qui est réellement destituée de tout esprit de justice, et qui blesse en tout sens le droit des gens. Cependant il en résulte un bien pour les étrangers qui logent dans ce quartier où se trouvent les principales auberges; c’est l’endroit de la ville de Rome où l’on est le plus en sûreté la nuit comme le jour, tandis qu’on a tout à craindre dans les autres lieux soumis à la police du pays. 

L’Espérance favorite des Romains.

De tout temps les Romains ont ardemment désiré la mort du pape, lorsqu’il y a déjà quelques années qu’il est sur le trône pontifical. Benoît XIV le savoit très-bien, et il en plaisantoit souvent. Il recevoit avec beaucoup d’indifférence, quoiqu’avec des manières très-polies, les complimens d’usage pour l’anniversaire de son exaltation. Un cardinal dans une pareille occasion lui souhaitoit avec beaucoup d’ardeur une longue suite d’années; le pape l’interrompît brusquement et lui demanda s’il avoit dit sa messe ce jour-là; le cardinal ayant répondu par l’affirmative, Benoît XIV lui dit avec vivacité dans son style ordinaire et en commençant par cazzo: «Vous venez de dire votre messe, et vous commettez en ma présence un mensonge de cette sorte!» Ce cardinal étoit son vicaire très-saint, car tout ce qui sert la personne du pape est très-saint. C’est à l’occasion de ce même cardinal-vicaire, qu’il fit une plaisanterie fort drôle. Ce cardinal racontoit un certain événement auquel il ajoutoit des circonstances fort ridicules et fort invraisemblables. Benoît se tourne tout-à-coup vers un Christ qui étoit dans sa chambre et dit: «Adorable Jésus! tu as un vicaire qui est certainement un coïon; mais je t’assure que j’en ai un qui l’est bien davantage».

Dès qu’un pape commence à donner des signes d’une mort prochaine, tout est en rumeur à Rome; les intrigues, les cabales se forment de tous les côtés; on court, on sollicite, on offre de l’argent pour avoir les places du palais pontifical, et l’on attend avec grande impatience le moment où l’on criera du balcon du conclave les mots latins consacrés à cette cérémonie, habemus pontificem maximum, et puis le nom du personnage élu. C’est sur-tout à Rome qu’on devroit ériger un temple à l’Espérance.

Dans les autres pays il y a beaucoup de gens sincèrement attachés à leurs souverains; j’ai vu à Vienne un grand nombre de personnes qui aimoient tendrement Marie-Thérèse. J’ai vu à Berlin les temples remplis d’hommes et de femmes qui demandoient, en fondant en larmes, la conservation des jours du grand Frédéric lorsque sa vie étoit en danger; je sais que sa mort a été pleurée très-amèrement. On ne voit jamais éclater de semblables regrets à la mort du pape. Les prières qu’on fait pour lui ne sont que des cérémonies d’usage et ne partent point du cœur. Qu’est-ce qu’une souveraineté dont celui qui en est revêtu, même en faisant le plus grand bien possible, ne doit attendre de ses sujets ni amour, ni reconnoissance? Voilà pourtant quels sont les fleurons attachés à cette tiare, objet de tant d’intrigues et de cabales. 

Les Projets dont l’exécution est impossible.

Les Romains ne sont point au courant de l’opinion publique qui dirige les autres états et qui a de nos jours tant d’influence sur les gouvernemens. Ils croient que le souverain pontife peut exiger la même soumission à ses décrets que celle qu’on lui témoignoit dans les siècles d’ignorance. Ils ne voient pas que les peuples éclairés par les lumières de la philosophie, et désabusés sur bien des objets qui leur inspiroient de la vénération, n’ont plus que du mépris pour les tromperies sacerdotales qu’on voudroit encore leur offrir pour des vérités.

Le pape étoit lui-même dans cette erreur. Son voyage à Vienne l’a détrompé, et lui a fait connoître ce qu’étoit un pape de nos jours. Il fut frappé de quelques procédés dans l’administration de autres états qu’il lui parut utile de transporter dans le gouvernement ecclésiastique. Le régime des douanes de l’empereur lui parut sur-tout digne d’être imité; il en conféra avec le cardinal Buoncompagno, son secrétaire d’état, qui s’est fait une réputation dont il s’en faut beaucoup qu’il soit digne. Le résultat de leur délibération fut qu’avec plus d’ordre et en employant plus de rigueur, on doubleroit et tripleroit même le produit des entrées dans l’état ecclésiastique. Erreur bien déplorable de ne pas voir que c’étoit bien plutôt en ranimant l’agriculture et débarrassant le commerce de ses entraves qu’on parviendroit à augmenter la richesse du trésor public!

En supposant même, quoique la fausseté de cette proposition soit évidente, que les droits d’entrée sont des impôts fondés sur la justice et l’utilité, il demeure toujours pour certain que les rigueurs ne sont pas admissibles, et ne peuvent être mises en exécution dans un gouvernement tel que celui de Rome dont l’esprit est tout-à-fait différent de celui des autres états. Comment en effet établir un ordre sévère dans les douanes, lorsque le souverain doit user des plus grands ménagemens pour ne pas irriter des princes, des cardinaux, des prélats, et une foule d’ecclésiastiques titrés et privilégiés; lorsque les officiers des douanes ne peuvent être soutenus longtemps par un pape souvent très-âgé dont l’autorité va bientôt expirer, dans un pays où l’homme né dans la classe la plus inférieure peut parvenir à la tiare, et ne manqueroit pas de se venger ou de venger ses amis et ses parens des violences qu’on auroit exercées contr’eux? Voici un fait qui confirme ce qui je viens d’avancer. Le comte Sckabrouski, envoyé de Russie, étant venu à Rome en 1787, fut arrêté dans sa voiture par les gardes placés à la porte de la ville. On vouloit le conduire à la douane pour visiter ses malles. Le ministre s’emporta contre les gardes et les traita en vrai Russe; ils voulurent s’excuser sur les ordres très-sévères qu’ils avoient reçus de monseigneur le trésorier. «Allez dire de ma part à monseigneur le trésorier, leur répondit-il en jurant, qu’il s’aille promener». Puis il cria au postillon: «Continue ton chemin ou je te ferai payer cher ton retard». Le postillon ne se le fit pas dire deux fois. La voiture s’éloigne et les gardes demeurent pétrifiés. 

L’Annone. 

L’annone est une des branches des finances de l’église. On attribue l’idée de cet établissement qui a ruiné l’agriculture à la trop célèbre Dona Olimpia, qui jouissoit d’un grand crédit sous le pontificat d’Innocent X. Suivant les réglemens primitifs de l’annone, tout cultivateur est obligé de vendre son bled à un prix qui est fixé par le prince, et qui est toujours fort inférieur au prix de la denrée. Les particuliers sont obligés d’acheter la farine chez les boulangers, et ceux-ci de s’en fournir à la chambre apostolique qu’on nomme très-révérende quoique très-peu respectable. Tous ceux qui ont des places dans cet établissement, ne songeant qu’à gagner le plus qu’ils peuvent, ajoutent encore des extorsions particulières au vice de l’institution.

Le pain blanc se vend à Rome dans tous les temps à raison d’un baiocco ou d’un sol pour huit onces. Ainsi l’on fait un tort considérable à l’agriculture pour nourrir une multitude de fainéans dont cette ville abonde.

Ce qu’il y a de vraiment infernal, c’est que les cardinaux, les prélats en faveur, et sur-tout le grand trésorier, le pape même et ses neveux s’il en a, ont des actions dans cette ferme. Doit-on s’étonner après cela que la culture des champs soit abandonnée, lorsque le bled est tenu à un prix si vil et qui offre si peu d’encouragement aux travaux de l’agriculteur?

On avoit permis, il y a quelques années, aux cultivateurs d’exporter leurs bleds, mais il falloit payer à la chambre pour chaque rubbo, ou poids de vingt-cinq livres, tantôt dix, tantôt douze et même vingt paules. Le paule vaut onze sols de France. On sent combien des conditions si onéreuses rendoient la permission peu profitable. On peut dire que cette partie de l’administration papale ressemble à celle des régences d’Alger et de Tunis, et au gouvernement de l’empereur de Maroc. Dans tous ces pays le souverain s’empare des bleds, et il en fait un odieux monopole.

Prêtres indignes de ce nom! c’est votre infâme cupidité et votre ignorance dans la science économique, science la plus importante pour la prospérité d’un état, qui ont dépeuplé entièrement le pays le plus favorable à la population, et qui ont réduit en friches les campagnes qui sous un autre gouvernement produisoient en abondance tout ce que la terre libérale peut prodiguer aux hommes. Disons-le hautement, et ne cessons de le répéter, le gouvernement ecclésiastique est le pire de tous: c’est le vrai despote de Montesquieu, qui coupe l’arbre pour en cueillir le fruit.

La Contradiction choquante.

Rien de plus choquant, de plus injuste et de plus absurde que la manière différente dont le gouvernement romain envisage et fait punir les crimes. Des fautes souvent très-pardonnables attirent sur un malheureux les châtimens les plus rigoureux; et des scélérats, souillés de forfaits atroces, demeurent souvent impunis. Voici un fait qui s’est passé à Rome pendant le séjour que j’y fis en 1787.

Un malheureux moine de Saint-Bernard, que ses parens pour favoriser son frère aîné avoient forcé d’entrer dans le cloître, étoit doué d’un tempérament qui lui rendoit le vœu de chasteté fort à charge. Un jour il vit à la promenade une jeune personne qui lui inspira une vive passion. Des regards, des gestes de la part de cette jolie fille lui firent comprendre qu’il pouvoit tout oser. Il la suit, monte chez elle et ne tarda pas à être heureux. Notre moine enivré d’amour et de plaisir s’oublie, et passe la nuit chez sa belle. Le supérieur du couvent s’étant apperçu que le jeune bernardin n’étoit point rentré, en donna avis à la police qui découvrit bientôt l’asyle où nos deux amans reposoient dans les bras l’un de l’autre. On les conduisit en prison. La fille fut renfermée dans une maison de correction, et le moine, après avoir été complètement fustigé, fut enseveli pour toute sa vie dans un profond cachot, où il n’avait pour toute nourriture que du pain et de l’eau. Affreux exemple qu’on doit ajouter à tant d’autres qui doivent faire abhorrer par toute âme sensible l’atrocité et l’intolérance monacales.

Le même jour que cela se passoit, un homme prend dispute avec le maître d’un cabaret, au sujet d’une tranche de jambon qu’on vouloit, disoit-il, lui faire payer deux fois. L’hôte furieux lui donne un coup d’un large couteau, et malgré les prières et les cris de cet infortuné, l’achève en le frappant à plusieurs reprises. La justice, quoiqu’informée de ce meurtre, ne fit pas la moindre démarche pour la punition du coupable. Trois jours s’écoulèrent sans qu’on fît aucune recherche. Enfin, le cabaretier prit le parti de s’en aller, plus par précaution que par une crainte bien vive. Deux mois après il revint à Rome, et reprit son commerce sans être inquiété en aucune manière. 

Vanité de Pie VI à l’égard de sa figure. 

La belle figure dont Pie VI est possesseur lui inspire une vanité bien ridicule et sur-tout bien déplacée dans un pape. Il est sérieusement occupé de montrer dans toutes les occasions les grâces de sa personne. Il s’examine souvent dans une glace; il étudie ses gestes comme un comédien qui répète son rôle. C’est effectivement un très-bel homme; les traits de son visage sont fort réguliers, et cependant sa physionomie n’est ni majestueuse, ni spirituelle, quoique les grâces de sa pantomime, sa facilité à s’énoncer produisent une grande illusion. Il exige des autres le mérite extérieur dont il est si content d’être doué, et l’on est sûr de lui plaire lorsqu’on se présente à lui avec ce frivole avantage.

Dans une dispute académique, les directeurs du Collège de la Propagande firent prononcer un discours par un jeune nègre de Congo, en présence du saint-père. On croyoit faire plaisir au pape en lui montrant combien l’église étoit étendue puisqu’elle avoit des sujets jusques sous la zone torride: ces directeurs connoissent fort peu Pie VI. Le Congo lui est fort indifférent, puisqu’il n’en retire ni or, ni argent, ni pierreries. Le pape ne vit dans le jeune orateur africain qu’un nègre dont la figure lui parut d’une laideur révoltante. Il en témoigna le plus grand mécontentement, et recommanda d’une manière très-expresse qu’à l’avenir on ne l’exposât plus à voir des objets si désagréables.

Le Cardinal d’Yorck. 

Ce prince a joué un rôle considérable à Rome pendant un certain temps, et sur-tout sous le pontificat de Clément XIII, Rezzonico. Sa haute naissance, les malheurs que sa maison a éprouvés, quoiqu’elle se les soit justement attirés, le titre de roi et l’appareil de la royauté dont son père jouissoit, tout cela lui donne encore aujourd’hui un rang très-distingué parmi les autres cardinaux. On lui donne le titre d’altesse royale éminentissime.

Ce cardinal réside à Frascati dont il est évêque, et y dépense par an plus de quarante mille écus. Malgré les avantages que son séjour dans cette ville procure aux habitans, il leur est fort odieux par son intolérance extrême, son aversion pour les plaisirs les plus innocens auxquels le peuple voudroit se livrer. Sur le moindre soupçon il fait arrêter une fille; et après qu’on l’a cruellement fustigée, on la renferme, en ne lui donnant pour nourriture que du pain et de l’eau. La moindre délation sans preuve suffit pour qu’on saisisse publiquement un prêtre ou un moine. Il voudroit que tout le monde passât sa vie dans l’église, et que Frascati ne fût qu’un grand monastère.

J’ai été présenté à cette éminence qui me reçut assez bien et m’invita à dîner. Cette journée ne me parut pas fort amusante; le cardinal me fit des questions qui n’annonçoient pas un homme fort instruit. On doit craindre sur-tout de former des jugemens téméraires: j’aime à démasquer les hypocrites, mais je veux avoir des preuves décisives. Je me bornerai donc à dire simplement ce que j’ai vu sans prétendre en tirer des conséquences. Son palais me parut rempli de jeunes adolescens d’une très-jolie figure, en costume d’abbé. Cela me fit soupçonner que cette éminence royale pourroit bien avoir le goût dont on accuse quelques-uns de ses confrères. Cependant, n’ayant pu questionner ces jeunes gens, je n’ai recueilli aucun indice qui puisse confirmer ce soupçon. 

Son grand plaisir est de faire les fonctions pontificales; et un moyen de lui plaire, c’est de paraître faire une grande attention à la manière dont il officie. Enfin, c’est un fou de la maison Stuart, et bien digne de son origine. Etant allé un jour chez Benoît XIV, il s’arrêta pendant plus d’une heure et demie à l’audience du pape, à qui il demanda plusieurs choses très-disparates, ce qui ennuya beaucoup sa sainteté qui avoit beaucoup d’affaires à expédier. Enfin, le cardinal se retira: et Lambertini, avec sa gaîté ordinaire, dit: «Cazzo, je ne m’étonne point que les Anglois se soient défaits de cette race détestable d’ennuyeux importuns; je suis seulement très-fâché qu’ils nous en aient fait présent». 

La Noblesse du Neveu de Pie VI. 

La noblesse est une chimère de vieille date, et il n’est pas étonnant qu’une foule d’hommes dans tous les siècles aient aspiré aux frivoles avantages que procure cette chimère. Peu d’hommes sont assez philosophes pour apprécier la noblesse ce qu’elle vaut, et la dépouiller de tous les prestiges qui la rendent si séduisante pour le vulgaire. Un prêtre, le chef d’une religion qui enseigne que tous les hommes sont égaux, et qui fait voir dans ses cérémonies les plus augustes tout le néant des grandeurs humaines, un pape devroit plus que tout autre se montrer au-dessus de cette foiblesse. Cependant Pie VI a manifesté à ce sujet la vanité la plus ridicule. Les généalogistes, pour flatter son orgueil, ont cherché dans les registres les plus antiques et jusques dans la légende des saints, l’origine de la maison Onesti dont son neveu est issu. Voici ce qu’on a imaginé avec une ignorance aussi absurde que burlesque pour faire descendre cette famille d’un saint personnage.

Dans la vie de Saint-Romualde, fondateur d’un ordre religieux qui subsiste encore, laquelle vie est écrite en latin, on lit les mots suivans qui commencent le récit, Romualdus ex honestis parentibus natus. On prit l’épithète honestis pour le nom patronimique du saint, et l’on imprima un ouvrage, en 1787, orné de tout le luxe typographique, où l’on prétendit prouver que Saint-Romualde étoit né d’une famille nommée Onesti, dont le neveu du pape descendoit en ligne directe. Comme il n’y avoit point de doute sur la famille des Braschi qui a donné le jour à Pie VI, il ne restoit plus, pour que la vanité du pape fût satisfaite dans tous les points, qu’à démontrer que sa sœur ne s’étoit point mésalliée en épousant un descendant de la maison Onesti qui a produit le duc-prince neveu de sa sainteté, dont nous ne manquerons pas de célébrer les talens et de citer les prouesses lorsque l’occasion s’en présentera dans cet ouvrage.

Le Cardinal Antoine-Marie Doria. 

Ce prince de la sainte église s’est fait distinguer à Paris, par son esprit et son amabilité, pendant tout le temps qu’il a demeuré dans cette ville en qualité de nonce. A son retour il eut la légation de Ravenne qui est la plus lucrative; mais on n’a plus parlé de lui.

Il étoit le troisième des enfans de la famille Doria, et trouva le moyen de supplanter son frère cadet qui, suivant l’ordre établi dans les grandes maisons, devoit être pourvu avant lui. Voilà comme il s’y prit pour avoir la nonciature de Paris, où il avoit déjà séjourné et qu’il désiroit beaucoup de revoir. Il commanda à un des plus fameux jouailliers de Rome, une croix archiépiscopale d’un grand prix; ce qui fut un sujet de diverses conjectures pour les oisifs de la capitale du monde chrétien. Pendant que son père sollicitoit la nonciature de Paris pour son second fils, Antoine Doria, dont il est question ici, intriguoit secrètement pour le même objet. La croix étant achevée, le jouaillier en demanda le paiement. Antoine, étant hors d’état de la payer, fit l’aveu à son père et à son frère aîné de l’imprudence qu’il avoit commise en commandant une croix dont il espéroit pouvoir bientôt se servir. Le pape étant instruit de l’embarras où se trouvoit le prince Doria, le fit venir et lui dit: «Votre fils a commis une étourderie qu’il faut réparer. Je ne vois d’autre moyen pour vous que de payer la croix et de lui en faire présent. Je lui donnerai à mon tour la nonciature de Paris, et il recevra de vous la pension que vous destiniez à votre puîné. Celui-ci, d’après ce qu’on m’en a dit, n’est pas aussi propre pour cette mission que l’est son frère Antoine; mais je me charge de lui donner une place analogue à son caractère». C’est ainsi qu’Antoine Doria parvint à l’objet de ses désirs; et les deux frères, bientôt après, furent revêtus de la pourpre romaine.

Le Comte de la Rivera. 

Le comte de la Rivera, envoyé du roi de Sardaigne, quoique la puissance qu’il représentoit fût des moins importantes, avoit cependant beaucoup d’influence à Rome. C’étoit un homme d’une grande pénétration et rempli de connoissances. On le redoutoit à cause de la franchise et de la vivacité qui lui dictoient souvent des mots assaisonnés d’un sel très-piquant.

On sait que Pie VI a fait bâtir la sacristie de Saint-Pierre. Il parle avec complaisance de ce bâtiment élevé par ses ordres. Un jour que le comte de la Rivera etoit à son audience, le pape faisoit de cet édifice une description pompeuse; Rivera, après l’avoir écouté quelque temps, et lui avoir fait même répéter ce qu’il disoit, car cet envoyé commençoit alors à devenir sourd, dit enfin au saint-père: «Je vois ce que c’est; ce bâtiment est tout ce qu’il faut pour qu’on y mette les armoiries et le nom de votre sainteté».

Un jour entrant chez le pape Clément XIII, il trouva le souverain pontife qui fondoit en larmes. Clément lui confia la cause de ses chagrins qui tiroient leur origine des procédés de la cour de Portugal où son autorité étoit méconnue et insultée: «Très-saint-père, lui dit le comte, votre sainteté s’attire bien dés embarras et des mortifications, parce qu’elle ne veut pas faire attention que nous sommes bien avancés dans le siècle dix-huitième». 

Le corps diplomatique étant rassemblé chez l’ambassadeur de Venise, on parloit beaucoup des affaires courantes. Rivera, après avoir gardé quelque temps le silence, répondit à ceux qui lui demandoient son avis: «Je pense que si tous nos maîtres devenoient raisonnables, nous n’aurions plus rien à faire à Rome qu’à compléter leurs collections de statues et de tableaux».

Ganganelli avoit une estime toute particulière pour Rivera. Ce ministre, qui n’aimoit pas les jésuites, et qui connoissoit mieux que personne tout le mal qu’avoit fait cette société, donna cependant au pape l’avis de les conserver. Il voyoit le préjudice que la suppression de cet ordre porteroit à l’église et le danger où Ganganelli alloit se mettre. Il aimoit beaucoup ce pape, et disoit que c’étoit le plus honnête homme qui se fût jamais assis sur le trône pontifical.

Le Prétendant.

Lorsque je fus présenté à ce malheureux rejetton de tant de rois, je songeai d’abord à bien examiner si ses traits avoient une grande ressemblance avec ceux qui caractérisent les princes de la maison de Stuart. On ne peut pas voir un rapport plus exact. L’aspect du prétendant me fit naître une foule de réflexions sur les vicissitudes humaines dont il m’offroit un exemple bien frappant. Je le suivois en imagination dans le cours de son expédition en Ecosse, où après avoir eu quelques succès passagers, il éprouva les plus cruels revers, et courut les dangers les plus imminens. «Voilà donc cet infortuné, disois-je, qui a si long-temps été placé entre le trône et l’échafaud!»

On m’a dit que Gustave III, roi de Suède, la première fois qu’il vit le prétendant, pendant son séjour à Rome, ne put retenir un torrent de larmes qui coulèrent de ses yeux à l’aspect de ce malheureux prince. Un homme tel que Gustave, qui attachoit le plus grand prix au pouvoir absolu, devoit plus qu’un autre gémir sur le sort du petit-fils de Jacques II qui auroit porté un des premières couronnes de l’univers si son aïeul avoit eu le sens commun. Peut-être aussi pensoit il au danger que lui-même avoit couru lors de la révolution de Suède, où il auroit péri sur un échafaud si son coup avoit manqué.

Pour effacer l’idée de ses malheurs, ce prince s’étoit livré à une ivresse presque habituelle qui avoit fini par abrutir ses facultés intellectuelles. Je l’ai toujours vu assoupi sur un sofa, ou caressant un petit chien qui ne le quittoit jamais. Cependant malgré ce triste état on ne pouvoit oublier les traits de valeur et d’héroïsme qu’il avoit donnés dans sa jeunesse. On s’indignoit contre la France de ce qu’elle lui avoit fourni de si foibles secours pour une entreprise aussi grande que celle de recouvrer la couronne d’Angleterre. Puisqu’avec de si petits moyens, il avoit cependant remporté des victoires, que n’eût-il pas fait avec êtes forces respectables?

Anecdote qui regarde ce Prince.

On sait que par un article secret du traité d’Aix-la-Chapelle, la cour de France s’engagea à renvoyer hors de ses états le prétendant. Ce prince ne s’étant pas empressé d’exécuter l’ordre qu’il avoit reçu, M. de Vaudreuil fut chargé de l’arrêter. Cet officier général remplit sa commission avec des manières fort dures et fort injurieuses pour le prince, qui enfin étant poussé à bout tira un pistolet de sa poche. A l’instant il fut saisi par des soldats, et le descendant des plus illustres monarques fut garrotté comme un vil criminel. Il demeura pendant quelques jours enfermé sous la garde de cet officier, qui le visitoit souvent dans sa prison, accompagné de son fils qui est ce M. de Vaudreuil, favori de la duchesse de Polignac et de Marie-Antoinette reine de France, que ses hautes aventures ont rendu si fameux.

Cet événement si mortifiant pour un prince, pour un jeune héros, étoit de nature à demeurer long-temps gravé dans son souvenir. Aussi, malgré l’espèce d’imbécillité dans laquelle il étoit tombé, il conservoit une image très-vive de ce fait et des circonstances dont il avoit été accompagné. Lorsque madame de Polignac vint à Rome en 1787, Vaudreuil la suivit. Il eut l’indiscrette curiosité de voir le prétendant. La duchesse d’Albanie, fille naturelle de ce prince, ignorant ce qui avoit rapport à la détention de son père lorsqu’il fut arrêté à Paris, s’empressa de lui présenter un homme de cette importance. Son nom ne fut pas même prononcé au prince, parce que la duchesse voulut l’introduire elle-même. Au premier pas qu’il fit dans la chambre, le malheureux Stuart reconnut ce visage odieux qui étoit demeuré empreint dans son imagination. Il tomba évanoui; on s’empressa de le secourir, et Vaudreuil fut obligé de sortir. C’est d’après le récit que Vaudreuil fit partout de ce qui avoit occasionné cet accident, qu’on apprit la manière dont son père s’étoit comporté à l’égard d’un prince dont la naissance, les malheurs et les qualités personnelles auroient inspiré du respect et de la compassion à un homme moins dur que ne l’étoit ce digne satellite d’un despote. 

Le Collège de Propaganda Fide.

Les Romains modernes en formant cette institution n’ont eu aucun modèle dans l’antiquité, excepté chez les Brames. Mais les Brames se sont bornés dans leur mission à parcourir l’Asie, et n’ont jamais inventé un système si général de fourberie sacerdotale.

Dans ce collège on instruit des jeunes gens dans la connoissance des langues de l’Asie et de l’Afrique pour les rendre capables de porter dans les pays les plus lointains les dogmes de la religion du Christ et les principes despotiques du gouvernement des papes. Cet établissement qui jadis avoit beaucoup d’éclat, est aujourd’hui fort déchu par les rapines de Pie VI, comme on aura occasion de le remarquer.

On m’a fait voir des imprimeries établies dans cette maison qui ont des caractères suffisans pour imprimer en dix-huit ou dix-neuf langues étrangères. Si l’on avoit formé une pareille institution dans la vue de perfectionner le système social, en répandant jusques dans les climats les plus éloignés les lumières de la philosophie et les bienfaits des arts, sans doute il n’y auroit rien de plus respectable que le Collège de la Propagande; mais il s’en faut bien que les instituteurs se soient proposée un but aussi louable.

Parmi les raretés que contient le cabinet des curiosités de cette maison, on remarque un Alcoran qui passe pour être l’original même, tel que Mahomet l’a dicté à un de ses disciples. Son originalité a été reconnue par une foule de personnes versées dans la littérature des Arabes, et plusieurs princes mahométans en ont offert des sommes considérables. On y voit plusieurs livres de compte et journaux trouvés à bord des vaisseaux turcs, des armes, des habillemens des peuples barbares et sauvages, plusieurs livres originaux de ces diverses nations, une foule de portraits des empereurs de Constantinople, et beaucoup de présens faits aux papes par les souverains des contrées les plus lointaines. Le dernier de ces présens est du prédécesseur de l’empereur régnant à la Chine. Il a été envoyé à Clément XIV, avec une lettre de ce prince qui donne les plus grands éloges au pape, le félicite sur son exaltation au trône pontifical. L’empereur y reconnoît le saint-père pour son ami le plus cher; il l’assure que les chrétiens seront toujours bien traités dans ses états, et qu’ils pourront y exercer librement leur religion.

Le Collège de la Propagande étoit jadis fort bien administré: les directeurs par leur économie pouvoient placer tous les ans vingt mille écus. Le pape actuel, plus avide de pirateries qu’un corsaire d’Alger, et qui rongeroit les os même des apôtres, n’a pas respecté les biens de ce collège. Il lui a enlevé plusieurs capitaux de son autorité privée, et les a destinés à des usages qui n’ont aucun rapport avec l’objet de cette institution. Én 1787 le collège avoit soixante mille écus de dettes.

Du Cardinal Gerdil.

Depuis qu’il existe des cardinaux, je ne crois pas qu’il y en ait jamais eu un plus laid que Gerdil. Il a vraiment l’air d’un singe revêtu de la pourpre romaine. La mal-propreté de ses habits, ses cheveux toujours mal-peignés rendent encore sa laideur plus révoltante. Quel contraste entre cet épouvantail de chènevière et la figure élégante et toujours si proprement mise du souverain pontife! Joignez à des traits hideux l’air d’un cafard et vous aurez le portrait achevé de ce cardinal.

Le roi de Sardaigne a fait donner le chapeau à ce vilain moine pour le récompenser d’avoir travaillé plusieurs années à l’instruction des princes de la famille royale. On verra dans un autre volume quel a été le résultat de cette belle éducation. Il est vrai que, par une fatalité singulière, Condillac et Kéralio, gens du premier mérite, n’ont pas tiré un meilleur parti de leur élève le duc de Parme.

Les ouvrages de Gerdil ont de la réputation en Italie, parce qu’il a écrit sur des objets peu connus des Italiens. Ceux qu’on estime le plus sont l’anti-Emile et l’anti-Contrat Social; mais l’homme instruit voit en les lisant combien Gerdil étoit éloigné de pouvoir faire une bonne critique du systême philosophique et politique adopté par J. J. Rousseau.

Ce cardinal vit d’une manière très-régulière en apparence et très-édifiante chez les barnabites ses anciens confrères. La calomnie le respecte, et on ne met sur son compte aucune anecdote scandaleuse. Il jouit d’une grande réputation de sainteté, de savoir et même d’habileté pour les affaires. Pie VI, qui ne s’accommode pas des laides figures, n’aime point Gerdil, et s’amuse même quelquefois à contrefaire ses allures monacales. On dit que ce cardinal aspire à la tiare, et il ne seroit pas étonnant qu’il y parvînt.

Le Cardinal Negroni.

Si Pie VI venoit à décéder, le cardinal Negroni seroit un de ceux qui pourroit réunir les suffrages du sacré collège pour la place vacante. Il a une réputation intacte, un extérieur assez agréable, et passe pour mettre dans la conduite des affaires beaucoup de bonne foi et de probité, chose très-rare dans un prêtre. Ce qui a sur-tout fixé mon opinion sur le compte de cette éminence, c’est l’éloge que m’en a fait le chevalier d’Azara.

Negroni a la place de cardinal dataire, qu’il exerce de manière à mériter l’estime générale; il a beaucoup d’activité, lit attentivement tous les mémoires qu’on lui présente, et écoute avec patience tout ce qu’on lui dit. Ce n’est pas un aigle dans les affaires; mais il a beaucoup de jugement. Il supplée par une étude assidue, par la plus grande attention à ce que la nature lui a refusé du côté du génie. Le pape ne l’aime pas beaucoup; mais il est obligé de rendre justice à son mérite et à son caractère moral. «Negroni, dit Pie VI, est un entêté; mais c’est un bon homme». Il n’est pourtant ni l’un ni l’autre dans l’acception qu’on donne ordinairement à cette dernière expression.

La Tiare rend les Hommes diserts. 

Ceux qui n’ont pas d’ambition disent assez ouvertement leur façon de penser à Rome; mais la dissimulation, la taciturnité caractérisent tous ceux qui aspirent aux places. Plus un prélat approche du faîte des honneurs, plus il se montre dévot et recueilli. Lorsque je voyois défiler la nombreuse prélature dans les cérémonies publiques, j’aurois pu dire à quelle distance chacun d’eux se trouvoit de la pourpre.

Le cardinal qui sait qu’il ne pourra jamais s’élever jusqu’au trône pontifical, se montre tel qu’il est; mais celui qui a des prétentions à la tiare emploie l’hypocrisie la plus raffinée. Il affiche alors le caractère qui est le plus opposé à celui qu’il a reçu de la nature ou que son éducation lui a donné. 

Lorsqu’un cardinal est parvenu à ceindre son front de cette tiare si désirée, il paroît changer entièrement de caractère. Cependant il ne change point; c’est au contraire alors qu’il se montre plus manifestement tel qu’il est. Il n’a plus rien à craindre; il ne se contraint plus; le faux malade reprend de la vigueur; l’aveugle voit; le sourd entend. La comédie jouée par Sixte V avoit été mise en jeu par d’autres cardinaux avant lui. Elle le sera encore; mais non pas long-temps, parce que la lumière commence à éclairer les esprits.

Ceux qui ont lu l’histoire des souverains pontifes ont dû faire une réflexion qui m’a souvent frappé, c’est que ceux qui sont parvenus à la papauté sont devenus, non pas plus éloquens, mais plus diserts, plus hâbleurs et plus verbeux. Quelques-uns ont cru que cela venoit de la persuasion où ils étoient de leur infaillibilité. Je ne crois pas que ce soit la véritable cause de cette volubilité de langue qu’on remarque dans les nouveaux papes; je crois bien plutôt qu’on doit l’attribuer à la contrainte où ils ont vécu jusqu’au moment de leur élection. C’est une observation que l’on peut faire à l’égard des solitaires condamnés à un silence perpétuel. Ils deviennent d’une bavarderie insupportable lorsqu’ils rentrent dans le monde, et qu’ils reprennent la permission d’user de la parole.

Pie VI confirme plus que tout autre cette remarque. Il fait plus que bavarder; car il s’échauffe, il s’emporte; il jure comme un charretier. Lors même qu’il a affaire à des subalternes, à des domestiques, il s’oublie jusqu’à les frapper.

L’Aménité du Peuple Romain.

Rome n’est pas seulement une ville superbe, elle est encore une des mieux pavées, et quoique le sol offre par-tout des montées et des descentes on s’y promène avec facilité. On voit par le soin avec lequel on entretient le pavé que le gouvernement a des égards pour le peuple et qu’il craint de le fâcher. Paris est très-mal pavé et il faut beaucoup de temps à un étranger pour s’y accoutumer. C’est une suite du régime despotique auquel la France étoit soumise avant la révolution. Il faut espérer que, puisque le peuple françois a recouvré la souveraineté qui lui appartient de droit, les villes de la France s’embelliront, offriront des rues larges, garnies de trottoirs pour la commodité des piétons, comme on le voit à Londres.

Quoique le gouvernement sacerdotal soit sans énergie, et tienne les esprits avilis sous le joug de la superstition, néanmoins le souvenir de leur gloire passée, la beauté des monumens antiques et des édifices modernes, la sérénité du ciel, tout concourt à donner aux Romains des idées nobles, un ton de politesse et d’aménité qu’on ne remarque chez aucun autre peuple. Cette urbanité est même l’apanage des citoyens qui composent à Rome la dernière classe des habitans.

Sachant que c’est l’abord des étrangers qui leur donne principalement les moyens de subsister, les Romains s’empressent de répondre aux questions que leur font les curieux qui viennent admirer les monumens dont Rome est embellie. Ils leur rendent tous les services qui dépendent d’eux et cela sans aucun intérêt. Leur fierté seroit même offensée si on leur faisoit la moindre offre à cet égard. Ma méthode d’interroger toutes sortes de personnes pour m’instruire sur divers objets ne m’a nulle part été aussi utile qu’à Rome.

L’habitude de voir des chefs-d’œuvre dans tous les genres donne aux Romains un tact exquis par le moyen duquel ils discernent avec beaucoup de sagacité les beautés et les défauts d’un ouvrage et apprécient son mérite aussi bien que pourroit le faire un connoisseur habile. Aussi les artistes ne s’éloignent qu’avec le plus grand regret d’une ville où, pour enflammer leur émulation, outre le prix considérable qu’on accorde à leurs ouvrages, ils reçoivent le juste tribut d’éloges qui leur est dû, et qu’un peuple éclairé et sensible s’empresse de leur payer.

Cependant ces mêmes Romains qui admirent avec extase les productions des beaux-arts, demeurent froids en voyant un homme célèbre dans les sciences ou dans les belles-lettres. C’est qu’à l’exception des antiquités, de la peinture, la sculpture et la musique, ils n’ont aucune connoissance des objets dignes d’être approfondis et médités, et que leur gouvernement les tient à cet égard dans une honteuse ignorance.

Le Collège de Jésus. 

Ce fameux collège, le chef-lieu d’un ordre qui a fait tant de bruit dans le monde, mérite bien sans doute d’être examiné. Je ne parlerai pas de l’architecture, des tableaux, des statues: ces objets sont étrangers au but de cet ouvrage.

Il y a dans ce collège cent ex-jésuites qui, sans doute, ne sont pas obligés de suivre la règle d’un ordre qui est aboli, mais dont le plus grand nombre s’y conforme avec régularité et ferveur. Lorsqu’un de ces ex-jésuites vient à mourir, le pape nomme un autre jésuite pour le remplacer, et c’est une double faveur pour ce religieux; car outre le plaisir qu’il a de se trouver dans le lieu même où son ordre résidoit pendant qu’il subsistoit avec éclat, il se trouve encore logé et nourri.

Je n’ai pu voir sans quelqu’émotion la profonde tristesse empreinte sur le visage de ces religieux. Ils paroissent encore aussi consternés que le jour même où l’on publia la bulle qui supprimoit leur ordre. Je ne pouvois cependant leur pardonner l’amertume de leurs discours quand il s’agissoit de Ganganelli. Pour les adoucir, je leur ai dit ce qu’on a pu voir à l’article de ce pape, relativement à la répugnance avec laquelle il supprima un ordre dont il regardoit l’existence comme nécessaire à la cour de Rome et à l’église en général.

Ces jésuites m’ont beaucoup parlé de leurs confrères établis en Russie. Pie VI, à la sollicitation de la czarine, a reconnu leur institut, de sorte qu’on doit les regarder comme de vrais jésuites. Aussi l’impératrice dit plaisamment qu’elle tient ces plantes exotiques dans ses jardins de botanique pour en donner des graines à ceux qui lui en demanderont.

Dans les conversations que j’ai eues avec ces jésuites, ils m’ont dit, au sujet de la révolution de France, qu’elle n’auroit pas eu lieu si leur ordre n’avoit pas été chassé de ce pays. «En nous chassant, disoient-ils, on a chassé la religion chrétienne. Les François ayant perdu tout principe de cette religion que nous leur faisions aimer, n’ont plus été retenus dans la subordination, et ont violé tout à la fois les loix divines et humaines». Ils m’ont parlé de l’Espagne comme d’un pays où tout sera bientôt bouleversé.

La haine que Charles III, roi d’Espagne, leur portoit, avoit son origine dans le bruit que ces religieux avoient répandu à son sujet, le faisant passer pour fils du cardinal Albéroni et non de Philippe V. Aussi dès qu’il trouva l’occasion de se venger d’eux, il ne la laissa pas échapper.

Malgré l’extinction de leur ordre, les jésuites conservent encore beaucoup de crédit à Rome. Les prélats, les cardinaux, le pape lui-même les consultent souvent et suivent leurs avis. Le père Zaccaria, jésuite, s’est coalisé avec le jacobin Mamucchi; et ces deux intrigans, d’une ignorance crasse sur tout ce qui n’est pas essentiellement de leur état, dirigent en plusieurs occasions la conduite de Pie VI, et lui font faire bien des sottises. 

Memo, Ambassadeur de Venise.

Cet homme avoit usurpé une réputation de sagesse qui lui servit de titre pour prétendre à la dignité de doge de Venise, après la mort de Paul Ranier. Il avoit acheté un grand nombre de voix; mais il fut vaincu par un concurrent qui, par ses libéralités, s’assura des suffrages encore plus nombreux. 

Memo est le menteur le plus impudent qui ait jamais existé; on sait que les menteurs ont besoin d’une excellente mémoire pour ne pas se trahir, et cette faculté de l’esprit ne brille pas dans Memo, ce qui l’expose à bien des désagrémens. Un jour il proposa au pape un sujet pour remplir un évêché de Dalmatie. L’homme que Memo proposoit avoit été emprisonné pendant plusieurs mois à Venise, pour un vol dont il ne s’étoit pas bien justifié. Le pape le refusa tout net, et lui dit qu’il faisoit choix pour cette dignité d’un moine récollet, très-estimé à Venise. Le soir, Mémo se vanta dans plusieurs maisons qu’il avoit lui-même recommandé ce sujet à sa sainteté pour un évêché de Dalmatie.

Outre cette belle qualité, Mémo est l’homme le plus vénal qu’il y ait au monde. Il fait argent de tout: faveurs, emplois, tout lui est payé, et payé d’avance.

Il possède la chronique scandaleuse de Rome, et l’histoire des dîners et des soupers dont il envoie à Venise des relations très-détaillées. Sa conversation est un tissu d’anecdotes facétieuses, de contes très-libres qu’il débite sans pudeur, en présence même des prélats les plus respectables et des femmes les plus honnêtes. En voilà assez sur Memo, qui cependant a été sur le point d’être nommé doge.

La belle Relique. 

On fouille toujours dans Rome et dans ses environs; chacun peut fouiller chez soi; mais il faut une permission du pape pouf fouiller dans les terreins abandonnés qui appartiennent au public, et cette permission n’est pas toujours accordée. Tout ce qu’on trouve de plus rare est envoyé au musée Clémentin, ainsi nommé du nom de son fondateur Clément XIV, Ganganelli.

On a en dernier lieu entrepris de fouiller dans l’endroit où les plus habiles antiquaires ont jugé qu’étoit le tombeau des Scipions. M. Dutens, qui avoit été secrétaire d’ambassade à Turin, se trouvoit alors à Rome. Il s’étoit transporté souvent dans ces lieux si chers aux amateurs de l’antiquité. Un jour, parmi plusieurs débris, il apperçut une dent qu’il saisit avec promptitude. Il la fit enchâsser dans une bague enrichie de beaux diamans. C’est sans doute là une superbe antique. Peut-être cette dent a-t-elle appartenu à quelque client particulièrement attaché à l’un des Scipions, ou à quelqu’esclave favori, mais peut-être aussi est-ce une dent de Scipion l’Africain, ou du destructeur de Carthage. Dans tous les cas cette relique est un morceau très-intéressant: mais si l’on trouvoit quelqu’ossement de Marc-Aurèle, d’Epictète ou de Tacite, combien une telle relique inspireroit de vénération à l’homme instruit et au philosophe! Qu’un ami de la liberté verroit avec transport le linge dont Cicéron s’essuya le visage après avoir prononcé une catilinaire ou une philippique! Qu’il entreprendroit avec plaisir un long voyage pour admirer cette précieuse relique, et laisseroit les imbécilles, dupés par des frippons, aller à Turin baiser le saint-suaire, ou adorer à Naples le sang de Saint-Janvier!

L’Industrie Romaine. 

Je fus un jour introduit dans une maison par un prélat fort aimable. Le maître étoit un vieillard octogénaire, grand bavard, comme c’est l’ordinaire des personnes âgées. Son fils, homme d’environ 40 ans, étoit marié depuis peu à une femme de dix-huit ans, d’une figure fort agréable, ayant une belle voix et sachant parfaitement la musique. Cet homme avoit plus de connoissances qu’on n’en trouve ordinairement à Rome parmi les gens de son espèce. Il possédoit à fond la langue et la littérature françoise. J’étois étonné de trouver tant d’instruction dans une personne qui n’étoit pas sortie de Rome. Le vieillard dissipa ma surprise en me disant qu’avant de s’établir dans la capitale du monde chrétien il avoit visité différentes cours de l’Allemagne. Je ferai ici son histoire, parce qu’elle servira à faire connoître un genre d’industrie qui n’est guère connu qu’à Rome.

Ce vieillard se nomme Hercule Aldrovandi; on sait qu’il y a une famille illustre de ce nom en Italie. Fils d’un avocat peu riche, il avoit d’abord été placé chez un antiquaire qui lui apprit à apprécier les tableaux et les statues. Son père lui avoit fait connoître le jargon nécessaire pour traiter les affaires ecclésiastiques, et sur-tout ce qui a rapport aux dispenses, aux concessions, enfin ce que l’on appelle la daterie de la cour de Rome.

Aldrovandi ayant perdu son père, quitta cette profession dans laquelle il ne pouvoit espérer de se faire un nom sans consacrer à l’étude un temps assez long. Sa fortune consistoit en quelque centaine d’écus qu’il résolut de faire valoir. Il se procura des recommandations pour quelques prélats allemands, et voulant tirer parti du nom qu’il portoit et que l’histoire a consacré dans ses fastes, il quitta Rome en 1731, âgé de vingt-trois ans. L’Allemagne n’étoit pas encore devenue philosophe à cette époque; Charles VI régnoit; avec lui les préjugés s’étoient assis sur le trône impérial. L’érudition et la généalogie sont la passion favorite des Allemands. L’étude de l’antiquité est cultivée par eux avec le plus grand soin; elle fait même partie du caractère national. Hercule avoit les principes de cette science où souvent la nomenclature supplée le savoir. Il connoissoit bien les chefs-d’œuvre qui décorent les galeries, remplissent les musées de Rome. Il avoit ce tact général des Romains qui leur donne chez l’étranger une supériorité qu’ils n’ont point dans leur patrie. A ces demi-talens, il unissoit la connoissance des langues mortes, celle de l’histoire grecque et romaine, plus précieuse encore pour les amateurs de l’antiquité.

L’élocution est familière aux Romains. Aldrovandi avoit poussé ce talent aussi loin que possible, et sa conversation, quoique diffuse, étoit cependant fort agréable. Interrogé sur le nom qu’il portoit, il répondoit avec modestie que la naissance étant un frêle avantage, l’homme sensé ne devoit pas s’en prévaloir, et qu’il ne devoit s’attendre à être jugé que sur ses actions. Un peu plus pressé par certains tudesques, il ajoutoit que la branche dont il descendoit avoit été peu favorisée par les circonstances, et qu’il n’étoit qu’un cadet. Alors les éloges ne tarissoient pas; ils étoient accompagnés de toute sorte de facilités pour le commerce des tableaux, des médailles, et de tout ce qui tient à l’antiquité.

Vienne, Munich, Dresde, Brunswick, Berlin, Hambourg, Manheim, Trèves et quelques autres villes d’Allemagne possédèrent tour-à-tour l’adroit et jeune antiquaire. Par-tout il fut accueilli; par-tout il fut couvert de présens. Ses camées, ses agathes et autres pierres antiques furent échangées avec avantage; il s’en procura d’autres, et ce négoce lui valut beaucoup. La confiance de plusieurs grands personnages lui donna l’idée de tirer aussi parti de ce demi-talent qui étoit presque l’unique héritage que son père lui eût laissé. Il se chargea de solliciter plusieurs affaires à la daterie, sut abréger les longueurs affectées de cette chambre, et ménager en même temps la bourse de ses cliens.

Après avoir donné pendant quinze années tous ses soins à se faire un nom dans ce genre singulier qui n’appartient réellement qu’aux Romains, Aldrovandi se sentit atteint du carus amor patriae. Cent mille écus qu’il avoit fait passer à Rome où ils étoient placés avantageusement lui donnèrent l’espoir d’y former un établissement agréable. Avant de quitter l’Allemagne il offrit ses services à plusieurs personnes, non-seulement pour les commissions dont il s’étoit jusqu’alors acquitté au gré de ses commettans, mais encore pour toutes les affaires ecclésiastiques dont on voudroit la charger près du saint-siège. Quelques souverains du second ordre le décorèrent du titre de leur agent en cour de Rome, lui assignèrent des honoraires en cette qualité, et quantité de seigneurs le prirent pour correspondant dans la partie des arts. 

Comblé de biens, Aldrovandi revint à Rome où il épousa une jeune personne de condition avec laquelle il vécut parfaitement bien, et qui lui donna un héritier. Il acheta un palais, monta une maison; et sans cesser d’exercer la profession qui lui avoit procuré une fortune considérable, il s’attacha à donner à son fils une bonne éducation, et n’oublia point de l’initier dans les connoissances nécessaires à l’accroissement de cette même fortune.

Les émolumens dont le gratifioient les princes allemands le mettoient en état de traiter les étrangers qu’on lui adressoit; et cet homme sorti de Rome avec une cargaison de six cents écus au plus, jouissoit de plus de cinquante mille livres de rente. Il recevoit bien ceux qui lui étoient adressés, se plaisoit à leur raconter son histoire, et n’avoit qu’un seul défaut qui, peut-être, tient au grand âge, celui d’une prolixité qui vise de bien près au bavardage. Il est assez singulier que quinze ans de séjour continuel en Allemagne ne lui aient pas procuré la plus légère teinture de la langue que l’on y parle, et plus singulier encore que cette ignorance ne l’ait point empêché de réussir.

Le célèbre Goldoni étant à Rome fut reçu chez Aldrovandi qui eut pour lui les égards que l’on doit au mérite, et les attentions plus flatteuses qui ne sont dues qu’à l’amitié. Le Molière d’Italie croyant avoir trouvé dans son hôte un sujet propre à mettre en scène, ne put résister à l’envie de l’y exposer. Mais ce qui n’est point dans l’honnête homme, et ce que n’eût pas fait Molière, il le ridiculisa en faisant de lui le principal personnage de sa pièce intitulée le Hableur. Reconnoissance! tu n’es pas la vertu favorite des poëtes! 

Fierté du Peuple Romain. 

J’ai fait connoître que le caractère distinctif des Romains modernes est la politesse envers les étrangers; j’ai dit qu’ils ont pour eux des égards et même du respect; mais je dois ajouter que ce respect n’est point servile comme cellui du peuple Allemand. Les Allemands d’une classe inférieure voient dans leurs supérieurs des maîtres devant qui ils se prosternent; et si le hasard, ou quelques circonstances particulières leur procurent l’entrée de leurs hôtels, ils ne les approchent qu’avec une contenance humiliée qui sent l’esclavage. Les Romains, au contraire, ne laissent jamais rien échapper qui tienne à l’asservissement; et leur conduite à cet égard est bien opposée au génie de leur langue. C’est que celle-ci est de pure convention, tandis qu’un juste sentiment de dignité est gravé par la nature dans le cœur du Romain.

Le lord Herwey, duc de Bristol, évêque de Derry en Irlande, a séjourné long-temps à Rome. On avoit tant d’égards pour ce prélat que l’on permettoit que le service divin se fît en public chez lui les dimanches. Les Anglois, tous les étrangers du rit protestant étoient libres de se rendre dans sa chapelle où l’on prêchoit en anglois et en françois. La police veilloit afin que cet exercice d’un culte étranger ne fût point troublé; elle avoit peu à faire; le respect dû à l’hospitalité contenoit les Romains sur un point d’ailleurs assez délicat.

Herwey étoit généreux: il faisoit beaucoup de bien, et le peuple s’empressoit à lui en témoigner sa reconnoissance par une espèce de vénération qui émanoit de sa conduite, et que, peut-être, il rapportoit à sa dignité. Prévenu contre les Romains par des déclamateurs célèbres, il les croyoit sans énergie et pensoit qu’on pouvoit les insulter impunément. Il s’étoit figuré qu’il suffisoit de hausser le ton pour se faire craindre, redouter même; il se trompoit. Il faisoit faire son portrait par le célèbre Battoni. Pendant que l’artiste travailloit, le prélat causoit, et beaucoup trop, car à des choses spirituelles qui amusoient ou instruisoient Battoni, il mêloit des niaiseries qui lui faisoient lever les épaules. Après l’avoir tour-à-tour amusé et ennuyé, il s’avisa de lui dire: Mais, seigneur Battoni, vous gardez toujours le silence; vous devriez cependant savoir bien des choses. Milord, lui répondit en souriant l’artiste, je suis peintre et très-peu instruit dans tout ce qui n’est pas relatif à ma profession. Si je parlois autant, aussi long-temps que vous, à coup sûr il m’echapperoit aussi, par intervalles, des traits intéressans. Mais ce seroit des éclairs au milieu de l’obscurité la plus profonde. Cette réponse faite du ton le plus tranquille en imposa pour un moment au prélat-duc, mais ne le corrigea pas. Il lui falloit quelque chose de plus fort, c’est ce qu’il ne tarda à provoquer. S’étant un jour oublié jusqu’à menacer un domestique de louage de le frapper avec sa canne, cet homme l’arrêta et lui dit: Impudent milord, tu ignores donc que je suis Romain, que j’ai deux mains ainsi que toi, et que si tu t’avises de te servir des tiennes pour me frapper, les miennes riposteront vigoureusement? Milord ne fut pas tenté de passer à la preuve. Il daigna concevoir qu’un Romain est un homme et non pas un esclave.

Joseph II, pendant son dernier séjour à Rome, se promenoit presque seul, et, selon sa coutume, parloit avec bonté à tous ceux qu’il rencontroit. Etant à Campo-Vacino, il s’avisa d’interroger sur la police des bouchers qui venoient à ce marché pour des affaires relatives à leur profession. Je ne sais, lui dit l’un d’eux, quelle est la police de Vienne; on dit qu’elle n’est pas très-bonne; mais si tu avois été prudent et bien conseillé, tu te serois servi de l’amour que le peuple romain t’a témoigné lors de ton précédent voyage ici; et au lieu de t’amuser à persécuter nos prêtres pour des bagatelles, tu te serois établi parmi nous. Tu serois réellement devenu roi de Rome. Mais il auroit fallu changer de conduite, et ne pas nous traiter comme tes bêtes de somme que l’on nomme Allemands.

Un homme de la dernière classe dit au roi de Suède, qui n’acheta point une statue qu’il avoit examinée pendant long-temps: On nous a dit que ton royaume est pauvre, et que c’est la raison qui t’empêche d’acheter nos chef d’œuvres. N’aurois-tu pas mieux fait de rester chez toi et d’épargner à tes sujets la dépense de tes voyages? Quoiqu’elle ne soit pas considérable, cela les auroit soulagés.

On trouva un jour des placards attachés aux statues de Pasquin et de Marforio: Quelles nouvelles y a-t-il à Rome? demandoit Pasquin. Marforio répondoit: nous avons le comte de Haga (nom qu’avoit pris le roi de Suède) qui regarde tout, marchande tout et n’achète rien.

Le feu landgrave de Hesse-Cassel fat à Rome il y a douze ans. Le peuple le reçut assez mal; il eut le courage de lui faire sentir qu’il savoit que les frais de son voyage étoient le produit du sang de ses sujets qu’il vendoit aux Anglois pour les aider à remettre sous le joug un peuple qui avoit brisé ses fers. Plusieurs satires furent affichées à la statue de Pasquin, et toutes reprochoient au landgrave sa tyrannie. Que doivent donc penser les Romains du fils de ce prince?

Le prince Braschi s’exerçoit un jour dans la cour de son palais à monter à cheval. Sa cour étoit remplie de monde: cela déplut au monseigneur qui eut l’imprudence de dire à haute voix: qu’on fasse sortir cette canaille!Tu as bien raison de nous traiter ainsi, lui dit un des spectateurs en se retirant: nous méritons cette injure puisque nous sommes assez imbécilles, assez lâches pour souffrir tes impertinences, tes sottises et celles de ton oncle. Le même prince, voulant ordonner des réparations à son palais, fit venir un entrepreneur et quelques ouvriers. Il a peu d’idées et ne sait point les exprimer; quelque facilité que les Romains aient à comprendre ce qu’on leur dit, ceux-ci, n’étant point au fait de la loquacité verbeuse et insignifiante de son excellence, lui donnèrent la fatigue de se répéter. Il perdit patience et les traita d’imbécilles, d’ânes, etc. Sans doute, lui répondit un de ces ouvriers, nous sommes des imbécilles, des ânes, puisque nous supportons en silence les charges dont toi et les tiens nous accablent. Nous sommes des sots, puisque nous ne te rossons pas selon tes mérites; mais apprends que tu ne vaux pas ceux que tu injuries, et que si tu étois réduit à gagner ta vie comme nous, tu mourrois bientôt de faim.

Cet illustre neveu du très-saint pontife se promenoit un jour dans la Villa Pinciana, superbe maison de plaisance qui appartient au prince Borghèse. Elle est située à peu de distance de la porte dite du peuple. On venoit de découvrir un ancien sarcophage. La foule s’étoit portée de ce côté, et chacun s’épuisoit en conjectures. Celle qu’osa former le prince déceloit tant d’ignorance que l’un des curieux ne put s’empêcher de s’écrier: ah! quel sot, que le neveu du très-saint! Il entendit cette apostrophe, et prudemment ne la releva pas. Les Romains n’épargnent personne.

Ces descendans des conquérans de la plus grande partie du monde alors connu poussent la fierté jusqu’à préférer la misère à des emplois qu’ils regardent comme avilissans. Ils semblent ignorer que la bassesse n’existe que dans l’oisiveté, et la lâcheté dans le crime.

Les traiteurs, les cabaretiers et autres détailleurs de comestibles préparés, sont presque tous étrangers, de même que les apprêteurs de marrons. La plupart de ces détailleurs sont Milanois. Les fabricans de chocolat, les limonadiers sont originaires de la Lombardie autrichienne et du Lac Majeur et de Côme. L’inspection et entretien des superbes fontaines qui ornent la ville est confiée aussi à des Milanois qui connoissent les canaux, leurs rameaux souterrains et font un secret de la manière dont ils les conduisent ou les réparent. Jamais ces ouvriers n’admettent parmi eux d’étrangers; et sans eux il ne se trouveroit pas à Rome un seul homme en état de rendre les eaux à une fontaine dont quelque obstacle auroit intercepté la fluctuation.

Cependant, par une inconséquence singulière, ces mêmes Romains exercent l’état de boucher, si approchante de celle de bourreau. Cette profession ne leur paroît point avilissante. Ils y gagnent beaucoup, quoiqu’ils soient vexés par les prélats en charge, par les cardinaux, et même par sa sainteté. 

Fort, éloigné d’adopter le préjugé des Romains sur les diverses professions utiles, je les aurois excusés à quelques égards s’ils n’étoient en contradiction avec eux-mêmes d’une manière trop évidente pour la passer sous silence. Presque tous les valets portant livrée sont nés à Rome même. Comment est-il possible que ces hommes qui regardent plusieurs états comme vils, et jusqu’au point de leur préférer la pauvreté, endossent la livrée sans honte? Comment aussi se fait-il qu’au sein de cet avilissement volontaire ils conservent leur fierté primitive? Il est vrai que leurs maîtres ont pour eux des égards inconnus au reste de l’Europe, parce qu’ils craignent des répliques et des représailles; il est vrai qu’après avoir beaucoup enduré d’eux ils se contentent de les congédier sans oser leur reprocher leurs défauts ou leurs vices; mais la flétrissure de la servitude est-elle moins empreinte sur les traits de l’homme que l’on peut renvoyer sans prétexte, et qui sort sans demander quel est le sujet pour lequel on le congédie? Je crois avoir découvert la raison de cette façon de penser et d’agir. Elle ne peut être fondée que sur une prévention généralement adoptée, consacrée par une série de siècles, et continuée par l’ignorance. Tout Romain est intimement persuadé que l’on ne peut vivre agréablement qu’à Rome, et que hors de Rome tout est barbare, pays et gens, mœurs et coutumes. Cette prévention le rend orgueilleux; il sait allier cet orgueil avec l’amour du gain; et de ce système combiné naissent les égards qu’il témoigne à l’étranger qui vient des extrémités de l’Europe lui fournir une subsistance qu’il ne sait pas se procurer. Par une conséquence nécessaire de cet orgueil national, les Romains voyagent peu; ils ne connoissent les nations étrangères que par des récits mensongers, ou par la tradition qui, se transmettant d’âge en âge, leur apprend que ces nations ont été conquises par l’ancienne Rome, ou bien que Rome moderne les a tour-à-tour courbées sous le joug de l’église et fait trembler par ses anathèmes.

Le peuple romain a du caractère; et s’il parvenoit à connoître sa situation politique et l’humiliation qu’elle entraîne, il se leveroit tout entier et redeviendroit libre pour ne jamais être asservi. L’avarice, qu’il ne faut pas confondre avec l’amour du gain, n’est point au nombre de ses défaut. Les habitans de cette ville, célèbre dans tous les temps, ont changé de langage, de religion et de coutumes, sans avoir changé de caractère. Comme leurs ancêtres ils aiment la dépense, le faste et sur-tout les spectacles. On leur donne des spectacles, ils sont contens, et ne sont pas difficiles sur le choix. L’intronisation des papes est pour eux une fête à laquelle nulle autre ne peut être comparée. Ils jouissent assez fréquemment de ce plaisir, parce que les pontifes romains ne parviennent au trône que dans un âge avancé et souvent décrépit. D’ailleurs, la nomination des cardinaux, leur entrée dans le sacré collège et leur admission dans les charges sont autant de spectacles qui les récréent. C’est ainsi que les prêtres éternisent l’enfance de leurs malheureux sujets et les empêchent d’acquérir des lumières dont ils craignent l’effet. Mais quels que soient les efforts d’un gouvernement fondé sur la fraude, entretenu par l’imposture, les temps s’écoulent et les jours de la destruction approchent.

Ce qui a retardé pour les Romains les progrès des lumières, c’est leur insouciance naturelle. Ils jouissent du présent sans s’inquiéter de l’avenir. Il s’en faut de peu qu’ils ne fassent comme les Caraïbes qui, le matin, vendent leur hamac pour une boisson qui leur plaît, sans songer que le soir ils en auront besoin pour se mettre à l’abri de l’attaque des bêtes féroces. Effrayé de cette insouciance, j’ai dit plusieurs fois à quelques pères de famille: mais demain le pain peut vous manquer.Dieu y pourvoira, m’ont-ils répondu, comme s’ils se fussent donné le mot. Tombés dans l’indigence, ils se reposent sur les couvens, sur la fastueuse bienfaisance des cardinaux, sur les fondations pieuses de leurs crédules ancêtres, et enfin sur la coutume immorale et barbare de sacrifier l’espoir de l’existence de leur postérité à l’avantage incertain de donner à leurs enfans mâles une voix mélodieuse.

Au sein même de la misère le peuple est gai et s’entretient des fêtes qu’il espère, ou de celles qui ont eu lieu. Du pain et des spectacles, voilà ce qu’il lui faut. Si les papes s’avisoient de supprimer la girandole du château Saint-Ange le jour de la fête de Saint-Pierre, ou l’illumination de la coupole de l’église de ce nom, l’insurrection seroit la même que pour la suppression des boulangers. L’histoire des Romains modernes, devenue celle des papes, en fournit plusieurs exemples.

Les Assemblées. 

Elles sont connues dans toutes les villes d’Italie sous le nom de conversazioni. Celles de Rome tiennent à l’esprit du gouvernement et du sacerdoce. Le temps s’y passe en devoirs d’étiquette, et rien n’y peut intéresser un homme raisonnable. La contrainte, la gêne y président, la gaieté en est bannie même pour les jeunes gens. Il semble que la méfiance siège dans tous les cœurs. On n’ose se livrer à cet épanchement si doux qui fait le charme de la société. On se regarde, on s’examine et l’on se tait. Les étrangers qui n’ont pas les mêmes craintes ne peuvent cependant manifester l’enjouement au milieu d’un cercle grave qui se meut comme par ressort. Le jeu vient heureusement au secours de ces personnes si ennuyées, si bien faites pour l’être. Si la maîtresse de la maison ne joue point, elle s’empare de quelqu’éminence, ou d’un ministre, et cause avec lui tant que dure le cercle. Les personnages revêtus de dignités en font autant, et ces têtes-à-têtes sont si sérieux, si silencieux qu’on entendroit voler une mouche. L’immobilité de ces gens-là ressemble assez à celle des sénateurs de l’ancienne Rome, lorsqu’assis dans leurs chaises curules ils attendoient la mort de la main des Gaulois. Il ne reste à l’étranger d’autre ressource pour se soustraire à l’isolement dont il est si singulièrement frappé que de s’adresser à un autre étranger. S’il est seul… malheur à lui! 

L’assemblée de la princesse Borghèse est la moins triste de toutes celles que la haute noblesse tient à Rome: mais on y joue un jeu d’enfer; et l’on n’y est considéré que sous ce point de vue. Il en résulte qu’un sot, ou un fat, riche, heureux, ou intrigant y tient le haut bout; et peut être impudent fort à son aise. Agée, mais remplie de ces prétentions que la jeunesse et la beauté font à peine excuser, elle force l’homme sensé à substituer le mépris au respect dû à son sexe, à son âge et à son rang.

Ce qu’on désigne à Rome, comme dans les autres pays, pour être la bonne société, se soucie très-peu de s’entretenir avec les étrangers. Les prélats qui exercent des emplois au sacré collège, ou qui se ruinent à les solliciter et souvent en vain, sont exceptés de la règle générale. On les reçoit avec plaisir, mais ils se hâtent de prendre les manières du pays, et deviennent encore plus insupportables que les autres.

L’urbanité romaine règne un peu plus chez la princesse de Sainte-Croix, sur-tout aux heures du petit cercle où elle n’admet qu’une société choisie. A dix heures du soir on trouve chez elle le cardinal de Bernis et tous les diplomates. La conversation devient réellement agréable, intéressante, et semblable à celle des bonnes maisons de Paris. Cette dame, élevé de l’Anacréon françois, a su s’approprier une partie de son esprit, et réunit aux grâces de son sexe l’aménité qui distingue le cardinal de la foule de ses confrères.

La noblesse romaine, cérémonieuse à l’excès, est en général peu aimable. Si par hasard on est invité par quelques seigneurs du haut parage, on est certain d’y être reçu avec un apparat qui, seul, suffit pour chasser le plaisir. Milan est la seule ville de l’Italie où l’on tienne table ouverte, et où l’on vive à-peu-près comme à Paris. Les festins des seigneurs romains sont si somptueux qu’on pourroit les croire descendus tous des Apicius et des Lucullus. Il en coûte beaucoup pour traiter aussi splendidement, parce qu’à Rome tout ce qui peut servir à faire une chère délicate n’est pas à bon marché. Il faut cependant en excepter le gibier qui abonde dans la campagne déserte de la ville des Césars. Il est donc tout simple que les Romains ne permettent point que l’on vienne leur dire: je dîne avec vous aujourd’hui.

L’étiquette oblige les Romains de faire servir des rafraîchissemens aux personnes qu’ils invitent à leurs assemblées. Ces rafraîchissemens sont délicieux et offerts avec profusion. Les glaces représentent des obélisques; et, dans les cafés, pour six bajoques vous avez une pyramide de glace trois fois plus haute que celles de Paris, et bien mieux confectionnée. L’unique différence qui existe entre les glaces que l’on achète à Rome et à Naples consiste dans la propreté; elle est toute à l’avantage de la première, où les garçons de cafés sont de la politesse la plus recherchée.

La présence de trois ou quatre cardinaux dans une assemblée est fort incommode pour les spectateurs. Ces éminences se promènent sans cesse, il faut leur céder la place, les saluer à chaque pas, et bien prendre garde de ne pas marcher sur l’énorme queue de leurs amples vêtemens. Les simples prélats qui les entourent marchent voûtés et ne ressemblent pas mal à des polypes qui fourmillent par-tout, et dont chaque partie se reproduit continuellement. La civilité romaine veut que l’on applaudisse à chaque phrase que laisse tomber de sa bouché sacrés l’éminence qui daigne vous adresser quelques mots.

Les Romains ne sont instruits que dans l’histoire de leur pays, et dans celle des beaux-arts dont presque tous connoissent parfaitement l’idiôme et la nomenclature. Tous s’érigent en protecteurs, en amateurs, quoique dans le fait la majeure partie n’ait sur cela que des connoissances très-superficielles. Le prince Borghèse n’est pas de ce nombre. Il connoît bien la valeur de ce qu’il possède, et possède un des plus beaux musées qui existent à Rome, et peut-être dans le reste de l’Europe.

Les Romains n’ont aucune idée des sciences exactes ou utiles, et ne connoissent point la littérature étrangère. La nature a beaucoup fait pour eux; ils ne l’ont point aidée. Le duc de Cery est le seul qui soit véritablement lettré.

J’ai observé que l’on joue beaucoup à Rome. Le gouvernement ne l’ignore pas, mais il n’ose réprimer cet abus. Beaucoup de personnes s’y ruinent; les dépouilles des étrangers sont celles que l’on partage, avec le plus de plaisir.

La société bourgeoise est plus agréable; cette classe intermédiaire est mieux instruite; on y rencontre la cordialité la plus engageante. Les maisons des citadins renferment de très-jolies personnes, dont les manières prévenantes contrastent infiniment avec l’orgueil des dames du haut parage.

Le célèbre Mengs.

L’histoire d’un homme de génie est toujours intéressante, parce qu’elle est nécessairement liée aux événemens ou aux mœurs de son pays et de son siècle. Celle de Mengs contient des particularités qui rentrent dans le plan général de cet ouvrage.

Raphaël Mengs naquit à Ausig, en Bohème. Son père étoit né en Dannemarck, avoit été appellé à Dresde par Auguste III qui l’y avoit fixé. Peintre de profession, son plus grand mérite fut d’être père de celui qui fait le sujet de cet article.

Cet homme avoit plusieurs enfans qu’il élevoit plutôt en tyran qu’en père. Jamais ils ne paroissoient en public; et les leçons qu’ils recevoient étoient accompagnées dé traitemens si durs, qu’il a fallu que la nature se soit épuisée en faveur de Raphaël pour qu’il soit devenu le plus grand peint de son siècle. L’existence de ces malheureuses victimes étoit inconnue à tout Dresde. Ils auroient probablement langui dans les chambres ou plutôt dans les cachots qui les receloient, si le hasard n’en eût disposé autrement.

Mengs se trouva un jour dans une maison où il y avoit concert. Un célèbre musico chanta d’une manière si ravissante que cet homme dur jusqu’à la férocité fut ému. Il s’approcha du nouvel Orphée qui observoit avec plaisir l’effet de son talent, et le pria de vouloir recommencer. J’y consens, dit aussi-tôt le musicien, mais à condition que vous m’accorderez une faveur que je veux vous demander. Mengs, éloigné de prévoir ce qui arriveroit, le promit. «C’est, lui dit l’homme humain, que quelques circonstances avoient mis à portée de se procurer des renseignemens sur la conduite privée de ce père cruel, de me permettre d’aller chez vous répéter devant votre famille assemblée le morceau que vous êtes si curieux d’entendre. J’exige qu’il n’y ait que cela de changé à la règle intérieure de votre maison. Je veux voir vos enfans et qu’ils participent au plaisir que vous avez éprouvé». Mengs, surpris, n’osa ni nier qu’il fût père, ni refuser de tenir sa promesse; et ce musicien, qui avoit ses desseins, mena chez lui plusieurs personnes qui trouvèrent ces jeunes enfans dans un état de crainte et d’affaissement qu’on auroit peine à décrire.

La ville, et bientôt la cour de Dresde, furent instruites de cette anecdote. Le roi de Pologne voulut voir cette famille, et la physionomie de Raphaël lui ayant plu, il lui accorda l’entrée de sa galerie de tableaux. Dès que ce jeune homme vit ces superbes modèles de l’art qu’il idolâtroit, et sur-tout le tableau du Corrège représentant la Nuit, il se crut transporté dans un nouveau monde et se sentit inspiré par le génie des arts. De ce moment, ses progrès surpassèrent l’attente des connaisseurs. Pouvant, sans craindre la férule, suivre son penchant, il prit la route d’Italie, arriva à Rome où l’étude des ouvrages de Raphaël d’Urbin perfectionna son goût et guida son pinceau. Peu de temps après il se fit admirer par l’élégance de sa composition. Ayant rencontré dans les rues une jeune personne dont la beauté étoit plus qu’humaine, il la demanda à ses parens pour lui servir de modèle. Quoique pauvres, ils s’y déterminèrent avec peine, et ce ne fut qu’à condition qu’elle seroit accompagnée de sa mère dans toutes les séances. Le jeune artiste y consentit, et bientôt le feu de son imagination passa jusqu’à son cœur. L’indigence de cette fille, son attachement à la religion catholique ne rebutèrent point son amant, qui n’hésita pas à lui faire le sacrifice de ses prétentions et du culte de ses pères. Il abjura, épousa, et, plus tranquille, se livra sans partage aux inspirations de son génie.

Appellé à la cour de Madrid, il y reçut des présens et des honneurs, et revint mourir dans la patrie qu’il avoit adoptée. Point de vices, peu de défauts, des vertus; tel fut le caractère de Mengs depuis son enfance jusqu’à sa mort. Il cessa de vivre à l’âge de cinquante-deux ans. Un épuisement général causé par son assiduité au travail l’enleva à ses amis et à ses admirateurs. Quelques mois avant sa mort, de fréquentes absences de raison avoient préparé ceux qui l’entouroient à cette perte. Devenu presqu’imbécille, il versoit fréquemment des larmes et se plaignoit de n’avoir plus d’amis. Ah! disoit-il d’un ton pénétré au chevalier Azara qui ne l’avoit pas abandonné, vous me délaissez! Vous étiez mon ami, vous ne l’êtes plus. Sa manie étoit de changer d’habitation. Ses enfans, les personnes qui le venoient voir n’étoient occupés qu’à lui chercher des logemens nouveaux. On attribuoit l’excès de cet affaiblissement à un breuvage que lui avoit fait prendre un de ces charlatans connus sous la dénomination d’alchimistes. Ce quidam s’étoit emparé de sa confiance, l’avoit initié dans ses prétendus secrets. Mais je crois que la véritable cause de ce dépérissement fut due à l’excès d’un travail continuel, et que le mal étoit fait lorsque Raphaël donna dans la chimère de l’alchimie.

Le dernier jour de la vie de cet homme cher aux arts fut marqué par une singularité qu’Azara n’a laissé ignorer à personne. Il étoit près de cet ami mourant, et le voyant empressé de demander à tous ceux qui entroient dans sa chambre s’ils lui avoient trouvé un logement convenable, mon ami, lui dit-il, songez à mettre vos affaires en ordre, ne vous reste qu’un temps bien court pour cela. Raphaël se tournant vers Azara comme un homme retiré tout-à-coup d’un sommeil profond, lui répondit: O mon cher Azara! c’est maintenant que je reconnois mon ami. Oui, je sens que le terme de mon existence approche; je n’ai rien à régler. Vous connaissez mes facultés, vous fûtes toujours mon ami, mon confident, soyez le protecteur de toute ma famille. Azara le lui promit et tint parole. Quelques heures après Raphaël n’étoit plus.

Dès qu’il fut expiré, le cardinal Gaëtan s’empara d’un portrait qui étoit presque achevé. Azara indigné traita le cardinal avec tout le mépris que lui inspiroit cette action et toute la hauteur d’un ministre du roi d’Espagne. Il envoya redemander ce portrait au nom de son souverain, et le duc de Sarmiento réparant autant qu’il lui fut possible la faute de son frère, fit passer cinquante louis aux héritiers. Azara obtint du pape que l’auditeur de Rote fût nommé pour surveiller la vente des effets de son ami. Il se donna beaucoup de mouvement pour que la concurrence les fît monter à un prix convenable. L’impératrice de Russie donna ordre à son résident en France d’acheter des tableaux, des dessins, des esquisses et autres objets de ce genre jusqu’à la somme de quatorze mille écus. Le reste de la vente en produisit douze mille. Les fils de cet artiste célèbre entrèrent au service d’Espagne, et les filles reçurent une dot proportionnée à la fortune de leurs frères. Azara prit soin des funérailles de Raphaël qui furent célébrées avec magnificence. On lui érigea un tombeau dans le Panthéon, et ses cendres reposèrent parmi celles des hommes illustres.

Cet extrait de la vie de Raphaël Mengs sert à faire connoître les vertus du chevalier Azara, envoyé d’Espagne à la cour de Rome, et l’ascendant que ces mêmes vertus unies à la plus grande fermeté lui ont procuré sur l’esprit rapace des Éminences. Remarquons que ce même Azara est l’artisan de sa fortune. A force de talens et de mérite il surmonta le préjugé: puisse pour le bien général cet exemple être suivi! Puisse le vrai mérite l’emporter sur le hasard de la naissance! La seule noblesse qu’il faut estimer c’est celle de l’âme.

La Représentation, ou la Comédie réelle. 

Si nous étions dans ces temps heureux où l’art de la négromancie produisoit de si belles choses, où d’un coup de baguette un homme se trouvoit transporté d’une extrémité de l’univers à l’autre, et qu’un Chinois, ayant ainsi cheminé très-commodément, entrât dans Rome au moment de l’intronisation d’un pape, il s’imagineroit voir le dominateur suprême de tous les potentats. S’il assistoit au consistoire lorsque les avocats proposent au Lama de l’Europe, des sujets pour remplir les évêchés vacans, il croiroit que les monarques implorent sa faveur. Le style usité dans ces occasions et qu’aucune puissance n’a encore eu le courage de changer, est celui de la bassesse et fait honte au dix-huitième siècle.

Dans certaines cérémonies, et lorsque le pape officie à Saint-Pierre, on le transporte en chaise jusques dans l’église, précédé, accompagné, et suivi d’un détachement de gardes-suisses pesamment armés et de troupes légères magnifiquement vêtues. Deux grands éventails de plumes de paon supportés à ses côtés renouvellent et rafraîchissent au besoin l’air que respiré le serviteur des serviteurs de Dieu. Lorsqu’il officie à une église plus éloignée il s’y rend en voiture accompagné du mème cortège, des cardinaux résidant à Rome, et d’une foule de prélats attachés à sa maison, ou aspirant à l’être. Alors il n’entre dans sa chaise qu’à la porte de l’église, et je ne sais comment il n’est pas encore venu en fantaisie à sa sainteté de se faire hisser sur l’autel même. Si ce faste oriental rappelle celui des derniers califes de Bagdad, il fait aussi souvenir de leur chûte. La ressemblance est frappante, et la catastrophe peut devenir la même. Quoi qu’il en soit, l’orgueilleux pontife reçoit dans ces occasions les adorations de la multitude que ce spectacle assez souvent répété enivre toujours d’une joie insensée.

Les génuflexions ordonnées par la vanité, consenties par la démence, consacrées par le temps qui trop souvent a changé les abus en loix, se répètent tant de fois pendant la célébration de la messe, qu’on seroit tenté de les croire parties intégrantes du sacrifice, si l’on ne pouvoit vérifier que sur soixante-treize, la personne du pape en reçoit quarante-six. On peut bien dire qu’à Rome il est le Dieu que l’on encense. Ce culte de latrie, loin de révolter les Romains toujours portés d’ailleurs à censurer la conduite des papes, est observé par eux avec une ponctualité qui ne donne pas une grande idée de leur jugement.

Le philosophe qui assiste à ce spectacle gémit de la longue durée de cette pieuse facétie. Il s’indigne de voir des hommes se prosterner devant un de leurs semblables et lui présenter dans la plus humble posture toutes les pièces de son vêtement sacerdotal et pontifical. Il faut avouer que Pie VI remplit très-bien le rôle fatigant d’une représentation aussi comique qu’absurde. Pantomime excellent, sa figure noble, sa taille, sa prestance, tout ajoute à l’illusion et la complète.

Lors de la communion ce n’est pas le vicaire du Christ qui s’avance vers celui qu’il prétend modestement représenter, c’est le Christ lui-même que l’on force à cette démarche. Assis sur son trône le pape attire à lui le sang de l’agneau par le moyen d’un chalumeau d’or. Au milieu de tout cet appareil, quelques clercs de la chambre apostolique se présentent devant sa sainteté et brûlent des étoupes en lui disant: Très-Saint-Père, c’est ainsi que passe la gloire du monde. Cet avertissement répété n’a jusqu’à présent rien opéré sur l’esprit des successeurs des apôtres. Orgueil, fiel, astuce, tel est le caractère qu’ils revêtent au moment où leur front est ceint de la tiare.

La présentation renferme aussi des absurdités, et plus ridicules encore que celles que je viens de décrire. Pour être admis à paroître devant le père des fidèles, il faut laisser dans l’anti-chambre l’épée, la canne, le chapeau et les gants; il faut se résoudre à l’humiliante cérémonie du baisement des pieds. Il est vrai que sur la pantoufle est brodé un soleil éclatant, emblème de l’hostie. Mais cette astuce est moins ingénieuse que celle d’un des doges de Venise.[1] En 1744, la fierté allemande remporta la victoire sur la ruse italienne. Le prince Lobkowitz, général des armées de Marie-Thérèse, étant avec ses troupes dans les environs de Rome, voulut saluer le pape. On le prévint du cérémonial; mais conservant le sang-froid de sa nation, il parut ne pas entendre ce qu’on lui disoit en langage italien qu’il parloit cependant très-bien. Il s’avança armé et laissa échapper la canne et le chapeau en faisant la première révérence. Le pape sourit, ordonna aux clercs de sa chambre de les ramasser et de les rendre au prince. Il ajouta: Les généraux d’armée ne quittent jamais le chapeau ni le bâton de commandement.

Etienne Brandi.

La meilleure protection que l’on puisse se procurer près de Pie VI est celle de son valet-de-chambre. Etienne Brandi est le nom de ce mortel fortuné, j’ai presque dit sacré. Il connoît parfaitement le caractère de son maître, ses défauts et ses foiblesses, et sait très-bien tirer parti des uns et des autres. Le soin presqu’exclusif de la toilette de sa sainteté lui est commis, et aucune partie n’est négligée. A chaque devoir qu’il remplit, et ces devoirs sont aussi nombreux, aussi minutieux que ceux qu’exige la petite maîtresse la plus consommée, il ne manque jamais d’exalter les grâces de sa sainteté, de l’assurer que les ornemens reçoivent d’elle plus de lustre qu’ils ne peuvent lui en donner. Cette adresse pour ce qui concerne la toilette, ces louanges qui ne tarissent point, ne sont pas près du saint-père le seul mérite de Brandi; il est l’agent secret qui négocie par ordre la vente des bénéfices et des emplois vacans.

Il est à présumer que Brandi ne s’oublie pas dans ce trafic. S’il fait les affaires de son maître, il fait aussi les siennes.

Je crois faire plaisir au lecteur d’insérer ici un extrait des conversations du saint-père et du sieur Brandi pendant la fameuse toilette.

Brandi: Votre sainteté sait qu’il y a une place vacante?

Le Pape: Oui: à qui la donnerons-nous?

Brandi: Mais elle convient à … il n’est pas riche et a toujours été très-zélé pour les intérêts de la maison Onesti. C’est un assez bon diable, et…

Le Pape: Ah! je comprends; sans doute qu’il sera reconnoissant?

Brandi: J’y compte; mais ce n’est pas tout.

Le Pape: Poursuis.

Brandi: Le prince de *** désire une grâce qui ajouteroit à la splendeur de sa maison. C’est peu de chose si l’on considère le prix qu’il met à cette complaisance.

Le Pape: Mais…

Brandi: Le neveu de votre sainteté partage. Ainsi point de difficultés, lui et moi y sommes intéressés. Le public…

Le Pape: T’en voudra.

Brandi: Le public ne criera point cette fois. C’est un bon sujet. Sans cela, quelque somme qu’il m’eût proposée, votre sainteté me connoît trop bien pour penser que je me fusse mêlé de cette affaire.

Le Pape: Je t’accorde la place. Mais tu sais que mes finances…

Brandi: Demain, au lever de votre sainteté, j’aurai mis sur sa toilette ce qui lui revient. Elle peut se reposer sur ma fidélité.

Le Pape: A propos! le général des … est bien laid. Il ne sait point représenter. Ce choix que tu m’as fait faire n’est pas généralement approuvé.

Brandi: Quel est l’homme que vous n’effaciez? Quelque soit le choix qu’il vous plaise de faire, y a-t-il quelqu’un qui puisse vous être comparé? Qu’importe la figure? L’essentiel est que cet homme fasse bien vos affaires; que les couvens de son ordre vous soient soumis aveuglément, et que l’influence que la sainte robe leur donne sur les consciences soutienne votre autorité chancelante; sur-tout dans les pays qui sont infectés des maximes erronées de cette foule d’athées ultramontains que l’ante-christ a déchaînés pour vous nuire.

Dans tous les marchés que fait Brandi, il a soin de mettre à couvert l’honneur de son maître. C’est le neveu qui protège, et c’est Brandi qui propose. Le partage se fait ensuite selon ce qui a été réglé entre ces trois personnages qui ont trop de bon sens pour se désunir. Brandi est incontestablement le plus spirituel de ces triumvirs d’espèce nouvelle. Il est intéressé; mais point espion, point délateur. Il ne rapporte jamais rien à son maître qui doive l’affliger, ou causer la ruiné de quelqu’un. Dans une place faite pour exciter l’envie, pour s’attirer des ennemis, il a su imposer aux uns par sa modération, et plus d’une fois a déjoué les complots des autres. Habile à saisir les momens favorables, il ne demande à sa sainteté ce qu’il désire vivement d’obtenir qu’après avoir sondé l’humeur du jour. Il sait aussi contenir le mépris que lui inspire le prince-neveu, et s’est mis fort avant dans ses bonnes grâces sans cependant l’aduler. Toutes ses batteries se sont-tournées du côté du pape auquel il est devenu aussi nécessaire que l’air l’est à notre existence.

J’ai causé avec cet homme singulier pendant une demi-heure. Sa figure, ses manières sont communes, mais son esprit ne l’est pas. Je l’ai vu entouré de moines qui lui prodiguent des marques extérieures d’un respect peu différent de celui qu’ils ont pour sa sainteté. La haute prélature, les cardinaux même lui rendent visite. Il les reçoit sans orgueil et sans bassesse. C’est à lui que le cardinal Dugnani a dû la nonciature de France. Il ne lui falloit pas moins que cette protection puissante pour l’obtenir. J’ignore s’il l’a payée.

Brandi est très-riche. Il est bien logé, richement meublé, et ses appartemens sont remplis de choses précieuses dont on lui a fait présent. C’est la coutume à Rome de joindre quelque cadeau à l’argent qu’on est convenu de donner. Les arts le comptent au nombre de leurs protecteurs. Il est vraisemblable qu’il doit à cette protection les chefs-d’œuvre dont j’ai parlé. Quoi qu’il en soit, puisque les papes ont eu de tout temps des favoris, il est heureux que celui-ci mêle à quelques vices des vertus ignorées par tant d’êtres vils qui s’engraissent de la sueur du pauvre et s’alimentent aux dépens de la veuve et de l’orphelin.

Le Cardinal François Albani.

C’est le doyen du sacré collège. Il est âgé, mais il y a long-temps qu’il jouit de ce titre qui, sans égard aux années, est affecté à la priorité de réception. Neveu du célèbre cardinal Alexandre Albani, il fut honoré du chapeau presque dans l’enfance. C’est un homme dur et même féroce. Sa maxime est qu’il ne faut jamais pardonner, et que les supplices sont nécessaires pour contenir par l’exemple la malveillance d’un ennemi. Son ton, ses manières, ses discours répondent parfaitement à ses principes. Les armes que l’on voit dans ses appartemens n’y ont pas toujours été oisives, elles ne l’étoient pas encore lorsque je les y ai vues. Vindicatif à l’excès, il soudoya long-temps des braves qu’il chargeoit du soin de ses vengeances. Il protège les scélérats, et les admet au nombre des commensaux de sa maison, afin qu’ils soient prêts à exécuter ses ordres sanguinaires. Aussi avare que dur, il vend sa protection, et son palais est l’asyle des banqueroutiers et des assassins. Ses mœurs sont si décriées, qu’un valet qui sort de chez lui ne peut trouver de place dans Rome; il faut qu’il s’expatrie pour vivre, ou qu’il augmente le nombre des bandits.

Plusieurs fois le cardinal a donné aux Romains le spectacle scandaleux et l’exemple funeste d’un rassemblement ordonné par lui pour arracher des mains des sbires ceux qu’alloit frapper le glaive de la justice. Sous le pontificat d’un homme timide, et qu’il sait ne pas être lui-même irréprochable, il se porte sans crainte à tous les excès que lui suggèrent des passions qu’il n’a jamais combattues.

Je ne puis terminer cet article, qui n’auroit point occupé ma plume s’il n’avoit tenu aux vices du gouvernement pontifical, sans reposer l’esprit du lecteur en l’entretenant du cardinal Alexandre Albani, oncle de l’exécrable et exécré François.

Cette éminence avoit beaucoup de crédit dans le collège dit sacré. Honoré du titre de protecteur de l’empire d’Allemagne, il le mérita par les services qu’il rendit à cette couronne, et laissa toujours une distance immense entre lui et les autres cardinaux. Les sciences et les arts ont perdu, lors de sa mort, un Mécène éclairé. L’estime générale l’a suivi jusqu’au tombeau, et sa mémoire est précieuse à tous les gens de bien. Chéri de ses égaux, estimé des papes qui s’empressèrent toujours de lui marquer de la déférence, adoré du peuple, il régnoit véritablement dans Rome; et comme son empire tenoit à ses vertus, il fut inébranlable comme elles.

Très-instruit dans la science des médailles, et nourri dans l’étude de la belle antiquité, la perte de sa vue ne l’empêcha point de les distinguer. Un tact fin, un jugement exquis vinrent remplacer cette faculté si nécessaire aux autres hommes. Pendant vingt années il fut l’oracle que l’on consulta dans toutes les discussions qui s’élevèrent sur la nature, la perfection et le genre des camées, sur le plus ou le moins d’ancienneté des monumens trouvés dans les fouilles. Ses connoissances étoient si étendues et son tact si sûr, qu’après avoir promené plusieurs fois sa main sur l’objet qu’on lui présentoit, il indiquoit avec précision la classe dont il étoit, ou le siècle dans lequel on l’avoit fait. Né pour les arts, les sciences et les lettres, il les cultiva sans les apprendre. Albani ressembloit à l’abeille qui pompe le suc des fleurs sur lesquelles elle voltige. On m’a assuré que huit conversations qu’il eut avec Montesquieu, le mirent en état de parler des ouvrages de cet homme célèbre comme s’il les eût médités toute sa vie: effet d’une mémoire prodigieuse et qu’il conserva jusqu’au dernier moment.

Son maître-d’hôtel qu’il nommoit en plaisantant Marcus Agrippa l’accompagnoit par-tout. La cécité dont il étoit affligé ne l’empêchoit point de faire les honneurs de chez lui. Lorsqu’il recevoit des femmes, il leur donnoit la main et Marcus le guidoit. Il suffisoit qu’on les annonçât par leur nom pour qu’il dît à chacune d’elles, selon le rang et l’âge, ce qui pouvoit la flatter. Le genre de ses occupations n’influa jamais sur son humeur; il sut allier la politesse de l’homme du monde aux connoissances de l’érudit, et se défendre du jargon scientifique, justement banni de la société.

Albani avoit été grand admirateur des femmes. Toutes celles qui eurent part à son intimité en devinrent encore plus aimables. Plusieurs seigneurs romains lui durent les élémens d’une éducation meilleure que celle que leur donnoient à prix d’argent des mercenaires. Il forma des artistes célèbres entre lesquels on peut compter Winckelman.

Quoiqu’il fût riche, l’entretien de sa maison, les dépenses de fantaisies absorboient ses revenus, il se trouvoit quelquefois dans une pénurie qui l’inquiétoit. Alors il faisoit appeller le fidèle Marcus qui, par des saillies spirituelles, remettoit les humeurs en équilibre. En voici une qui l’amusa, quoiqu’elle renfermât une censure, de sa conduite privée. Il aimoit la marquise Chérufini et dépensoit beaucoup pour elle. Se trouvant un jour sans argent pour acheter un morceau précieux, il en témoignoit son chagrin à Marcus, et lui demandoit un moyen d’accorder son goût pour ces acquisitions avec sa bourse. Il est aisé de satisfaire votre éminence, lui dit cet homme. – Je n’ai point d’argent. – Je vous en ferai trouver incessamment. – Tu emprunteras? – Non; votre éminence est trop prudente pour avoir recours à ce moyen, sur-tout lorsqu’il n’est question que d’une fantaisie… Hé bien, Marcus, comment feras-tu? – Il suffît de vous procurer un seul bajoque.[2] – Un bajoque! tu perds la tête, mon cher Marcus. – Point du tout, monseigneur; je vais vous le prouver. Avec un bajoque, j’achèterai un fagot. Ce fagot bien allumé et placé dans quelque coin du palais Chérufini dans un temps propice y mettra le feu. Palais, individus, tout sera bientôt consumé. Quel gain pour votre éminence! Les sommes qu’elle dépense journellement pour l’entretien de ceux qui l’habitent, resteront dans son trésor, et l’empêcheront de se gêner sur les emplettes qu’elle désirera faire. Le cardinal sentit l’épigramme; mais cette tournure lui parut si plaisante qu’il en rit de bon cœur. Pour comprendre l’à-propos de cette facétie, il faut savoir que la belle marquise Chérufini étoit alors sultane favorite du cardinal, et lui coûtoit beaucoup. L’adroit serviteur saisit ce moment pour faire sentir à son maître l’inconvénient des dépenses énormes et souvent répétées.

C’est au cardinal Alexandre Albani qu’est due l’idée de la parfaite restauration des statues. Avant lui, lorsque l’on avoit fait quelques fouilles heureuses, on examinoit les statues, et l’on rejettoit celles à qui la tête manquoit. Toutes ces pierres étoient éparses sur les grands chemins, et l’on s’en servoit pour édifier ou réparer des maisons. Le cardinal conçut le projet de tirer pour les arts un meilleur parti de ces fragmens. Il les fit transporter dans sa vigne, et placer en ordre, de manière que l’on pût s’en servir au besoin pour en composer un tout qui offrît les ouvrages précieux de la plus haute antiquité. 

Le Prélat Stay.

Personne dans Rome ne le surpasse en science et en pénétration. Honoré (car dans la ville des Césars, devenue celle des prêtres, tout ce qui émane du saint-père est toujours honorable) du secrétariat des brefs sous le pontificat de Lambertini, il en exerçoit encore les fonctions lors de mon dernier voyage dans cette partie de l’Italie. Cette place est peut-être l’unique sur laquelle la cabale ne puisse influer. On ne la donne qu’à un homme consommé dans l’étude des loix ecclésiastiques et qui puisse écrire la langue latine avec élégance.

Le prélat Stay est né à Raguse, et jouit de l’estime de ses concitoyens. Il en est digne, ainsi que de la réputation qu’il s’est acquise dans le monde littéraire. Fort instruit dans la théorie de la physique expérimentale, il l’eût sans doute cultivée avec succès si ses occupations le lui eussent permis. La douceur et l’aménité forment son caractère. Sa conversation est intéressante et instructive, et je dois à cet homme, aussi aimable que savant, les meilleurs renseignemens sur l’état ecclésiastique et sur la ville de Rome en particulier.

Stay est souvent tourmenté de la goutte. Le pape l’a, par cette raison, dispensé de le suivre lorsqu’il habite le Vatican. Il a son appartement au Quirinal où sa sainteté passe la belle saison. Le bon air et l’exposition au midi rendent ce séjour très-salubre pour les personnes infirmes. 

J’ai souvent pensé que le mérite éminent de ce prélat a nui à son avancement. Comme il auroit été difficile de le remplacer, on a jugé à propos de ne point le décorer de la pourpre. Ce n’est pas la première fois que des souverains ont sacrifié la fortune d’un sujet précieux à leurs intérêts particuliers. Cet égoïsme est de tous les temps, de tous les lieux et de tous les régimes; et ce ne sera pas la gente ecclésiastique qui donnera l’exemple du désintéressement.

Fort avancé en âge, il a conservé la mémoire de sa jeunesse; et son style, bon en lui-même, prend encore toutes les teintes propres aux sujets qu’il veut traiter. Si, ce que je ne présume pas, cet ouvrage pouvoit lui parvenir, j’aurois un extrême plaisir à penser qu’il jetteroit les yeux sur l’article qui le concerne. Il y trouveroit l’expression de la reconnoissance liée au respect de la vérité dont elle ne peut jamais dispenser.

Le Père Jaquier. 

Il n’étoit déjà plus lorsque j’allai à Rome pour la seconde fois. Je l’avois connu et je l’ài regreité. C’étoit un des plus célèbres mathématiciens de son siècle. Il réunissoit à cette science des connoissances fort étendues dans la physique, l’histoire naturelle et la chimie.

François de naissance, il s’associa pour le travail avec le père le Sueur, minime, son compatriote et son émule. Ses connoissances aussi variées que profondes faisoient l’étonnement des personnes qui le visitoient au monastère de la Trinité des monts où il s’étoit fixé.

Jaquier avoit professé au collège de Sapience qui est l’université de Rome. Sa vie laborieuse ne put lui mériter l’indulgence des Romains pour des foiblesses qui tenoient à l’âge, et à la connoissance intime de ce qu’il valoit. Jaloux de jouir de l’estime de ses contemporains, il ignora que pour y réussir il faut paroître ne s’en pas soucier. Trop de prétentions, sur-tout lorsqu’elles sont exclusives, révoltent ceux à qui on les manifeste. Jaquier auroit voulu que l’on parlât sans cesse de lui; dès que l’on cessoit de s’en occuper il croyoit qu’on l’avoit oublié. Il se répandoit en plaintes amères sur l’ingratitude des hommes et les adressoit indistinctement à tous ceux qui vouloient l’écouter.

Le cardinal de Bernis l’estimoit, l’aimoit, le plaignoit et le supportoit. Un jour que le rabâchage ordinaire avoit duré long-temps, et que Jaquier avoit reproché à son éminence une foule de fautes graves qui toutes consistoient en une altération apparente de la considération exclusive qu’il croyoit lui être due, le cardinal, lui dit: «Mon digne compatriote, écoutez-moi. Je vous aime et vous estime; mais je ne puis vous en donner à chaque instant des preuves ostensibles. Vous savez quels devoirs me sont imposés par la place que je tiens ici. Lorsque des princes, des étrangers de la première distinction me font l’honneur de répondre à mon invitation, il est tout simple que je m’occupe d’eux. Tous les égards leur sont dus; et dans ces momens l’homme que je préfère intérieurement doit se regarder comme étant de ma maison, et ne pas exiger une diversion qui seroit une impolitesse. Mais pour accorder ces devoirs de la société avec la sensibilité qui motive vos plaintes, faisons une convention. Lorsque vous viendrez chez moi dans des jours de gala, regardez-moi en entrant. Ce signe (il porta alors l’index près du nez) vous fera connoître que je pensé à mon ami, lors même que la bienséance semble m’en éloigner».

Cette condescendance du cardinal rétablit le calme dans l’esprit du père Jaquier. J’ai eu plusieurs fois occasion d’observer la ponctualité de M. de Bernis à remplir sa parole; et l’estimable, mais trop susceptible vieillard sourioit alors, et devenoit d’une humeur charmante. Quatre-vingt-dix ans doivent faire excuser bien des foiblesses; mais le public, peu indulgent, oublie les vices plutôt que les ridicules.

La Tolérance des Minimes.

Parmi les diverses anecdotes que se plaisoit à raconter le bon père Jaquier, il en est une qui me semble mériter d’être insérée dans cet ouvrage. Il est intéressant pour l’humanité de savoir qu’en France il a existé un ordre religieux qui, dans tous les temps, s’est distingué des autres par ses principes de tolérance. Il s’en faut de beaucoup que les religieux italiens et espagnols imitent les minimes françois. Il semble que ces derniers aient prévu l’étonnante révolution de 1789.

Le célèbre Vaucanson avoit été minime. Contemporain du père Jaquier, ils avoient étudié et furent admis ensemble à l’ordre de prêtrise. Vaucanson s’étant dégoûté de cet état, s’échappa de son couvent sans avoir mis personne dans sa confidence. Il rentra dans le monde et se présenta par-tout sans changer de nom. Devenu amoureux d’une très-jolie personne, il obtint sa main, et dans la suite se rendit célèbre par ses ouvrages.

Cette célébrité auroit pu servir à sa perte si ses confrères se fussent conduits par l’impulsion de la vengeance, déité révérée dans les cloîtres. Ils savoient bien que Vaucanson leur appartenoit, ils se le disoient à l’oreille, mais aucun ne fut tenté de divulguer un secret aussi important. Ils le rencontroient dans la société et sembloient ne le connoître que comme savant. Ils le laissèrent tranquille dans son cabinet et au sein de sa famille. Nous vous reconnoissons, lui dirent quelques-uns d’enter’eux, mais vivez heureux et travaillez en paix.

Pourquoi cette tolérance? C’est que cette société religiouse se trouvoit composée d’hommes humains, sur lesquels les préjugés avoient peu d’empire, et qui ne croyoient pas que la délation fût au nombre des devoirs de leur état. La plupart d’entr’eux cultivoient les sciences. Depuis plus de quarante ans, ils avoient pris le sage parti de ne recevoir que très-peu de novices. Les maisons destinées à cet usage étoient fermées; et lorsque des jeunes gens se présentoient pour entrer dans l’ordre, loin de les encourager, de les attirer, ils ne cherchoient qu’à les éloigner. La diminuiton de leur nombre les mit en état d’étendre leurs jouissances. Leur table devint plus abondante et meilleure. Plus de réfectoire, plus d’assujettissement autre que celui des offices. Leurs supérieurs n’étoient nommés que pour la forme, et leur laissoient une liberté dont ils etoient bien aise de jouir eux-mêmes.

Ce fait est vrai. Non-seulement le père Jaquier me l’a attesté, mais j’ai eu l’occasion de le vérifier par moi-même. «Le siècle où nous vivons, disoient-ils, n’est pas celui des moines. La mode a régné long-temps, mais elle est passée; notre existence monacale passera aussi. Ella sera détruite, profitons du temps qui nous reste. Jouissons en paix des biens que nous possédons. Que chacun suive en liberté des penchans qui ne portent point atteinte à la liberté commune. Que celui pour qui l’étude est un besoin reçoive tous les encouragemens qui peuvent la lui faciliter. Ne persécutons personne pour ses opinions. Soyons raisonnables, et laissons finir notre institut par l’extinction graduelle de chacun des individus qui le composent.

Le fondateur de cet ordre, qui étoit le plus intolérant et le plus fou des hommes, ne se seroit jamais imaginé que ses enfans eussent ainsi dégénéré. L’âpre et farouche vertu ne connoît que les privations, la tolérance ne voit que des hommes qu’il faut rendre à la société; et je crois que la révolution de France n’a point été contraire au vœu de ces hommes estimables. 

Le Cardinal de Bernis. 

Ce prince de l’église est trop connu en France pour que je rappelle l’origine de sa fortune et celle de ses disgrâces. On n’ignore point comment il fut rappellé de son exil pour être envoyé à Rome, avec le titre fastueux de protecteur de la France; titre avilissant pour la couronne qui l’emploie, et devenu maintenant très-nul. Écartons de notre souvenir les premières années de la vie politique de Bernis, et ne voyons en lui que son affabilité, sa générosité envers ses compatriotes, et son goût pour les arts et les belles-lettres.

Le reproche le plus grave qu’il ait mérité, porte sur la désapprobation authentique qu’il a donnée pour tout ce qui est émané de l’assemblée constituante. Il a dit hautement que la révolution arrivée dans sa patrie remplissoit ses derniers jours de deuil et d’amertume. Ne peut-on atténuer cette faute par la considération des temps et des lieux où le cardinal a vécu? La plus considérable portion de sa vie s’est écoulée dans le traças de la cour et les intrigues inséparables du ministère; l’autre parmi des prêtres orgueilleux qui ne voient autour d’eux que des insectes rampans, et se croient les dominateurs du ciel et de la terre. Le bon usage qu’il a constamment fait des sommes qui lui étoient allouées par la cour de France milite encore en sa faveur, et change en une erreur de l’esprit ce qui dans un autre auroit pu être un vice de cœur.

Depuis que le cardinal de Bernis a choisi Rome pour son séjour, il a quitté les muses pour se livrer entièrement aux affaires. Si on lui parle de ses ouvrages, il s’efforce de détourner la conversation; et s’il ne peut y parvenir, il ne répond alors qu’en laissant échapper ces mots: ce sont péchés de ma jeunesse. Dans les premières années de sa résidence près du saint père, il avoit joué un rôle très-brillant. Quoique vingt ans aient apporté du changement dans le sacré collège, et que la cour d’Espagne ait regagné la principale influence, Bernis a su conserver une partie de l’ascendant qu’il s’étoit acquis, tant par les égards que l’on avoit pour la nation qu’il représentoit, que par ses qualités personnelles. Le chevalier Azara, dont il a été parlé à l’article de Raphaël, s’est toujours conduit envers lui avec l’honnêteté et la déférence qu’il devoit à son âge et à sa dignité.

Bernis a long-temps traité les affaires avec toute la légèreté d’un François qui ne conçoit pas que l’on puisse attacher de l’importance à des bagatelles; mais l’âge et l’habitude ont en lui changé la nature. Il est devenu aussi minutieux, aussi cardinal que tous les diplomates empourprés qui résident à Rome.

Sa maison étoit montée sur le plus grand son. Il tenoit table ouverte; et il suffisoit pour y occuper une place à volonté de lui avoir été présenté. Cette dépense journalière, les fêtes fréquentes qu’il donnoit avec autant de goût que de magnificence, le gaspillage de ses valets, tout se réunissoit pour sa ruine. Sa maison offroit aux Romains le simulacre des désordres de la cour qu’il raprésentoit. Sa famille, chargée de l’administration des biens qu’il possédoit en France, contribuoit aussi à lui faire éprouver la plus grande détresse. Chaque année la grêle, l’inondation, la sécheresse s’étoient donné le mot pour ravager ses possessions; des réparations forcées absorboient une partie de ce que les fléaux avoient épargné; et le cardinal, avec cent mille écus romains de revenu, finit par se trouver endetté de manière à ne pouvoir s’en retirer, sans consentir à une réforme absolue. Elle eut lieu, mais trop tard. Si cet homme plus prodigue que sensé eut compté avec lui-même, il auroit pu pendant sa longue agence se ménager des fonds qui auroient suppléé le déficit de la révolution, à l’existence de laquelle il n’a cru qu’à l’époque de la suppression de ses pensions.

Ses manières obligeantes, les bienfaits qu’il a répandus avec profusion dans des temps plus heureux pour lui, la bonté de son caractère et sur-tout celle de son cœur, lui ont gagné autant de cœurs qu’il y a d’habitans dans Rome. L’estime que sa conduite lui a méritée est telle que je ne doute pas qu’elle n’ait influé sur les sentimens du peuple à l’égard de la république.

Sa religion est un problème dont lui seul peut donner la solution. Plus que philosophe dans sa jeunesse, mystérieux dans l’âge mûr, concentré dans sa vieillesse, on ignore ce qu’il pense; et quelque propos que l’on se permette en sa présence sur cet article, très-délicat à Rome, aucun signe ne donne à connoître s’il approuve ou improuve l’opinion énoncée.

Adoré de ses domestiques, chéri de ceux qui l’approchent, personne n’a jamais eu sujet de se plaindre de lui. Lorsque les ordres de sa cour l’ont forcé de sévir contre quelqu’un, il a su concilier les devoirs de sa place avec sa bonté naturelle. Quelques satires furent lancées contre lui, il en connoissoit les auteurs et dédaigna de les faire punir. Plusieurs d’entr’eux eurent même recours à lui et en reçurent des bienfaits dont il eût pu se dispenser sans injustice. Une foule de traits qui, tous, font honneur à son cœur, lui ont si bien acquis l’estime publique, que les suites de la révolution françoise n’ont rien diminué des égards et des respects que les personnes les plus qualifiées lui rendoient lors de sa prospérité.

Le Cardinal Corsini.

Neveu d’un pape, il fut décoré de la pourpre dès son jeune âge. C’est un usage observé constamment par tous les papes de donner le chapeau au plus proche parent du pontife dont ils l’ont eux-mêmes reçu. Corsini ayant toujours vécu à Rome, ne tenant à aucun prince étranger, n’ayant par lui-même aucune considération, doit être placé au nombre des aspirans à la tiare. Ses collègues, qui croient le connoître, pourront, dans l’espoir de régner sous son nom, lui donner leurs suffrages; ils pourroient aussi se tromper, et se voir ramener aux temps du premier Brutus, et à l’exemple du fameux Sixte-Quint.

Son caractère est essentiellement bon. Éloigné de l’affectation, de la morgue de ses collègues, j’ai eu peine à me persuader qu’il fût effectivement prêtre et cardinal. Il a échappé aux vices de son état. Son humeur douce et tranquille ne lui laisse pas le pouvoir de s’immiscer dans les intrigues. Il aime les arts sans en avoir la manie, et ne s’érige point en protecteur. Puisque notre gouvernement, me disoit-il un jour, a fait la sottise de ruiner l’agriculture, ainsi que d’autres objets d’industrie et de commerce, il faut bien qu’il protège les arts; c’est l’unique ressource qui lui reste. Cette réflexion annonce un bon sens naturel, bien préférable au clinquant de l’esprit.

Corsini, simple dans ses mœurs, dans ses goûts, dans ses actions, est doué de toutes les qualités qui peuvent faire pardonner par le peuple le hasard et les prérogatives d’une naissance distinguée. Généreux sans faste, il donne beaucoup en secret; et si la reconnoissance de l’indigent qu’il secourt ne trahissoit son intention, on ignoreroit la main bienfaisante qui a essuyé tant de pleurs.

Corsini évite de se mêler d’aucune affaire, parce qu’à Rome, plus encore que par-tout, elles sont inséparables de l’intrigue, de la fraude et de l’astuce. La conduite du saint-siège envers les puissances n’a point été revêtue de son approbation. Il a même eu l’ingénuité de me dire: mes collègues ne veulent pas comprendre que les temps étant changés, il faudroit songer à tirer parti d’un sol que l’industrie de ses habitans pourroit rendre fertile. Nous avons été trop long-temps magiciens; il est temps de revenir à des principes plus naturels. La culture de la terre nous rendroit plus que nous n’avons perdu.

Il m’a fallu étudier le caractère des Romains pour concevoir comment il peut être vrai qu’un homme tel que Corsini passe parmi eux pour une espèce d’imbécille. J’ai vu, qu’accoutumés à la charlatanerie de leurs maîtres, tout ce qui est dénué d’appareil et d’affectation ne leur plaît point. Franklin et Turgot n’auroient pas fait fortune à Rome.

Quoique le cardinal Corsini soit très-inférieur à ces deux hommes célèbres, et qu’il ne puisse leur être comparé que par la simplicité et la pureté de ses mœurs, il est cependant très-instruit des défauts du gouvernement, et pourroit mieux que tout autre réparer les plaies que la duplicité et la mauvaise tenue ont faites aux crédules Romains. Si le conclave étoit ouvert et que j’eusse le droit d’émettre mon vœu, je ne balancerois pas à le désigner, et je croirois faire un présent aux Romains en l’élevant à la dignité papale.

Il ne faut à un pape que du bon sens, l’amour de l’ordre et celui de la tolérance. Ses ministres, ses secrétaires travaillent; et lui seul doit décider. L’unique chose qu’il ait à faire, c’est de bien choisir les personnes à qui il destine des places. Employer selon leur génie ceux qui le méritent, les inspecter, les surveiller, les maintenir s’ils sont capables et fidèles, les éloigner si l’impéritie ou la rapacité les fait broncher, tel est le devoir d’un souverain; tel seroit celui de Corsini, il sauroit le remplir.

Il est cependant à présumer qu’il ne parviendra point à la dignité suprême de chef visible de l’église catholique. Soit habitude, soit défaut de tempérament ou soit ennui, le sommeil s’empare de ses sens au milieu d’un cercle, d’un sermon, et même au sein du consistoire. II est vrai que les fadaises que l’on débite dans tous ces lieux de rassemblement ne sont pas propres à réveiller l’esprit, et que ce qu’un homme sensé peut faire de mieux dans ces occasions, c’est de se replier sur lui-même. Comme j’ai vu cette éminence attentive pendant des soirées entières à des conversations où l’agréable s’unissoit à l’utile, je ne suis pas éloigné d’imaginer qu’il se sert heureusement de la facilité que la nature lui accorde, pour se dispenser de donner son avis sur une quantité de choses dont l’absurdité le révolte. Quoi qu’il en soit, il est à craindre que ce sommeil presque continuel n’abrège ses jours.

Pieux, mais tolérant, ennemi de l’hypocrisie et de la superstition, je suis convaincu que le jour de son exaltation seroit aussi celui de l’abolition des ordres monastiques. Naturellement gai, il ne se refuse à aucune plaisanterie décente, et feint de ne point entendre celles que l’on n’a pas l’art de gazer. Quelques sourires surpris m’ont fait connoître sa façon de penser à cet égard.

Le Cardinal Zelada.

Le premier devoir d’un voyageur dont le but n’a pas été de satisfaire une curiosité vaine et oisive, mais de peindre les hommes et les choses tels qu’il les a vus, est de détromper ses contemporains sur l’opinion injuste qu’une plume vénale leur a fait concevoir de certains personnages destinés par le hasard de leur naissance à être cités dans les fastes de l’histoire. Le temps n’est peut-être pas éloigné où un nouveau Tacite pourra entreprendre l’histoire de Rome moderne. Le cardinal Zelada, en butte aux traits de la calomnie, n’a pas mérité d’y figurer sous les rapports dont on se plaît à le noircir. On m’avoit donné les plus fortes préventions contre ce cardinal, et je m’attendois à trouver en lui un furieux capable de tous les crimes. Cette réputation odieuse m’effrayoit; cependant avant de juger le personnage, je voulus le connoître par moi-même. Je le vis, et ne trouvant rien dans son extérieur qui pût fonder la réputation atroce que ses ennemis lui ont faite, je pris des renseignemens sur ce qui avoit pu égarer l’opinion de la multitude sur un homme tel qu’il me paroissoit être. J’appris un fait dont le lecteur ne sera pas fâché d’être instruit.

On se rappelle sans doute de ce que j’ai dit en parlant des conclaves. C’est lorsqu’il s’agit de donner à Rome et à l’Europe catholique un maître visible, que toutes les passions se réunissent pour désigner ou exclure de cette place unique ceux dont on craint la fermeté ou dont on connoît la foiblesse. Le conclave est toujours partagé en plusieurs factions. Chaque faction déifie son idole, lui crée des vertus, raconte et fait circuler des faits qui peuvent lui concilier l’amour et les suffrages. Si l’on s’en tenoit à ces mensonges, peut-être trouveroient-ils leur excuse dans le zèle et la prétention de l’amitié. Mais répandre des calomnies atroces contre ceux d’une autre faction, leur supposer des vices lorsque leur conduite ne laisse voir que des défauts attachés à l’humanité, se jouer de la crédulité du peuple, et perdre à jamais un homme parce qu’on craint son élévation, c’est porter la scélératesse aussi loin qu’elle peut aller. Delà est venu ce proverbe: celui qui a manqué une fois d’être pape, ne le devient jamais. C’est ainsi que le saint-esprit guide les conclavistes dans le choix qu’ils font.

Zelada étoit sur les rangs pour remplacer Ganganelli. Sa faction étoit nombreuse; il fut prêt d’être élu, et ce choix eût été plus heureux que celui qu’on lui a substitué. La faction contraire, furieuse de voir pencher la balance en faveur d’un homme qu’elle ne pouvoit espérer de gouverner e d’intimider, excita un poëte à faire un opéra intitulé: le Conclave. C’étoit la représentation exagérée des scènes qui se passent dans cette assemblée révérée. Zelada y jouoit le rôle principal. On eut soin d’y coudre des anecdotes aussi scandaleuses qu’amusantes. On les grouppa d’une manière aussi plaisante que nouvelle, et la malignité de public fut amusée; le cardinal perdit sa réputation, l’estime générale et la tiare.

Zelada se vengea, il se vengea en héros. Il ne demanda au nouveau pape qu’une seule faveur, ce fut le pardon de l’exécrable auteur de la satire qui l’avoit perdu. Il mit tant de chaleur dans cette demande, attacha tant d’importance à ce pardon, que sa sainteté ne put le lui refuser. Ses bienfaits envers cet homme ajoutèrent à l’héroïsme de son action et lui assurèrent un triomphe plus glorieux que celui du compétiteur qui lui avoit été préféré.

Le mal se fait avec vitesse,

il se répare avec lenteur.

Il en est qui ne se répare jamais. L’action de Zelada fut interprétée par ses ennemis d’une manière indigne. Le cœur de l’homme est impénétrable, et l’on ne peut juger de ses pensées que par ses actions qui doivent en être le résultat. Or, si toutes les actions de Zelada ont été honnêtes, bonnes en elles-mêmes, avantageuses aux personnes à qui elles se rapportoient, comment se fait-il que l’on ait osé lui supposer des vues hypocrites dans l’affaire de la satire du conclave? Comment? Parce que les âmes étroites et viciées n’ont jamais su apprécier le mérite; et que la générosité et tous les sentimens qui en émanent ne sont pour elles qu’un être idéal, un mot vuide de sens.

A la peinture du caractère de Zelada, dont le trait que je viens de rapporter suffit pour faire l’éloge, j’ajouterai que cette éminence est devenue, depuis la mort de l’estimable Albani, le protecteur des arts. Aucun cardinal n’approche de lui dans tout ce qui concerne la gestion des affaires ecclésiastiques. Bibliothécaire du Vatican, directeur du musée Clémentin, il reçoit avec affabilité, avec politesse, les personnes qui vont visiter les collections superbes qui y sont renfermées.

Devenu secrétaire d’état, il a changé de conduite et de manière envers les François que jusqu’alors il avoit paru aimer. Il les évite ou les reçoit avec une froideur marquée. Je pense que cette mesure lui est dictée par la politique; et toujours dans les cours la raison d’état a été la plus forte. Si la révolution françoise eût été opérée en sens contraire, Rome, ou plutôt la gente orgueilleuse qui y domine, auroit accueilli les insurrecteurs. Le cardinal Zelada céde donc et doit céder à l’impulsion du Vatican. Estimable à beaucoup d’égards, il n’a point cette fermeté d’âme, cette énergie qui forcent l’être qui les possède à rejeter l’erreur sous quelqu’aspect qu’elle se présente, pour y substituer la vérité. Zelada tient aux préjugés de son état, tient à ses emplois, à ceux qu’il convoite. Sans aimer le despotisme, il ne seroit pas fâché d’occuper la place d’un despote, et voudroit concilier le pouvoir suprême qu’il ambitionne avec la modération qui fait la base de son caractère.

Le Cardinal Herzan. 

Réellement bon, affable et plus sincère que la plupart de ses collègues, le cardinal Herzan est un homme honnête dans toute la force du terme.

Également incapable de protéger et de nuire, il sert l’empereur avec la plus scrupuleuse exactitude et ne se permet aucune interprétation dans les dépêches qu’il communique à la cour de Rome, non plus que dans les réponses qu’il y fait passer.

Herzan n’a point la fierté froide et brusque des Allemands. Il n’a point la hauteur qui caractérise les ministres de la cour de Vienne. Mais sa douceur et son affabilité vont si loin qu’elles ressemblent à de l’affectation. Il parle beaucoup, se livre avec trop peu de réserve, et s’empresse à surcharger de promesses qu’il ne réalise pas souvent les personnes qu’il connoît le moins. Lorsque je lui ai rendu ma première visite, il m’a fait l’honneur de m’assurer positivement que son palais me seroit toujours ouvert, et cependant m’y étant présenté à diverses fois, je n’ai pu parvenir à être introduit. Enfin, invité chez lui, j’y retournai, et j’y rencontrai un original dont je me propose de parler.

Herzan a beaucoup connu Joseph II, et son successeur Léopold. C’est l’unique sujet sur lequel il ne s’ouvre pas avec facilité. Cependant une connoissance plus ample, et suivie de ma part, m’a valu de charmantes ingénuités sur l’empereur Joseph, le prince de Kaunitz, Léopold alors archiduc, et même sur Marie-Thérèse. Si l’on excite sa méfiance, il rompt la conversation, et parle de Vienne, de Rome, ou du temps qu’il fait.

Ce cardinal qui n’influe pas beaucoup sur les affaires étoit encore frappé d’une nullité plus absolue pendant la vie de Joseph II. La raison en est simple. Joseph n’étoit pas aimé de la cour de Rome, et la multiplicité des événemens qui ont agité son règne l’entraînant ailleurs, on ne le craignoit pas. C’étoit une tâche difficile de le représenter sans l’avilir.

On ne peut refuser à Herzan une connoissance exacte des temps, des choses et des hommes. Il sait très-bien que les prêtres ne peuvent plus en imposer comme ils l’ont fait dans les siècles précédens. Il aime le séjour de Rome; il sent que pour l’habiter avec agrément il faut conserver le titre de protecteur, et se régler sur le thermomètre du gouvernement. Il agit en conséquence et se conduit de manière à ne déplaire nulle part. Il s’est fait une loi d’exécuter les ordres de son souverain sans les provoquer ni les altérer. La médiocrité de ses revenus le force à une économie qui n’est pas du goût des Romains; mais il a le bon esprit de ne pas chercher à leur plaire par ce côté. Un sens droit, une conduite généralement bonne lé mettent fort au-dessus de la foule de ses collègues.

Chargé par la cour de Vienne de déterminer l’archiduc Maximilien à s’engager dans les ordres afin de parvenir à l’électorat de Cologne, il s’en acquitta avec dextérité. Ce prince, le dernier des fils de l’empereur François et de Marie-Thérèse, reine de Hongrie, vouloit absolument une femme et un établissement. Sa mère ne pouvant concilier son goût avec ses intérêts, vouloit qu’il satisfît les derniers aux dépéris de l’autre. Le cardinal, sachant à qui il avoit à faire, emprunta le langage convenable à la circonstance. Il représenta à Maximilien que s’il refusoit d’entrer dans l’état ecclésiastique, il devoit s’attendre à n’être que très-foiblement apanagé; qu’il seroit forcé de faire sa cour à un frère jaloux du pouvoir suprême, et, pourtant, très-peu disposé à lui laisser prendre une certaine consistance politique. Que l’électorat de Cologne, qui lui étoit dévolu et dont le titulaire étoit près de sa fin, l’élevoit à la souveraineté, le rendoit indépendant ou l’égaloit, pour le moins, au grand-duc de Toscane. Il lui insinua même que, plus libre de ses actions, il pourroit satisfaire son inclination pour le sexe, sans qu’on osât le troubler ou l’importuner par des plaintes ou des réprimandes. 

Le jeune archiduc, frappé de ce raisonnement, n’y opposa que de foibles objections qui furent aisément réfutées par le cardinal. Il répéta son dilemme et insista sur l’indépendance dont il jouiroit, et sur les égards que l’empereur Joseph seroit forcé d’avoir pour lui, en raison des rapports intimes qui lient le chef de l’empire aux électeurs dont la voix est prépondérante à la Diète. Maximilien se rendit, et tout le monde fut content. La suite a prouvé que les conseils du cardinal étoient fondés sur l’expérience du passé, et le pressentiment de l’avenir. 

Le Prince Bathiani. 

C’est le nom de l’original dont j’ai parlé dans l’article précèdent. Prince de l’empire d’Allemagne, si mal à propos nommé Empire Romain, issu d’une des premières familles de Hongrie, il fait consister sa gloire dans l’analyse raisonnée du jeu des échecs. S’il étoit possible de réaliser l’idée du célèbre auteur du Spectateur, et d’ouvrir cet homme vivant, on ne trouveroit dans sa tête, ainsi que dans son cœur, que les modèles des diverses pièces de ce jeu depuis le pion jusqu’au roi; il ne voit qu’échecs, n’entend qu’échecs, ne parle que d’échecs: c’est la première idée qui l’occupe à son réveil, et la dernière qui l’accompagne jusques et pendant son sommeil. Tout ce qui meut les autres hommes est nul pour lui. Vainement me suis-je efforcé de l’arracher pour un moment à ses combinaisons chéries, sa patrie, dont je voulois l’entretenir, lui étoit indifférente. Pour toute réponse il sortit de sa poche un petit échiquier d’un travail fini, me força de l’examiner, et me dit qu’il l’avoit fait faire à Londres par le plus habile des artistes dont la Grande-Bretagne puisse sa glorifier.

Semblable aux anciens preux qui chevauchoient par monts et par vaux pour s’éprouver contre les chevaliers de grand renom, Bathiani a parcouru l’Europe pour se procurer le plaisir suprême de défier en champ clos les plus habiles joueurs. J’ai entendu dire qu’il se proposoit de passer en Asie où il existe encore des descendais de Palamède. J’ignore s’il a effectué ce glorieux projet.

Son voyage de Rome n’avoit que ce motif. Aussi pendant trois mois garda-t-il l’incognito le plus rigoureux. Il avoit entendu dire qu’il y avoit à Rome des joueurs fameux, il vint les défier et succomba. Il perdit des sommes considérables et ne fut pas corrigé. Présomptueux à l’excès, joueur médiocre, amorcé par des gens plus fins que lui, il ne discontinua pas de troquer ses ducats contre des éloges qu’il savouroit comme s’il les eût mérités.

Il dînoit un jour chez son banquier. Un abbé qui ne le connoissoit pas s’avisa dé proposer une partie d’échecs. Le prince l’accepta avec grand plaisir. Déjà l’abbé avoit gagné cinq parties lorsqu’une faute d’inattention le mit en danger de perdre la sixième. Il s’écria: Quel sot je suis! J’ai autant présumé de mes forces que le prince Bathiani. Le banquier qui les regardoit jouer étoit sur les épines. Le prince, sans paroître surpris de l’apostrophe, s’adressa à l’abbé: «Pourquoi dites-vous, monsieur, que vous avez autant présumé de vos forces que le prince Bathiani?» – «Parce que j’ai beaucoup entendu parler de ce seigneur allemand comme d’un assez bon joueur d’échecs; mais l’on ajoute que sa présomption est si grande qu’il se croit le premier homme du monde, tandis que la preuve du contraire existe à Vienne où il a perdu cinquante mille écus». – «Cela est faux, M. l’abbé; il n’en a perdu que quarante mille». – «Hé bien, il n’est que quarante mille fois un sot». La partie finit bientôt. Le prince paya et sortit assez brusquement. L’abbé voulut savoir quel étoit cet homme, et fit des instances si vives que le banquier se vit obligé de lui dire que c’étoit le prince Bathiani. Cela est impossible! s’écria l’abbé. Enfin à demi convaincu il sortit avec prestesse et courut sur les traces de la voiture qu’il apperçut au loin vers la place d’Espagne. Il y arriva, s’informa de la demeure du prince Bathiani, l’apprit, le vit descendre de carrosse, et se repentit de n’avoir pas tiré un meilleur parti de l’incognito de ce personnage. 

La Noblesse de Rome. 

Le nombre n’en est pas considérable. Elle n’a aucune communication avec la bourgeoisie. Le motif qui l’en empêche est connu. A Rome, comme dans la plupart des villes de l’Italie, dans l’Allemagne, l’Espagne et le Portugal, les mésalliances ne sont pas en usage, et rien n’engage à franchir la ligne de démarcation tracée par l’orgueil. C’est une maladie de l’esprit contre laquelle le seul remède est une révolution. Mais il faut pour l’opérer une volonté que n’a point encore manifestée le peuple romain.

La noblesse est divisée en deux classes: la haute, et l’inférieure que la vanité excessive des grands leur a suggéré de nommer petite. La barrière qui existe entre les nobles et les plébéiens n’est pas plus marquée que celle qui sépare les grands et les petits seigneurs. Il est très-rare que l’on puisse la franchir, même avec le secours des richesses immenses; cependant cela arrive quelquefois. La haute classe est celle des princes du Saint Empire Romain, et le prince Doria est le seul qui puisse réellement prétendre à ce titre que beaucoup s’arrogent. Ces princes font société entr’eux, et n’admettent aucun autre noble, quoiqu’il y ait des familles dont l’origine remonte jusqu’aux premiers siècles de la république romaine. Il est plus facile, ou moins rare, de voir une famille nouvelle approcher des princes et princesses de Rome, parce que les services pécuniaires qu’elle peut leur rendre forcent leur orgueil à s’humaniser.

Cette distinction est une des causes auxquelles il faut attribuer l’ennui que l’on éprouve dans des assemblées où il y a très-peu de femmes. Les cercles les plus nombreux n’en offrirent que quelques-unes, et c’est pourquoi on a grand soin d’y inviter les étrangères. Les hommes vivent plus librement entr’eux, parce qu’il suffit de porter le costume ecclésiastique pour être admis par-tout; et qu’à Rome presque tout le monde est affublé d’une soutane ou d’un froc.

Les assemblées de la noblesse du second rang offrent le même inconvénient. On y voit très-peu de femmes en comparaison du nombre d’hommes dont elles sont composées; et celles qui sont de rang à y figurer ont également soin d’en écarter la bourgeoisie.

Ce préjugé nuit aux plaisirs. Les étrangers sont à la fois surpris et ennuyés de voir trente hommes pour une femme. Dès qu’il en paroît quelques-unes, elles sont aussi-tôt environnées d’une foule de prélats qui bourdonnent autour d’elles, et les assourdissent de leur jargon gauchement galant et souverainement ridicule. Si un cardinal paroît vouloir s’approcher, les prélats lui cèdent la place; et s’ils osent rester, c’est uniquement pour applaudir aux absurdités qui échappent à son éminence et pour les répéter à l’envi. Charmant spectacle! charmante conversation!

Le Cardinal Buoncompagno.

Il est frère du prince régnant de Piombino, l’une des plus illustres maisons de l’Italie. Il parle fort bien le françois et un peu l’anglois. Sa tête est exaltée et n’enfante que des projets chimériques. Il voudroit que le gouvernement romain se montât sur le ton de celui des puissances séculières. Il voudroit lui créer une marine, un militaire complet, une artillerie et sur-tout des finances. Lors de mon séjour à Rome, il ennuyoit fréquemment le saint-père qui n’a, lui, d’autre projet que celui d’enrichir son neveu, projet dans lequel il réussit passablement bien. Cependant il a confié à ce rêveur le ministère des affaires étrangères, mais avec un pouvoir tellement restreint quil ne lui est pas possible d’innover.

Le cardinal Buoncompagno a beaucoup d’esprit et de vivacité. Il s’exprime avec élégance et précision. Il cherche les étrangers, les reçoit bien et s’entretient avec eux tant qu’ils le veulent. Il aime les femmes, et même avec excès. On le lui auroit pardonné, s’il eût eu la même indulgence pour ses collègues; mais né intolérant, il ne pardonne rien aux autres quoiqu’il se permette tout. Son Caractère est impérieux, vindicatif; et les moyens qu’il emploie pour se venger ont quelquefois tenu de si près à la calomnie qu’on est tenté de le croire entiché de ce vice, le plus détestable de tous. Sa manie de ne choisir pour ses valets que de très beaux hommes l’a fait soupçonner d’un goût anti-physique.

Quant à celui que lui inspirent les femmes, il l’avoue. Il a eu plusieurs maîtresses, et a été amoureux de la baronne Gavatti. Pendant l’été de 1786, il se promenoit à pied avec elle toutes les nuits, et se rendoit à une maison de plaisance qu’il avoit hors la ville près de la porte Pie. Il étoit pour lors âgé de cinquante ans, mais d’un tempérament sain, robuste et vigoureux. La baronne étoit jolie, coquette, vaine et ambitieuse. Un bel esprit, mécontent du cardial, fut informé de ces promenades nocturnes. Il résolut de le démystifier. Il loua une voiture, et précédé de deux coureurs portant des flambeaux allumés, il se fit conduire sur les traces de ce couple galant, et les suivit dans tous le détours où ils se jetterent pour éviter d’être connus. Cette malice devint le sujet des conversations de Rome; on en glosa, mais le deux amans n’en continuèrent pas moins leurs promenades auxquelles le public s’accoutuma insensiblement.

Cette conduite, blâmable en ce qu’elle blesse les bienséances, n’est tout au plus qu’une nuance à ajouter aux couleurs qui doivent servir au portrait moral de cette éminence. Buoncompagno est dur; son caractère est faux; l’œil en pleurs, il semble gémir du mal dont il est l’auteur ignoré, mais son cœur nage dans la joie; et souvent il a peine à cacher le sourire cruel qui vient se placer sur ses lèvres. Bologne et Rome lui ont tour-à-tour offert des victimes de plus d’une espèce. Très-superficiel, il ne peut paroître instruit qu’à ceux qui ne le voient qu’en passant. Le cardinal de Bernis le connoît bien, l’estime ce qu’il vaut, et l’a peint en ma présence à la princesse de Sainte-Croix en disant: Le cardinal Buoncompagno est un coquin dont les muscles sont de fer. La férocité anime ses traits. De tous ceux qui l’approchent ses proxénètes sont les seuls qui aient à se louer de sa générosité. L’économie politique lui est inconnue, et lorsque l’on en parle devant lui et que l’on marque quelque désir de voir la campagne de Rome fertilisée par l’industrie, il répond avec suffisance: ce sol ne produira rien; ce climat est sauvage. Il disoit aussi que le papier-monnoie pouvoit remplacer l’argent par-tout. «Oui, lui répondis-je, lorsqu’il a une hypothèque, lorsque la confiance publique le soutient: sans cela il n’égalera jamais l’or et l’argent dont la valeur intrinsèque n’a pas besoin de caution». Dans le même dîner je lui ai entendu dire qu’il ne peut y avoir de commerce solide dans un état dont le souverain n’est pas négociant lui-même. Cela est faux. Personne n’entendant cette matière, on ne répondit point, et Buoncompagno s’imagina nous avoir convaincus: je gardai le silence, et laissai ce reptile venimeux, couvert de la pourpre qu’il déshonore, s’applaudir d’un triomphe qu’il ne dut qu’à mon mépris.

Le Cardinal Acquaviva. 

Le plus ignorant de tous ceux de son état qui respirent à Rome. M’étant trouvé pour mon malheur placé près de lui, à la table du cardinal de Bernis, je me vis forcé de lier une conversation que j’aurois voulu éviter. Un Allemand parloit du duc de Courlande, et citoit quelques-unes des extravagances qui le caractérisent. Acquaviva me demanda dans quel cercle de l’Allemagne étoient situés les états de ce prince; je lui répondis qu’ils ne faisoient point partie de l’Allemagne, mais de la Livonie, annexée à la Pologne. Il me prouva, par des raisonnemens dignes de lui, que cela ne pouvoit et ne devoit pas être. Un prélat italien soutint cette opinion avec une chaleur qui fit sourire l’Allemand et me réduisit au silence. Voltaire étant devenu l’objet de la conversation générale, et quelqu’un ayant rappellé les présens qu’il avoit reçus de l’impératrice de Russie, et les lettres qu’elle lui avoit écrites en plusieurs occasions, l’érudit Acquaviva interrompit le narrateur pour demander depuis quand ce tison d’enfer s’étoit retiré en Russie; si l’impératrice l’avoit reçu dans son palais; et enfin si l’on pouvoit concevoir l’espérance de ne plus voir bientôt Dieu attaqué par cet impie? Je lui répondis que Voltaire avoit habité pendant plusieurs années le château de Ferney, situé près Genève, mais sur le territoire françois; qu’il avoit vécu tout ce temps à quatre cents lieues de la Russie; que ses relations avec Catherine n’avoient été qu’épistolaires; que les présens qu’il en avoit reçus ne consistoient qu’en fourrures; que cet homme, justement célébré, avoit été un parfait déiste et non pas un athée; et je l’informai de sa mort arrivée à Paris, en 1778. Le cardinal de Bernis, qui s’apperçût que l’humeur me gagnoit, eut l’attention de détourner la conversation sur la découverte récente d’un buste antique. Je le priai sérieusement de ne plus m’inviter avec cet automate.

Cependant j’eus encore, ayant de pouvoir n’échapper, le désagrément d’un troisième propos de la force des deux autres, quoique d’un genre différent. Il fut question de la canonisation du bienheureux Labre, et le cardinal Acquaviva me reprocha l’indifférence que je semblois marquer pour un saint de mon pays. Il ajouta: c’est une gloire qui, dans ces temps où l’impiété se montre à découvert, devroit vous toucher. Nous ne pouvons jamais avoir trop d’intercesseurs auprès de la Divinité justement offensée par nos crimes. 

L’ennui et le dégoût étoient à leur comble. Il m’est resté de ce dîner une impression si forte que je n’ai jamais été invité dans quelque maison de Rome que ce fût, sans regarder en entrant dans le sallon si Acquaviva y étoit, afin de me placer le plus loin possible de cette torpille.

Le Cardinal Carrara. 

Ce cardinal jouissoit à Rome de la réputation d’un homme probe et savant. Quant à sa probité, j’y crois, sans l’affirmer, parce que n’ayant point eu de rapports intimes avec lui, je ne vais pas au-delà de l’opinion publique et ne cherche point à la démentir. Quant à son savoir, le lecteur en jugera par le récit suivant.

L’ayant rencontré chez l’ambassadeur de Venise, on parla du célèbre Saussure, qui a fait tant de courses utiles dans les montagnes de la Suisse, et qui a eu assez d’intrépidité pour gravir le Mont-Blanc à plusieurs reprises. Son éminence dit que c’étoit une chose fort ordinaire, et que, lui, avoit aussi escaladé les Alpes. Je lui observai qu’il y a 1800 toises de différence entre la hauteur des Alpes et celle des Apennins. «Avez-vous mesuré cette hauteur ?» me demanda-t-il. – «Non; mais de Luc, Saussure et plusieurs autres naturalistes l’ont fait; et leurs résultats varient de très-peu de chose». – «Bon! n’ont-ils pu se tromper?» Je voulus alors lui expliquer l’usage du baromêtre pour cette approximation. Il haussa les épaules. L’électricité eut son tour, et l’on parla des observations faites par Saussure et Tremblay lorsqu’ils lancèrent leur cerf-volant de dessus les montagnes. «Ah! dit Carrara, Aristote en savoit bien plus que tous ces physiciens modernes».

Je le trouvai un jour dans une chapelle où l’on attendoit le pape. On s’entretint du roi de Suède et du peu de dépense qu’il faisoit. «Il en fait encore trop, dis-je, pour un souverain qui n’a que 19 à 20 millions de revenu». – «Ses états, dit Carrara, ne sont donc pas aussi étendus que la Toscane?» – «Ils le sont même plus que la France». – «Cela est impossible. Un si grand royaume ne peut rapporter à son possesseur une somme aussi médiocre». En quoi consiste donc le savoir du cardinal Carrara? À connoître parfaitement les canons, les rites ecclésiastiques, l’histoire dés conciles et des conclaves. Ah!!!

Le Cardinal Busca.

Grand, bien fait, possesseur d’une figure animée et pleine d’aménité; ni prétention, ni pédanterie, ni affectation, tel est au physique le cardinal Busca. Il n’est ni théologien, ni casuiste, ni canoniste; il n’a pas cette connoissance profonde de l’antiquité qui rend si fiers quelques-uns de ses collègues; il n’est, dans le fait, ni savant ni ignorant. Il est seulement homme du monde, et réunit à lui seul plus de connoissances usuelles que tous ses collègues ensemble. Sa conversation est à la fois enjouée et solide. Ses voyages en France, en Allemagne, et dans la Flandre impériale où il vint en qualité de nonce, l’ont singulièrement formé. Par-tout il s’est fait estimer et aimer. Nommé gouverneur de Rome au retour de sa nonciature, il tenta d’établir dans cette ville, dénuée de police, une surveillance exacte qui garantit aux habitans la sûreté de leurs personnes et celle de leurs propriétés. Comme l’ordre et la décence y sont à-peu-près inconnus, et que son premier soin fut d’en faire revivre les loix; les cardinaux, les ministres étrangers, et le pape même dont les ménagemens pour la noblesse sont extrêmes, s’élevèrent contre lui. Busca, forcé de renoncer au louable projet de faire le bien, ne s’est plus occupé que de ses plaisirs. Pour le peindre d’un seul trait, il faut le représenter comme Hercule entre le vice et la vertu. Je lui si oui dire, que l’unique obligation que Rome a consenti à lui avoir, est l’usage du punch à la glace. Cette boisson est réellement délicieuse. 

Le Cardinal Pallotta.

Ce cardinal est digne de monter un jour sur le trône pontifical. Il connoît les hommes et les choses; il a les lumières de son siècle. Il a un esprit d’ordre et d’analyse, et s’est nourri des ouvrages de Locke, de Leibnitz, de Wolf, de Mallebranche, de Bomar, de Condillac, et de tous les auteurs qui ont pu servir à rectifier les idées que lui avoit donné son éducation première. Je n’ai entendu personne juger aussi sainement de l’ouvrage de Lavater sur la physionomie, ni mieux séparer les beautés qui y sont semées d’avec les erreurs et les extravagances qui y fourmillent.

Le cardinal Pallotta aime les sciences, les arts, et s’y connoît. Son esprit d’ordre influe sur ses affaires domestiques. Aucune maison de Rome n’est mieux réglée que la sienne. Aucune n’offre plus de goût dans les ameublemens. Ses domestiques toujours occupés sont honnêtes et modestes. Le désintéressement et la probité de ce cardinal sont connus; sa bienfaisance l’est aussi. La bonté de son caractère ne nuit point à la fermeté qui en fait la base. Sa franchise n’est restreinte par aucune considération. Lorsque le pape le consulte et qu’ils sont d’avis différent, Pallotta appuie le sien sur la raison, et ne peut être persuadé ou dissuadé que par elle. Il discute avec vivacité, mais sans aigreur. Pallotta a été grand-trésorier, et personne n’a rendu un compte plus exact des deniers de l’état; j’en parlerai d’une manière plus détaillée lorsque je traiterai l’article des finances. Il auroit voulu faire de grandes réformes dans cette partie, mais le gaspillage est tellement annexé au système du gouvernement qu’il s’est vu contraint de le souffrir, mais sans y participer. Les cardinaux et les prélats revêtus de ces grands emplois ne les quittent ordinairement que lorsqu’ils sont engraissés de la substance du peuple. Les sous-ordres en font autant, et les plaintes, quelques graves qu’elles soient, ne sont jamais écoutés. Elles parviennent rarement au pape, parce qu’elles passent par la filière de gens intéressé à les étouffer ou à les dénaturer. Et lorsqu’elles ont franchi toutes les entraves, le pape n’ose y faire droit; il craint une tasse de chocolat à la Jésuite.

Malgré tous ces obstacles, le cardinal Pallotta a rendu de grands services à l’état, en mettant en évidence l’abyme que se creuse le gouvernement en laissant croitre les abus de tous genres. Les arts lui doivent aussi de la reconnoissance. Depuis une série de siècles que l’on fouille constamment dans les environs de Rome pour se procurer des monumens, des médailles et des monnoies antiques, on avoit négligé d’indiquer le lieu, la largeur et la profondeur des fouilles. Il en résultoit que la plupart de celles que l’on a faites l’ont été au hasard et n’ont rien produit. Pour rendre ces dépenses moins infructueuses, Pallotta a sollicitée une loi qui oblige de placer à demeure dans l’endroit fouillé une pierre contenant l’indication du lieu, les dimensions de la fouille, l’année, le nom du pontife, et celui du trésorier sous l’administration duquel elle a été faite. D’ailleurs la chambre apostolique fait faire maintenant les excavations à son propre compte, et, par ce moyen, peut enrichir ses musées à peu de frais, et s’indemniser de ses avances au moyen de la vente du surplus. La vente des matériaux qui ont servi aux constructions anciennes forme encore un produit. Mais comme cela ne peut avoir lieu qu’aux environs de Rome et dans une étendue de cinq à six milles, ce n’est pas sur ce produit que l’on peut affecter des fonds pour des fouilles régulières.

Le Cardinal Orsini. 

La réputation do ce cardinal m’a donné envie de le connoître particulièrement. J’ai voulu vérifier s’il la méritoit, et j’en ai été convaincu. Instruit, mais aussi réservé que prudent, il s’est souvent dispensé de donner son opinion sur des affaires litigieuses. Il avoit pris pour devise: autres temps, autres mœurs, et ne s’en est jamais écarté. A cette réserve, à cette prudence, il joint un esprit fin, délié, souple, insinuant; tel enfin que devroit l’avoir un prêtre ou un courtisan dont la fortune seroit encore à faire. Il déteste la personne du pape, mais il aime le régime papal, non-seulement par intérêt personnel, mais par amour pour le despotisme sacerdotale. Les siècles où les pontifes faisoient trembler les souverains sont vénérés par lui, et s’il pouvoit croire à l’âge d’or, il le placeroit sous le pontificat de Grégoire VII, son héros. Alexandre, César, Marc-Aurèle, qui s’occupa si constamment du bonheur des peuples soumis à son empire; Fréderic, l’unique à qui la Prusse doit son illustration; tant d’hommes célèbres dans divers genres ne sont à ses yeux que des ombres passagères, comparées au pontife Grégoire. Versé dans l’histoire ecclésiastique, profond dans la politique de sa cour, instruit des ruses et des détours que l’intérêt du sacerdoce a dans tous les temps employés pour le soutien des usurpations qu’elle a converties en droits, il se fait d’office son champion, et, au besoin, combattra pour sa cause.

Je mis l’espèce de sensibilité d’Orsini à l’épreuve, et je l’entretins constamment dans l’idée favorable qu’il avoit conçue de moi, en ne lui parlant que des papes qui se sont distingués par leur zèle pour l’agrandissement du saint-siège. Les larmes lui vinrent aux yeux lorsque je nommai Alexandre III. Le systême de la cour de Rome est pour lui le chef-d’œuvre de la raison humaine. Tout ce que les hommes ont inventé ou perfectionné de plus utile et de plus ingénieux n’est rien en comparaison du gouvernement romain. J’ai plusieurs fois tenté de ramener sa mémoire sur les événemens des premiers siècles de l’église, où l’humilité des pasteurs, leur simplicité, leur pauvreté évangélique les mettoient réellement au-dessus des hommes ordinaires. Mes efforts ont été inutiles. Il n’a voulu se souvenir que de ceux qui surent se prévaloir des circonstances pour arracher de Pepin et de Charlemagne des diplômes auxquels ils ont donné une extension contraire à l’intention de ces princes, les seuls à qui il accorde le titre de grands hommes.

Orsini passe pour être dévot. Il ne l’est pas plus que moi; mais il est hypocrite, et l’apparence de la dévotion suffit aux Romains. Il paroît persuadé que le pape pourroit, en se restreignant à la possession d’une partie de l’Italie, former avec les autres souverains qui la composent un pacte fédératif, dont le résultat seroit une république infiniment supérieure à celles qui ont existé jusqu’ici, et sur-tout à l’empire que l’on s’obstine à nommer Romain. D’après ce principe, les souverains qui ne reconnoissent point la suprématie du saint-siège sont des usurpateurs, des tyrans qu’il faudroit anéantir.

C’est dans le développement de ce systême qu’Orsini déploie son éloquence verbeuse. Il se perd dans des raisonnemens sans fin, et s’appuie d’une foule d’autorités que lui offrent la plupart des auteurs italiens que le préjugé et le besoin forcent à adopter cette opinion, digne des siècles d’ignorance. Il passe pour honnête homme; et cependant si son pouvoir égaloit sa volonté, il rameneroit ces temps où les querelles de religion ensanglantoient la terre. Si quelque chose peut atténuer ses défauts, c’est l’hommage qu’il rend au mérite, dans quelque classe qu’il le trouve. 

Le Cardinal Borromée. 

Il est fils de la célèbre comtesse Borromeo, issue des Grillo de Gênes, dont la maison est éteinte. Quelques talens rares pour son sexe, et plusieurs imprudences placèrent cette dame au rang des femmes célèbres. Ses correspondances avec plusieurs souverains, mais sur-tout avec les gens de lettres, lui ont fait une réputation qu’elle a mérité en partie. Le célèbre Valisneri fit un voyage à Milan exprès pour s’entretenir avec elle sur l’histoire naturelle.

Lorsque Borromée partit de Milan pour aller à Vienne en qualité de nonce, sa mère, qui le connoissoit bien, lui dit: «Pars, puisque tu le veux; mais je prévois que tu ne te corrigeras jamais, et que par-tout tu te conduiras en véritable prêtre». Il n’a que trop justifié ce mot. Avec beaucoup d’esprit, des connoissances, des richesses, il n’a pu s’attirer l’estime des honnêtes gens. Retenu par son avarice, il n’a pas voulu voir que, dans une cour vénale, il faut semer si l’on veut recueillir. Ce fut lui qui, lorsque Marie-Thérèse voulut abolir les franchises que le clergé de cette ville avoit arrachées à ses prédécesseurs, s’éleva contre ce projet. Il n’eut pas le bon esprit de sentir que ces concessions étoient injustes, rejettoient le fardeau des impositions sur le peuple seul, et que la souveraine ne pouvoit faire un plus bel usage de son autorité que de les anéantir. Marie-Thérèse offroit des indemnités au clergé; Borromée refusa, et perdit tout. L’impôt fut assis malgré lui, malgré Rome; mais les peuples n’en profitèrent point, parce que le prélat qui auroit dû être leur intercesseur près du trône, ne songea qu’à opposer une résistance qui devient ridicule quand elle est inutile, et très-souvent nuisible. 

L’affaire des asyles ne lui réussit pas mieux. La piété sincère et aveugle des souverains et des peuples avoit ouvert aux plus grands criminels les moyens de se soustraire aux châtimens dus à leurs forfaits. Les églises, les couvens devenoient une retraite assurée pour eux; dès qu’ils en avoient touché le seuil, ils étoient hors d’atteinte. L’impératrice-reine, malgré sa dévotion, voulut sérieusement réformer cet abus. Borromée cria et ne fut point écouté. Il déplut aux ministres qui avoient conseillé cette réforme; il s’en apperçut, et se vengea lâchement en les rendant suspects à l’impératrice, très-sévère sur tout ce qui avoit rapport aux mœurs. Quelques disgrâces furent la suite de ce procédé, indigne d’un ministre des autels. Ce fut une réjouissance générale lorsqu’il retourna à Rome. De nouveaux brocards l’y attendoient. Ses goûts anti-physiques étoient connus; mais on ignoroit qu’ils fussent assez violens pour l’emporter sur l’avarice. Cependant la passion qu’il conçut pour l’un de ses domestiques, fils d’un charpentier, le porta à prendre soin de ce moderne Antinoüs; il le fit élever à ses frais, et le porta jusqu’aux honneurs de la prélature. Rome entière en causa, et l’on célébra le triomphe que la luxure venoit de remporter sur l’avarice d’une manière digne du coryphée.

Pêtri de préjugés dont l’effet auroit dû le garantir des excès auxquels il se laisse emporter, il ne s’en livre pas moins à ce que lui inspirent ses passions, sans réfléchir sur les conséquences qui peuvent en résulter. Irascible, il ne connoît point de frein lorsqu’on le contrarie: vindicatif, il n’est point de moyens qu’il n’emploie pour assurer sa vengeance. Il n’a jamais pardonné à Visconti de l’avoir remplacé dans la nonciature de Vienne, et moins encore de s’y être fait aimer. C’est lui qui, au moyen de ses intrigues, l’a fait exclure lors du dernier conclave.

Le Cardinal Archinto. 

Archinto est aussi né à Milan. Aussi avare, aussi tenace que son compatriote Borromée, il n’a ni son esprit ni ses talens. Son ignorance est égale à son orgueil, et celui-ci surpasse tout ce qu’on peut imaginer. Portant la dévotion à l’excès, il se scandalise si aisément qu’il est impossible de continuer devant lui aucune conversation. Les expressions les plus simples offensent ses oreilles, parce qu’ayant l’esprit rebours il ne manque jamais de les interpréter en mal. Sa prononciation est vicieuse, ses discours communs, et ses gestes ridicules. Une femme d’esprit a dit que l’on meurt de bêtise; je ne sais si cela est bien juste; mais à coup sûr Archinto en vit, la respire et l’exhale perpétuellement. Nul, à ce que l’on prétend, au physique comme au moral, je n’ai parlé de lui que comme on cite un animal rare pour sa difformité. Je serois tenté de le citer comme un modèle des écarts de la nature: et l’on appelle cette masse informe Éminence!        

Joseph Pamphile Doria. 

La nonciature de France accordée à son puiné avoit jetté de la défaveur sur lui dans l’opinion publique. On ne s’est point informé des motifs de cette préférence, et l’on a jugé Pamphile aussi légèrement qu’injustement. Tel est l’esprit public à Rome: celui qui n’a que des vertus, des talens et des connoissances, ne peut l’emporter sur l’esprit d’intrigue qui est l’âme du gouvernement. On n’a pas même su gré à Pamphile d’avoir hautement reconnu la supériorité de son frère. Mais ce cardinal, qui n’est point tourmenté par l’ambition, qui ne connoît la vanité et les prétentions que par les sottises qu’elles font faire à ses collègues, se met peu en peine de ce qu’on pense sur son compte. Tranquille dans son palais, il jouit à sa manière. Sa galerie, sa bibliothèque, voilà son univers; et les momens qu’il y passe ne sont pas perdus. La peinture a son premier hommage. L’ayant un jour rencontré chez le chevalier Azara, nous examinâmes ensemble les tableaux de ce ministre; et le cardinal Pamphile entra à cette occasion dans des détails si intéressans, que j’eus un plaisir infini à l’entendre parler. La clarté, la précision de ses réponses aux questions que je me permis de lui faire, m’étonnèrent. Je ne pus m’en taire.

«Comment, dis-je quelques jours après au cardinal de Bernis, comment est-il possible que le cardinal Doria passe pour un être stupide?» – «C’est, me répondit-il, que cette éminence n’a aucun des vices qui plaisent aux Romains, et que ses vertus leur déplaisent. Pamphile est bon, doux, généreux, sincère; n’a de goût que pour la peinture et les lettres: quel cas des intrigans, des joueurs, des ambitieux et des frippons peuvent-ils faire d’en pareil homme? Sa nullité apparente le sauve de leur haine, et c’est tout ce qu’il demande».

L’Entrevue.

Les souverains du Nord qui ne sont pas unis de culte avec la cour de Rome, vont rarement visiter le Capitole. Lorsque Gustave III se fut déterminé à venir à Rome pour y admirer les monumens et les raretés qu’elle renferme, il se promit bien de n’en laisser échapper aucune. Un pape est un être unique dans ce qu’on est convenu d’appeller le monde chrétien. Gustave voulut voir Pie VI; et Pie VI, flatté, ainsi que ses devanciers, de l’hommage volontaire qu’un roi hérétique rendoit à la capitale de ses états, désiroit aussi recevoir sa visite. Mais comme la différence des cultes n’admet aucune relation directe entre le chef visible de l’église catholique et un monarque luthérien, il fallut pour sauver les apparences prendre des arrangemens, et leur ménager à tous deux une rencontre qui excluât le cérémonial. Après bien des pour-parlers secrets, le mezzo termine fut trouvé. On fixa le jour et l’heure où les deux potentats se rencontreroient au musée Clémentin. Gustave s’y rendit le premier; et le pape, après lui avoir laissé quelques momens pour revenir de la surprise ordinaire aux personnes qui entrent pour la première fois dans ce lieu, y parut, suivi d’autant de cardinaux que le roi avoit d’accompagnateurs. Tous deux se saluèrent et s’abordèrent avec un égal empressement. Ce premier entretien ayant été public, je vais en insérer ici la substance.

Pie VI: M. le comte de Haga, attiré dans l’Italie par son goût pour les arts qu’il a toujours protégés dans ses états, a voulu par sa présence honorer la ville qui fut leur berceau.

Gustave: Les chefs-d’œuvre qu’elle renferme sont dignes d’être admirés. Mais quoiqu’ils soient entrés pour beaucoup dans mon projet de voyage, mon objet principal, en venant ici, a été d’y connoître personnellement un pontife qui honore la tiare par ses vertus.

Pie VI: La politesse est inséparable du vrai mérite: le mien ne consiste que dans l’intention. C’est vous, M. le comte, qui, dès votre jeunesse, avez donné des preuves de ce que vous deviendriez un jour. Cet espoir, vous l’avez parfaitement rempli.

Gustave: Les circonstances m’ont aidé. Je n’ai fait que les saisir.

Pie VI: On m’a plusieurs fois assuré qu’au milieu de tant de soins importans, vous n’avez cessé de jetter un coup-d’œil protecteur sur les arts. Après avoir régénéré vôtre royaume, vous voulez encore l’embellir.

Gustave: Je n’ai pu faire ce que j’aurois désiré sur cet objet. Il faut du temps pour naturaliser les arts dans un sol dont on pourroit dire:

La nature marâtre en ces âpres climats,

Ne produit au lieu d’or que du fer, des soldats.

Après avoir jetté autour de lui un coup-d’œil rapide, Gustave ajouta: je reconnois ici des morceaux précieux dont j’ai vu les estampes. 

Pie VI: Puisque M. le comte trouve ce musée de son goût, il me permettra de l’accompagner par-tout; je remplirai près de lui la fonction d’un Cicerone. 

Les deux souverains continuèrent leur entretien, mais à voix basse. Le pape conduisit le roi dans toutes les salles, et lui expliqua ce qui méritoit de l’être, comme l’auroit fait un antiquaire. Les seigneurs de la suite de Gustave avoient aussi des prélats qui remplissoient près d’eux la même fonction.

Le roi de Suède fut si content de cette entrevue, qu’il chargea un peintre françois de composer un tableau sur ce sujet. Le pape qui le sut en demanda une copie, et chacun de ces souverains envoya cent cinquante louis à l’artiste. Ce tableau d’environ huit à neuf pieds de largeur sur six de hauteur représente le grand sallon du musée et l’apperçu des figures qui le décorent. L’artiste a choisi le moment où les deux souverains s’apperçoivent et s’empressent de s’aborder. Leur suite y paroît aussi; et l’ordonnance en est si sage que la foule des accessoires ne nuit point à l’effet principal.

On ne sera pas surpris que je fixe un moment l’attention du lecteur sur l’artiste à qui Gustave a confié dans Rome même l’exécution du morceau qui devoit servir à lui rappeller un moment agréable. Il est François et se nomme Gagneroux. Né en Bourgogne, dans la ville de Dijon, les états de cette ci-devant province ayant reconnu en lui le germe des talens, l’envoyèrent étudier à Rome, et l’y soutinrent pendant plusieurs années. Gagneroux choisit l’histoire, et s’est fait en ce genre une réputation à laquelle son dernier ouvrage mettra le sceau. C’est la représentation de la bataille de Senef dans le moment où le grand Condé, près de tomber au pouvoir des Espagnols, est délivré par son fils qui lui présente un cheval. Ce morceau que j’ai vu a fait le plus grand plaisir aux connoisseurs. Les figures sont bien dessinées, les proportions en sont exactes; mais le coloris en est un peu vif: c’est ce que les Italiens nomment manière françoise. Gagneroux a fait trois autres tableaux pour le roi de Suède. Le sujet du dernier est un Œdipe mourant qui recommande aux Dieux ses enfans.

Le Prince et la Princesse Rezzonico. 

Ce prince est neveu de Clément XIII. II est pourvu de la charge de sénateur, et, en cette qualité, loge au Capitole. Plusieurs personnes ont paru surprises de voir que les prêtres aient osé restreindre le sénat à un seul individu sans autorité. Moi, si quelque chose peut me surprendre, c’est qu’ils n’aient pas aboli jusqu’au nom de sénateur, afin de ne point réveiller dans l’idée des peuples la puissance des pères conscripts sous la magistrature de qui les Romains avoient conquis tant de nations; affoiblis, fait disparoître de la surface du globe tant de rois; et ce qui est encore plus, en avoient avili le nom jusqu’au point de le rendre un objet de mépris et d’horreur. J’aurai dans la suite occasion d’examiner quelles sont les fonctions de cette charge devenue unique, et des prérogatives qu’elle donne au titulaire. Lorsqu’elle devient vacante par la mort du possesseur, elle passe ordinairement au neveu du pape régnant qui, en cette qualité, en a l’expectative.

Le prince Rezzonico qui l’occupe maintenant est un seigneur fort aimable, d’un caractère doux, honnête, et qui réunit les qualités les plus accomplies. Sa conversation est aussi agréable qu’instructive. Son palais est ouvert aux étrangers qui y sont reçus avec des égards flatteurs. On ne remarque point en lui de trace de cet orgueil et de cette morgue que l’on reproche si justement aux principaux seigneurs romains.

Mais tout cela est compensé par le caractère de la princesse son épouse. Elle est de la maison Buoncompagno, sœur du cardinal de ce nom. Sa taille est presque gigantesque; ses traits, le son de sa voix, ses gestes, tout en elle annonce une erreur de la nature. Mais ses inconséquences surpassent tout ce que l’on peut imaginer. Elle parle beaucoup, ne choisit point ses expressions, et semble ne pas connoître les bienséances, ou affecter de les mépriser. Après avoir beaucoup regardé le cardinal Quarantini, elle lui adressa un jour ce doux propos. «Monsieur le cardinal, tout le monde dit que vous êtes un grand… Effectivement, après vous avoir bien examiné, je trouve que votre air ne dément pas votre réputation». «Je ne vous vois jamais avec plaisir, dit-elle au prélat Branciforte, parce que votre air annonce un homme faux». C’étoit là une grande vérité, mais qui ne devoit pas être dite matériellement.

Cette princesse qui passe sa vie au milieu des prélats les déteste cordialement, ne perd aucune occasion de les en convaincre, et de leur témoigner par des comparaisons l’espèce de mépris qu’elle leur a voué.

Elle donnoit à dîner à seize prélats du nombre desquels étoit Borgia. «Ah!, lui dit-elle en le voyant entrer, je vois toujours le prélat Borgia avec un plaisir nouveau, parce qu’au milieu de ses confrères, il est le seul avec qui on puisse s’entretenir raisonnablement». Cela étoit exactement vrai, mais très-indécent pour le moment.

J’avoue que la réputation de cette princesse m’éloignoit de chez elle. J’étois peu tenté d’avoir ma part de ses grosses plaisanteries, et je craignois qu’elle ne mît ma patience à de trop fortes épreuves. Cependant, il fallut céder à l’usage et me faire présenter. Je n’ai souffert de cette complaisance qu’en autrui; ma bonne fortune ayant voulu que je ne devinsse point le but de ses épigrammes. 

Il n’en fut pas de même d’un certain marquis, de nation lombarde, très-favorisé par la princesse Borghèse, et homme d’esprit. La princesse, qui l’avoit pris en aversion, ne perdoit pas une occasion de lui adresser des choses désagréables, piquantes et mal-honnêtes. «Vous ne me plaisez point, lui dit-elle un jour qu’elle dînoit chez son frère le cardinal; le goût que vous avez inspiré à la princesse Borghèse vous a persuadé que vous aviez du mérite: vous auriez cependant dû savoir que cette femme ne peut faire exemple, et que son choix n’a jamais été justifié par l’objet». 

Lorsque quelqu’un déraisonne, la princesse Rezzonico ne manque pas d’élever sa voix de stentor et de dire: ce propose est digne dun prélat romain. La plus légère mal-adresse est censurée de la même manière. Après avoir exhalé sa colère en injures assez grossières, elle termine par comparer la personne qui l’a ainsi émue aux prélats romains.

Quoique les ecclésiastiques les plus élevés en dignités ne soient pas les plus savans, et que parmi eux il s’en trouve qui réunissent l’ignorance à la bêtise, et qui pis est à l’orgueil, il n’est pas vrai qu’on doive les ranger tous dans cette classe. Je dirai plus, il en est peu à qui l’usage du grand monde n’ait appris à garder le silence lorsque la conversation passe leur portée. Le seul cas où ils soient véritablement insupportables, c’est lorsqu’ils se permettent de parler des nations étrangères sur lesquelles ils n’ont d’autres renseignemens qu’une tradition erronée soutenue du bandeau du préjugé. Mais à quoi sert l’instruction lorsqu’elle est accompagnée comme chez la princesse Rezzonico d’un ton grossier, tranchant et même indécent? À se faire détester. Pie VI, célèbre par des accès de colère qui vont jusqu’à la démence, n’égale pas la nièce de Clément XIII.

Le Présomptueux dupé. 

Rome est remplie de gens qui vivent aux dépens des étrangers. Ils sont à l’affût, et dès leur arrivée les abordent avec politesse, s’empressent à les guider, les accompagnent ou les suivent par-tout où la curiosité les conduit, et finissent par les duper. Les personnes qui vont à Rome n’en sortent jamais sans avoir fait des acquisitions qui attestent leur goût pour les arts. C’est sur la manière de faire ces acquisitions qu’il importe de prévenir les voyageurs, afin de les garantir des pièges qui leur sont adroitement tendus.

Tout étranger doit se persuader que la théorie des arts n’en donne pas une connoissance approfondie. Il est très-difficile à des yeux inexercés de distinguer les copies des originaux, les antiquités réelles d’avec leurs simulacres. C’est une erreur de croire que des lectures classiques, faites avant le voyage d’Italie, suffisent pour se présenter seul chez les marchands; ceux qui le croient sont punis par le fait. Il faut, pour ne pas être dupé, avoir beaucoup vu, beaucoup comparé sous la direction de personnes instruites, et qui n’aient aucun intérêt dans la vente des objets que l’on veut se procurer.

Lorsque l’on est décidé à monter soit un cabinet d’antiquités, soit à se procurer une collection de tableaux, il est important de former des liaisons avec les meilleurs artistes et le plus savans antiquaires. Si l’on est recommandé, la chose est facile. L’entrée des cabinets, des musées, des galeries, des palais est accordée; l’on entend parler, l’on écoute et le jugement se forme. On sait, sans même le demander, quels sont les marchands les mieux assortis, et ceux qui mettent le plus de bonne foi dans ce commerce. On trouve même des connoisseurs éclairés qui se font un point d’honneur de guider les étrangers dans les achats qu’ils se proposent de faire, pourvu qu’ils aient le bon esprit de ne pas prétendre en savoir plus qu’eux. La présomption est un écueil contre lequel échouent les demi-connoisseurs; et c’est alors un plaisir pour les Romains de leur voir remporter des croûtes au lieu des chefs-d’œuvre qu’ils avoient cru acheter. Passons du précepte à l’exemple.

Le comte Fries,[3] fils aîné d’un riche banquier de Vienne qui n’avoit rien épargné pour son éducation, devenu par la mort de son père héritier de plusieurs millions de florins, vint en Italie avec le double projet d’y admirer les chefs-d’œuvre qui la décorent et de s’y faire admirer. Doué d’une figure intéressante, de toutes les grâces que donne la nature et que l’éducation développe, il comptoit sur des succès brillans. Fier des demi-connoissances qu’il avoit acquises, il auroit rougi de prendre des guides, et son premier soin en arrivant à Rome fut de s’annoncer comme un connoisseur profond. On l’essaya: peu d’heures suffirent pour donner la mesure de ses connoissances; dès-lors le piège fut tendu, et le présomptueux jeune homme y donna tête baissée.

Plusieurs aigrefins se glissèrent dans les lieux qu’il visitoit et jusques dans les maisons dont ses recommandations lui avoient donné l’entrée. On le faisoit parler, on l’écoutoit, et l’on jouoit l’admiration. Quel prodige d’entendre ce jeune seigneur! de le voir surpasser en connoissances les personnes qui s’étoient le plus appliquées à ce genre d’étude! L’amour-propre est commun à tous les âges; il agit sur tous les hommes. Sa magie influa si promptement sur Fries qu’il crut de bonne foi mériter les éloges qu’on lui prodiguoit. Il commença à se considérer comme un être privilégié par la nature, et pensa que l’Allemagne se glorifieroit de pouvoir le compter au nombre des grands hommes qu’elle avoit produits.

Lorsque le comte de Fries eut été amené au point où le désiroient ses bons amis, il lui désignèrent de superbes tableaux, des camées, des bustes, des médailles d’un travail fini, d’un précieux comme il y en avoit peu; mais il étoit difficile de les voir, et bien plus difficile encore de se les procurer. Le propriétaire, homme riche ou singulier, jusqu’alors n’avoit pu se décider à se défaire de ces objets, quelque prix que l’on en eût offert. Cependant on essaieroit, et en attendant que l’on pût ménager cette grande affaire, on se flattoit de parvenir à les faire voir à M. le comte. M. le comte acceptoit avec reconnoissance, on l’introduisoit mystérieusement dans le cabinet, il admiroit, vouloit acheter tout; et regardoit comme une faveur le soin que l’on prenoit de lui faire payer fort cher des copies, rebuts des véritables connoisseurs.

Ce manège, suivi de plusieurs autres, amusoit toute la ville de Rome, qui se réjouissoit aux dépens du jeune Allemand avec d’autant moins de scrupule, que la présomption n’étoit pas son seul défaut. Devenu comte du Saint-Empire par un diplôme qui s’accorde très-aisément, Fries avoit oublié que son père étoit banquier et n’avoit jamais été que cela. Les Romains le savoient, et sur ces sortes d’objets leur mémoire est excellente. Toutes les fois que Fries parloit de la noblesse de sa famille, de ses ayeux, on sourioit; et le lendemain, ce noble de fraîche date, trouvoit l’occasion de placer à fonds perdus quelques milliers de florins. Ces deux foibles ont si bien fait le sujet des conversations de Rome, que, pour désigner un homme présomptueux et fat, ils disent: c’est un second comte de Fries.

Pickler, célèbre artiste, ne se fit aucun scrupule de profiter de la présomption de Fries. Il lui vendit soixante-quatorze louis un camée représentant le dieu Luna. Cet ouvrage, parfaitement imité de l’antique, valoit environ le tiers de la somme. Fries, qui n’étoit pas pour lors accompagné de ses bons amis, exigea de l’artiste un certificat qui lui fut donné en ces termes:

«Je soussigné, atteste avoir vendu à M. le comte de Fries un camée représentant l’ancien Dieu égyptien Luna. Cet ouvrage est graeco-latine. Signé Pickler».

Fries ne s’apperçut point de l’irrégularité du certificat. Il le montroit par-tout, le lisoit, en répétoit les termes, et se croyoit possesseur d’un objet unique.

Après un court séjour dans la ville des sept collines, mais cependant assez long pour y avoir dépensé des sommes immenses, le comte du Saint-Empire retourna dans sa patrie, aussi glorieux que l’âne chargé de reliques. Sa mort, qui arriva peu de temps après, ne lui laissa pas le temps de reconnoître combien sa présomption lui avoit été fatale.

L’exemple de ce jeune homme a dû être présenté aux voyageurs, afin de les prémunir contre le danger de se livrer à des inconnus: et celui d’un homme tel que Pickler qui profite de la sottise d’un étranger pour lui vendre soixante-quatorze louis un objet qui n’en vaut que vingt-cinq, a dû nécessairement trouver place dans un ouvragé destiné à faire connoître les mœurs et les coutumes des divers états de l’Italie.

Le Ministre de Toscane.

Léopold, étant grand-duc de Toscane, avoit coutume de se servir des ambassadeurs de l’empereur dans les cours étrangères pour traiter le peu d’affaires qu’il y avoit. Les cours de Rome et de Naples étoient les seules où il consentit d’en envoyer.

L’abbé Gianni exerçoit à Rome la fonction de résident. Il étoit frère d’un homme en faveur dont j’aurai occasion de parler lorsque je serai parvenu à l’article de la Toscane. La physionomie de Gianni, ses vêtemens, ses meubles, son équipage, ses manières, tout sur lui, en lui et chez lui portoit l’empreinte du souverain auquel il appartenoit.

On sait que Léopold étoit juste, et que sous son gouvernement les Toscans ne pouvoient se dire malheureux. Mais on ignore peut-être que tout en s’occupant de la prospérité des campagnes, ce prince exerçoit la patience des habitans des villes. Ses ministres, les magistrats étoient surchargés de travail, et leur salaire étoit des plus médiocres. Il faut avouer que ce prince n’exigeoit d’autrui que ce qu’il pratiquoit lui-même. Il donnoit l’exemple de la simplicité et de la frugalité. La dépense de sa maison étoit tellement réglée que d’une année à l’autre il n’y ayoit pas une différence de six mille livres. II régna moins en souverain qu’en supérieur d’ordre monastique. Ses loix somptuaires s’éténdirent sur toutes les classes de ses sujets; et sa manière de veiller à leur bonheur leur devint incommode par la gêne perpétuelle où ils étoient tenus. Pour être informé de ce qui se passoit dans l’intérieur des maisons, il entretenoit des espions qui le seryoient fidèlement quoique leur salaire fût mince. Averti par eux des moindres choses, il en faisoit son amusement dans ses heures de loisir, et le soir répétoit à son épouse, femme, mère et souveraine estimable, tout ce qui s’étoit passé pendant la journée. 

Les Toscans n’ignoroient pas les moyens qu’employoit leur souverain pour scruter leurs actions, et presque leurs pensées; aussi, semblables à Mallebranche qui voyoit Dieu par-tout, ils voyoient Léopold, ou du moins pensoient à lui jusques dans les bras de leurs maîtresses.

Gianni, nourri dans ces maximes, les suivoit avec une régularité qui le distinguoit de tous les autres diplomates. Il ne se bornoit pas à l’inspection exacte de sa maison. Par-tout il exerçoit les deux sens les plus chers à l’homme: la vue et l’ouie. On le voyoit porter çà et là des regards curieux, écouter attentivement ce qui se disoit dans un cercle; et l’on étoit sûr que tout seroit relaté dans la première dépêche.

Quoique ses fonctions lui rapportassent peu, il craignoit de perdre sa place; et pour éviter ce qu’il regardoit comme un malheur, il s’empressoit d’alimenter l’insatiable curiosité de son maître par tous les moyens qui étoient en son pouvoir. On m’a dit que pendant les années 1786 et 1787 il avoit été dans une consternation perpétuelle. Les dissensions qui eurent lieu entre la cour de Rome et celle de Florence au sujet des lettres pastorales de l’évêque de Pistoie, lui faisoient craindre une rupture, et, par suite, son rappel.

Il n’y avoit point à Rome d’ambassadeur aussi occupé que Gianni, quoiqu’il n’eût ni fêtes à ordonner, ni repas d’étiquette, ni même d’assemblées. Il est vrai que n’ayant pas le moyen de payer un secrétaire, il fàisoit lui-même ses dépêches; et que n’osant se fier à sa mémoire, il annotoit sans cesse les objets qu’il vouloit y insérer. Pour qu’elles fussent lues avec plaisir, il falloit qu’elles continssent des particularités neuves; que les détails fussent amples, les faits bien circonstanciés. Pour parvenir à remplir toutes ces conditions, il étoit nécessaire que le pauvre ambassadeur se transportât continuellement d’un lieu dans un autre, jusqu’à pleine moisson. Quel métier!

Gianni, très-affecté dans ses manières, très-compassé dans ses discours, offre en tout l’image de la contrainte. Il parle bien sa langue, entend le françois, et s’est fait une habitude du mystère qui le rend insupportable en société. Si on lui demande des renseignemens sur la Toscane, il ne répond pas. Si on lui parle de l’agriculture, du climat, de la nature des pierres ou des terres, enfin de tout ce que produit son pays, il hésite; et ces mots je ne sais pas paroissent sortir à regret de ses lèvres à peine entr’ouvertes. Les choses les plus indifférentes deviennent pour lui des affaires majeures. Incapable de confiance, il cherche à capter celle d’autrui. Il a l’heureuse habitude de parler à l’oreille, et c’est pour souhaiter le bonjour, la bonne nuit, ou parler du temps qu’il fait. Il semble toujours craindre d’être entendu ou deviné. Enfin, on ne peut jamais rien tirer de cet homme que l’on rencontre par-tout. Ses collègues s’en amusent; quelques-uns le plaignent; mais le cardinal de Bernis et le chevalier Azara ont véritablement compassion de lui et s’accordent à lui fournir des matériaux pour ses importantes relations.

Il y a grande apparence que la réserve qui lui a d’abord été imposée est passée en habitude. En voici une preuve. On parloit un soir en sa présence de la grande-duchesse, et l’on n’étoit pas d’accord sur son âge. Le premier almanach eût suffi pour s’éclaircir, mais personne n’en avoit. Gianni prié de décider la chose, s’en défendit, et rien ne put l’engager à nous dire la date de la naissance de cette princesse dont on avoit parlé avec le respect qu’elle mérite par ses qualités personnelles.

Le Château Saint-Ange.

C’est la Bastille de Rome, l’antre où le despotisme sacerdotal a forgé ces foudres si redoutés, dont le temps a enfin émoussé les traits. Je ne considérerai cette citadelle que sous le point de vue qu’elle présente naturellement. Les papes ont fait pratiquer un chemin couvert, depuis le Vatican jusqu’au château Saint-Ange: c’est par ce moyen qu’ils espèrent échapper aux émeutes populaires que peut exciter un gouvernement dur, arbitraire et rapace.

Cette prison d’état, décorée du nom de château, est dans un délabrement qui suffiroit pour attester la négligence du gouvernement, si, après avoir parcouru les terres de l’église, on pouvoit encore se faire illusion sur le vice interne qui en paralyse les ressorts.

Sur les remparts à demi-dégradés on voit des canons qui serviroient eux-mêmes à sa ruine totale, plutôt qu’à sa défense. Il y en a sur les escaliers, à chaque étage. Près delà sont placés des amas de boulets d’un calibre différent de celui des canons, et qu’il faudroit trier pour les assortir aux pièces dont on voudroit faire usage.

A quoi donc serviroit cet appareil de défense, si l’attaque étoit imprévue? À en imposer au peuple romain qu’un long assoupissement rend iners, à se défendre contre lui pendant deux ou trois jours, s’il osoit soulever ses fers; à donner au pape et à ses cardinaux le temps de se mettre à couvert par la fuite, seul refuge des tyrans lorsque la nature leur a refusé le courage. Quelques heures suffiroient à une poignée de troupes réglées pour s’emparer de l’asyle de Boniface VIII, devenu ensuite sa prison. 

J’ai visité l’arsenal, ou du moins l’endroit que l’on décore de ce nom. Le plus mince souverain d’Allemagne rougiroit d’en avoir un pareil. J’y ai trouvé environ deux mille cinq cents fusils et mousquetons rouillés, mal montés et si pesans, que des troupes exercées auroient peine à s’en servir utilement.

Ce qu’il y a de plus intéressant dans ce château, c’est la vue. Elle est admirable, et fait oublier le nombre de degrés qu’il faut monter pour arriver à l’esplanade de la tour. La ville de Rome paroît toute entière sous la forme d’un croissant dont les extrémités rapprochées tiennent au château. C’est un rapport de plus entre elle et les puissances mahométanes.

On m’a montré les chambres où, sous des pontifes atroces, ont été renfermés dé malheureux cardinaux, dont le seul crime étoit d’avoir déplu au premier de leurs égaux. J’ai vu aussi celle dite du conseil, où ils furent interrogés et d’où ils ne sortirent que pour être égorgés.

Il y a une salle dite du trésor, où l’on voit les joyaux des papes et les quatre triples couronnes, ornement modeste, et qui convient très-bien à celui qui se dit le successeur de Pierre le Pêcheur. On m’a fait entrer dans la pièce où l’on a conservé pendant longtemps les fonds que Sixte V y avoit déposés pour subvenir aux besoins extraordinaires du saint-siège. Cette chambre est absolument vuide; le pape Rezzonico s’est saisi d’une partie de ce qu’elle contenoit, et Pie VI dévora le reste lors de son exaltation. Je suis entré dans la pièce où le cardinal Caraffe fut étranglé, et j’ai vu celle où le père Ricci, général des jésuites, été renfermé jusqu’ à sa mort.

Pendant que je satisfaisois ma curiosité sur tout ce que renferme ce château jadis révéré, et qui dans tous les temps n’a servi qu’à dérober à la connoissance des peuples les actes de tyrannie du Lama d’Europe, Cagliostro, le trop fameux Cagliostro, y étoit détenu. Une commission, composée de membres du tribunal de l’inquisition, instruisoit alors son procès, et commençoit ses tourmens par de continuels examens, dont on peut se former une idée d’après la connoissance générale de l’absurde cruauté de ces tigres.

Cette affaire étoit alors l’unique sujet des conversations. Rome retentissoit de ce nom comme Paris en avoit retenti; mais l’issue devoit en être plus fatale à celui qui en étoit l’objet. Je ne pois me refuser à entrer dans quelques détails sur les conjectures que ce procès inique suggéroit aux Romains.

Plusieurs personnes qui passent pour être initiées dans les secrets du saint-siège, étoient persuadées que Cagliostro n’étoit revenu à Rome qu’avec des desseins très-hostiles. On prétendoit que son bannissement de France n’étoit qu’un voile dont on s’étoit servi pour couvrir un complot tramé par les Polignac, les Vaudreuil, les princes françois, et sur-tout le comte d’Artois. On imputoit à ce rassemblement de sangsues le projet de piller Rome pendant les divertissemens du carnaval. Le jour, disoit-on, avoit été fixé au mardi-gras. Mais en supposant que ce fait, au moins très-douteux, eût été avéré, pourquoi traduire Cagliostro devant une commission du tribunal de l’inquisition? Les tribunaux ordinaires dévoient en être saisis, et Cagliostro livré publiquement à des interrogatoires qui eussent dévoilé son forfait.

Une autre version aussi accréditée, plus vraisemblable, sans être cependant plus certaine, disoit que Cagliostro n’avoit été arrêté que sur les instances de Marie-Antoinette, alors reine de France. On croyoit que cet homme avoit eu trop de part à la fameuse affaire du très-fameux collier, pour qu’elle ne craignît point que de nouveaux mémoires non inspectés par des bastilleurs, ne dévoilassent la turpitude qu’elle vouloit dérober aux yeux des peuples déjà disposés à la juger. Cette idée, moins dénuée de fondement que la première, me paroît encore hasardée bien légèrement. Sans entrer ici dans le caractère de cette princesse, sans rien préjuger pour ou contre elle sur cette allégation, il me semble qu’ayant alors le choix du crime, elle auroit dû préférer le plus aisé à commettre, ainsi que le plus certain. Cagliostro à la Bastille étoit, pour ainsi dire, sous sa main. Il étoit aisé de s’en défaire, et fort incertain qu’il se retirât à Rome, où même il ne s’est pas rendu directement; et il devoit paroître dangereux de chercher à l’atteindre de si loin, et de le livrer à des formes toujours lentes, toujours compassées, et qui mettoient nécessairement trop de gens dans la confidence. Ce n’est pas ainsi qu’en ont usé les potentats lorsqu’ils ont voulu sacrifier leurs complices ou leurs ennemis.

Quoi qu’il en soit, le procès de Cagliostro à Rome est un abus de l’autorité qui soulève les sens de tout homme qui n’a pas entièrement courbé sa tête sous le joug de la tyrannie. Mépris des loix, violation de l’hospitalité et du droit des gens, tel fut l’ordre donné par le pontife, et suivi ponctuellement par ses satellites.

Loin d’estimer Cagliostro, je l’ai toujours regardé comme un charlatan qui a fondé sa fortune sur la superstition d’une foule d’imbécilles qu’il avoit l’art de séduire. Je l’ai cru l’agent de certains personnages qu’il trompoit également. Mais quoiqu’il ait fait en France et dans d’autres pays, quels qu’aient été sa conduite et ses projets, Rome n’avoit point le droit de l’incarcérer, et encore moins celui de le juger sur des faits qui ne concernent ni cette ville, ni aucune partie de l’état ecclésiastique.

Cette procédure, aussi odieuse pour la forme que pour le fond, a été réglée à l’extraordinaire; et, ce qui ne l’est pas moins, c’est que l’on se soit permis de séduire la femme du prisonnier afin de l’engager à déposer contre lui dans une affaire qui, je ne saurois me lasser de le répéter, n’a pu être véritablement connue des Romains, et encore moins jugée par eux. Dépositions mendiées, controuvées, des témoins plus que suspects admis et entendus contre toute justice, jugement inique, voilà le sort au-devant duquel Cagliostro couroit en se réfugiant à Rome. Voilà l’ouvrage des prêtres. Mais quel intérêt les a portés à enfreindre toutes les loix? Quel excès d’audace ou de foiblesse a pu les engager à faire imprimer toutes les pièces de ce procès monstrueux? Ouvrez l’histoire, lecteurs; reportez-vous au temps de Clément VI; voyez sa complaisance pour la France dans l’affaire horrible des Templiers, et jugez ce qu’a été et ce que peut être encore la cour de Rome lorsqu’elle a intérêt de ménager ou de servir une puissance qu’elle n’ose opprimer.

Cagliostro jugé à mort pour des opinions, pour des crimes qu’il n’a pas commis dans le pays de ceux qui se sont constitués ses juges, a vu commuer sa peine en une autre plus horrible. Le pape l’a condamné à finir ses jours dans un cachot. Ce cachot est une espèce de fosse très-profonde dont on a muré la porte, et qui ne reçoit d’air que par un soupirail que l’on ouvre une fois le jour, et par lequel on descend la nourriture du prisonnier. Jamais la consolation n’a pénétré dans ce séjour d’horreur. On ne s’inquiète point de la santé de ceux qui y sont détenus, et l’on n’est averti de leur mort qu’en retirant le panier qui renferme les alimens grossiers qui doivent prolonger leurs tourmens. Lorsque ce panier descendu pendant plusieurs jours revient dans le même état, on juge qu’ils ont cessé de souffrir. Alors ou entre, on enlève le corps et on l’enterre. Ces cachots sont placés sous la tour. C’est vraisemblablement sur cet exemple de douceur évangélique que s’étoient modelés les moines et les religieux, lorsqu’ils ont établi des châtimens qu’ils nommoient l’eau d’angoisse et le pain de tribulation. L’endroit même où étoiént retenues les malheureuses victimes qu’ils y avoient condamnées étoit désigné parmi eux sous la dénomination d’in pace.

Le Capitole.

Bien différent du temple dont il n’a retenu que le nom, le Capitole d’aujourd’hui ne sert plus à célébrer le triomphe des héros. Une horde mensongère, commandée par un prêtre orgueilleux, aussi inhumain que lâche et sanguinaire, n’a su que lancer des foudres et allumer des bûchers. Assise sur le trône de ses anciens maîtres dont elle a précipité la perte, cette horde s’est revêtue, pour le malheur de la terre, de l’inflexibilité des anciens Romains: comme eux elle a voulu assujettir les nations, comme eux elle y est parvenue, et comme eux aussi sa gloire s’est éclipsée.

Le Capitole moderne est un bâtiment composé d’un pavillon divisé en trois corps de logis: le centre est occupé par le sénateur qui y tient son tribunal. Les deux ailes servent de galeries et sont remplies de morceaux superbes, dont je ne ferai pas la description, parce qu’elle existe dans des ouvrages consacrés à ce genre d’observations.

La vue de tant de monumens qui attestent la grandeur de l’empire romain ramène à ce que fut ce peuple-roi pendant les jours de sa liberté. Comment se fait-il qu’une foule d’idées assiègent l’étranger au milieu de ces objets, et que les Romains qui ne s’occupent sans cesse qu’à vanter la gloire de leurs-ancêtres, qu’à discuter sur la ressemblance plus ou moins frappante imprimée aux marbres qui les représentent, ne parlent presque jamais des actions qui les ont illustrés? Ils se disputent la connaissance exacte des proportions de leurs corps, et négligent de s’informer du génie, des vertus ou des vices qu’ils possédoient. Leur valeur, leur patriotisme, l’énergie de l’âme sont autant de qualités perdues pour les descendans abrutis des Brutus, des Scipions, des Paul Emile et des Catons.

En montant les degrés qui conduisent à la place du Capitole, je me suis rappellé la présence d’esprit de Scipion l’Africain. Accusé de péculat devant le peuple romain par un tribun jaloux de la gloire qu’il avoit acquise, et s’indignant pour le peuple et pour lui d’avoir à répondre à ce vil délateur, il dit: «Dans ce jour même; à pareille heure, j’ai vaincu vos ennemis. Romains, allons au Capitole célébrer l’anniversaire de ma victoire». En achevant ces mots, il marcha vers le temple; le peuple suivit, et ses ennemis confondus furent contraints de mêler leurs acclamations à celles de la multitude. Parmi tous ceux qui foulent les cendres des héros, où est celui qui sente la grandeur de ce trait, me demandai-je? Lequel d’entr’eux oseroit l’imiter? Quel service rendu à la patrie pourroit-il alléguer pour atténuer la plus légère accusation? Aucun. Il respire le même air, il a les mêmes organes, il éprouve les mêmes sensations; mais son âme… elle est nulle pour le bien…

A peine ces réflexions s’étoient présentées à mon esprit, que la statue de Marc-Aurèle frappa mes regards. Quoique je me sois imposé la loi de ne faire aucune description des monumens de l’antiquité, je crois devoir, dans un ouvrage dont le but est de faire connoître les mœurs et le gouvernement de l’Italie moderne; je crois, dis-je, devoir fixer pour un moment la pensée du lecteur sur la statue du plus grand et du plus généreux des humains. Marc-Aurèle avoit conçu l’idée sublime de rendre au peuple romain ses anciennes loix et sa liberté; toutes ses actions tendoient à le préparer à une régénération totale, lorsque la mort en le frappant fit évanouir ses projets, et replongea les Romains dans la servitude. J’avois vu plusieurs fois des portraits, des bustes représentant ce grand homme; aucun ne m’avoit frappé comme la statue équestre de la place du Capitole, parce qu’aucun ne porte comme elle l’empreinte de cette bonté sublime qui l’a caractérisé: chaque jour je retournois la considérer, et rendre au héros dont elle m’offroit les traits un hommage pur comme l’avoit été son cœur. Je croyois voir le bronze s’animer, je croyois entendre sortir de sa bouche ces mots qu’aucun autre dominateur n’eut jamais l’idée de prononcer: «Peuples, soyez libres; ne dépendez plus désormais des caprices d’un seul homme. Obéissez aux loix; vous n’avez d’autre maître qu’elles. Je ne veux plus être le vôtre. Je ne suis que votre père et celui des nations qui composent votre empire. Ce titre est plus cher à mon cœur que la domination absolue de l’univers entier».

A côté du Capitole, est élevé le monastère d’Ara cœli. Cette vue m’a rappellé le dialogue entre Marc-Aurèle et un religieux de cet ordre, fait par Voltaire. Cette plaisanterie contient de grandes vérités, et tous les jours les moines, les prélats, les cardinaux et le pape même s’expriment comme le récollet. Cependant, si Voltaire eût été à Rome, il auroit trouvé dans ce monastère même des hommes d’un vrai mérite, qui vénèrent la mémoire de cet empereur, connoissent et pratiquent sa philosophie. Il eût été surpris de trouver parmi ces cénobites un philosophe qui connoît les vices du gouvernement sacerdotal, gémit sur la sottise des institutions monastiques, ne cèle point sa pensée, et cependant est continuellement employé dans les affaires les plus importantes. Ce tableau n’est point idéal. J’ai connu ce religieux, je l’ai aimé, je l’aime encore et son souvenir me sera toujours cher. Mais cet homme rare dans tous les pays, plus rare encore parmi les individus portant froc, n’est point décoré de la pourpre. La bure le couvre, un sac informe lui sert de vêtemens. Il vit dans son couvent, et n’est jamais sorti de l’Italie. Les connoissances qu’il a acquises il ne les doit qu’à lui-même; il lui a fallu dévorer toutes les sottises de ses confrères et leur cacher soigneusement sa supériorité pour leur éviter un crime de plus. Tel est le diamant que j’ai rencontré parmi la fange. Je dois à sa sûreté personnelle de taire son nom. Un jour il sera mieux connu.

La Précaution papale.

Il y a plusieurs bulles qui empêchent les papes de démembrer les provinces qui forment la monarchie pontificale. Ce frein étoit nécessaire; sans lui la cour de Rome ne posséderoit pas le quart des états sur lesquels elle domine.

Tous les papes n’ont pas été possédés de la rage du népotisme. Il s’en est trouvé qui ont préféré la grandeur et la prospérité du saint-siège à l’élévation coupable de leurs parens. C’est à ces pontifes que sont dues les bulles, sans lesquelles Clément XIII et Pie VI auroient donné des principautés à leurs neveux. Instruits par l’exemple de leurs prédécesseurs, ils ont fait tout ce qui étoit en leur pouvoir pour ôter à des successeurs moins timorés le droit d’aliénation.

Malgré toutes ces précautions, quelques papes ont tenté d’éluder la défense; et voici comment ils ont cru devoir s’y prendre. Dans l’impossibilité absolue de revêtir leurs parens de titres utiles aux dépens du saint- siège, ils se sont rejettés sur les biens immenses possédés par des princes romains descendans des parens des papes leurs devanciers. On les a persécutés par leur ordre. On leur a suscité des tracasseries, de petites guerres, des procès encore plus odieux, et l’on est parvenu à les dépouiller d’une partie de leurs possessions.

Mais comme ces mêmes possessions revenoient au saint-siège, et qu’il étoit moralement impossible de les en détacher de nouveau, on a pris le parti de donner ces biens à ferme perpétuelle par des emphytéoses qui doivent ne s’éteindre qu’avec le dernier rejetton de la famille que l’on a voulu gratifier. La suveraineté est demeurée au saint-siège, mais le domaine utile a changé de maître, sous la condition de payer un cens à la chambre apostolique. Ce cens que les Romains désignent sous la dénomination de canon annuel est fixé par la chambre. Le trésorier qui la préside et les autres membres qui siègent avec lui, sont trop intéressés à plaire à sa sainteté pour ne pas fixer au plus bas ces redevances qui ne sont imposées que pour la forme. Cette complaisance est récompensée par des présens, et par l’espoir d’un avancement rapide.

Si l’on veut connoître jusqu’où s’étend la charité fraternelle de la chambre apostolique, il suffit de parcourir quelques-un de ces contrats. On y verra des biens de cinq à six mille écus, produit net, imposés à cent, et même à cinquante écus. Souvent il arrive qu’après un certain temps on ne paie plus; j’expliquerai comment on parvient à ne plus rien devoir. Les actes passés par cette chambre entr’elle et les investis sont précédés de sermens semblables à ceux dont j’ai parlé à l’occasion de la visite des grands chemins. On jure de contracter de la manière la plus avantageuse peur le saint-siège, et d’en augmenter les revenus. On jure que le motif de la cession actuelle porte uniquement sur le délabrement de l’objet cédé que la chambre ne peut remettre en valeur, attendu les dépenses énormes qu’il faudroit faire et le peu de certitude d’un produit équivalent. Ces sermens sont appuyés par ceux des commissaires délégués pour inspecter ces biens. Ils jurent, sur leur conscience, que l’énoncé de l’acte contient la vérité pure et simple. Il paroîtroit donc, en lisant ces actes, que les personnes qui se chargent de ces biens le font par une générosité envers le saint-siège, dont ils préfèrent les intérêts aux leurs propres, et qu’ils doivent, sous ce point de vue, être regardés comme des bienfaiteurs. Or, comme il n’est pas croyable qu’un père de famille ruine à plaisir ses enfans pour enrichir la chambre apostolique, et qu’aucune réserve n’est exprimée dans ces actes forgés par la rapacité et remplis d’impostures, même matérielles, il résulte donc qu’ils sont une évasion à la contrainte imposée aux papes, relativement aux aliénations.

Avant de passer à la preuve, j’observe que les précautions prises pour la confection de ces actes les met à l’abri de toutes réclamations pour fait de lésion; et que le temps appose à ces marchés le sceau qui assure à la famille des pontifes les possessions qu’ils ont usurpées pour elles. Ce n’est point assez d’avoir dépouillé l’état pour enrichir quelques individus, ce cens qui doit être payé annuellement est un poids dont il faut se délivrer. A peine quelques années se sont-elles écoulées que l’investi se présente à la chambre, lui prouve, par des certificats bien en règle, que les avances qu’il a faites pour bonifier le bien affermé n’ont point eu le succès qu’il s’étoit promis; que le marché le grève outre mesure: la chambre, toujours juste, toujours bienfaisante, le décharge du cens; il devient possesseur franc de la terre, et la transmet à ses héritiers avec l’unique clause de réversibilité au saint-siège en cas d’extinction de lignage. Ainsi s’établit dans les familles papales une substitution qui leur assure l’opulence, et les garantit en même temps de la ruine où pourroient les entraîner leurs dépenses énormes.

Passons maintenant à la preuve acquise de la bonne foi des papes. Un exemple récent me l’a fournie, et j’en fais usagé pour me disculper aux yeux de ceux de mes lecteurs qui pourroient croire ce tableau chargé. 

J’avois vu dans mon premier voyage d’Italie la belle maison de Frascati. Elle appartenoit pour lors à la chambre apostolique. Les jésuites portugais l’avoient occupée pendant quelques années. En 1787, Pie VI, qui avoit ses vues, leur fit dire de l’évacuer dans l’espace d’un mois. Il ajouta que la reine de Portugal ayant fait publier que les ex-jésuites pouvoient revenir dans leur patrie, il ne doutoit pas qu’ils ne profitassent avec empressement de cette permission. Que cependant, s’ils préféroient le séjour de l’Italie, ils étoient libres de se fixer dans ses états, pourvu que chacun d’eux choisît sa résidence dans l’endroit qu’il jugeroit le plus convenable à ses facultés. 

Il fallut obéir. Frascati fut évacué. Cette maison superbe, environné de terres immenses dont le produit net s’élevoit à quatre mille écus, malgré le peu de soin que l’on donnoit à leur culture, fut affermée par la chambre apostolique pu prix de cinquante écus par an. Le bail emphytéotique perpétuel eut lieu en faveur du prince-neveu, duc de Braschi-Onesti, à qui elle appartient maintenant. 

Cessons d’être surpris si les papes, malgré la pauvreté actuelle de la chambre apostolique, et les pertes considérables que leur ont causé la propagation de la philosophie, trouvent encore le moyen d’établir leur famille et de perpétuer leur grandeur. Ces usurpations continuelles des biens qui leur ont été donnés pour une autre fin, ou qu’ils ont su s’approprier par la force et la ruse long-temps combinées, sont la source des richesses immenses qui distinguent les familles pontificales du reste de la noblesse; elles forment un contraste bien frappant avec l’indigente médiocrité de celle-ci, et la misère générale du peuple. D’après cette vérité, il est facile d’appercevoir le motif qui porte un grand nombre de pères de famille à faire entrer leurs enfans dans les ordres. L’espoir éloigné de voir leur postérité devenir opulente leur fait rejetter tout autre établissement. Les insensés ne voient pas que ces richesses qui les éblouissent passeront un jour dans les mains du peuple d’où elles ont été tirées, et que les possesseurs ne recueilleront que la honte d’avoir appartenus à des tyrans.

L’opulence de la famille Borghèse n’a point eu d’autre origine; mais elle a été accrue par l’immense héritage du cardinal Cafarello, favori de Paul V. Cette éminence n’ayant point de proches parens, crut devoir adopter les neveux de son bienfaiteur. Les Borghèse recueillirent sa succession, à la charge de faire une pension de quatre ou de six mille écus à tout homme qui parviendroit au cardinalat, et qui pourroit prouver sa parenté avec Cafarello.

La Commission mal exécutée.

Le cardinal Buoncompagno avoit beaucoup aimé à Bologne une demoiselle de la maison Pépoli. Il l’avoit fait épouser au comte Mezzacappa, son parent, qui l’avoit emmenée à Naples. Leur correspondance s’etoit soutenue fort exactement, et tous deux brûloient d’envie de se revoir. Le cardinal n’osoit faire cette course sans prétexte. Le Dieu des amans le servit à souhait. Depuis quelques temps l’harmonie qui subsistoit entre la cour de Rome et celle de Naples étoit interrompue par de fréquentes altercations qui, enfin, dégénérèrent en querelle ouverte. L’amoureux cardinal profite de cette circonstance, presse le pape d’entrer en négociation, et lui demande la permission de travailler à une réconciliation dont il a soin d’exagérer la nécessité. Pie VI, très-content du zèle que Buoncompagno fait paroître, la lui accorde avec plaisir; il en profite sur le champ, et part pour Naples an mois de décembre année 1787. Ce voyage, entrepris dans une saison aussi rude, donna lieu à beaucoup de conjectures. Le mystère s’éclaircit, et l’on apprit que le cardinal étoit allé à Naples d’où il reviendroit couronné de myrte et de laurier.

Ce pronostic ne s’accomplit qu’en partie. Buoncompagno revit sa maîtresse, la trouva dans les plus heureuses dispositions, et renoua une intimité que l’absence avoit contribué à lui rendre plus précieuse. Quant à la négociation dont son voyage étoit le prétexte, il crut devoir la traiter comme ses amours. Il parut à la cour, vit les ministres, proposa lestement un plan de pacification; et croyant avoir persuadé, demanda au roi une audience particulière. Ferdinand, bien instruit par ses ministres, la lui accorda et l’écouta aussi long-temps qu’il le voulut. Après avoir déployé à sa manière la politique astucieuse de la cour de Rome, il crut devoir entre-mêler les conseils et les menaces: «Votre majesté, dit-il, doit maintenant être convaincue que sa docilité à l’égard du saint-siège est l’unique moyen de s’épargner une infinité de désagrémens, et de s’acquérir un ami fidèle et constant dans toutes les occasions». – «M. le cardinal, répondit le roi de Naples, je vous ai écouté tant qu’il vous a plu, sachez m’entendre à votre tour. Je n’ai pas craint de déplaire au roi d’Espagne, mon père, lorsqu’il a fallu maintenir les droits de ma couronne; devez-vous penser que je craindrai de les soutenir contré les prétentions et les insinuations de votre maître? Non; rien ne peut m’engager à accéder aux volontés de Pie VI, parce qu’elles ne me semblent pas justes». 

Cette réponse, prononcée d’un ton ferme, déconcerta le cardinal qui, peu après, reprit le chemin de Rome. On plaisanta beaucoup aux dépens du négociateur qui ne s’en inquiéta point. Son but secret étoit rempli; peu lui importoit le succès de sa commission.

Le Prélat Ruffo. 

Grand trésorier, et, en cette qualité, président de la chambre apostolique, c’est un personnage trop important pour négliger d’en faire mention dans cet ouvrage. Ruffo est Napolitain et neveu du cardinal de ce nom qui fut le premier instrument de la fortune de Pie VI. Quoique le jeune Ange Braschi eût payé par des complaisances ultramontaines la protection dont cette éminence l’avoit honoré, il faut dire à sa louange qu’il conserva toujours de la reconnoissance pour celui qui lui avoit frayé la route du trône. Dès qu’il fut élu pape, il combla de bienfaits le plus proche parent de son protecteur, et lui donna la place très-lucrative de grand trésorier. J’ai déjà observé que l’on ne quitte ce poste que pour être revêtu de la pourpre.

Ruffo est homme de bon sens. Très-indifférent sur ce qu’à Rome on appelle science, il n’a acquis que celle qui est nécessaire pour paroître aimable en société. Poli envers les étrangers, affable envers tout le monde, il promet beaucoup, tient peu; mais ce défaut est si commun à Rome, que l’on est convenu de ne plus s’en appercevoir. 

Indépendamment des obligations que Pie VI avoit à l’oncle de Ruffo, le caractère de ce prélat auroit dû le décider à lui donner la place qu’il occupe. Il est d’une complaisance pour le saint-père qui s’étend sur tous les objets possibles. Non seulement il ne s’oppose point à l’émission réitérée des cédules que le pape met en circulation pour se procurer de nouveaux fonds, mais il contribue à les faire circuler, tant il est dévoué aux intérêts de la maison Braschi. Sa docilité a paru dans tout son jour lorsqu’il a été question des baux emphytéotiques dont j’ai parlé dans un des articles antécédens. Aucun trésorier n’a montré plus de zèle pour piller l’état, et nul n’a su enrichir plus promptement les princes-neveux. C’est à lui seul qu’est due l’aliénation de Frascati. Hé bien, lorsque ce prélat sera mort, je ne serois point surpris qu’une épitaphe mensongère en imposât à la postérité en disant que Ruffo a constamment soutenu les droits du saint-siège, et les a défendus contre les entreprises et les suggestions perfides des puissans du siècle. Pour ne se point laisser éblouir par ces éloges prodigués aux morts dont les familles sont encore en crédit, il faut prendre le contre-pied de tout ce qui y est énoncé. 

Il est à présumer que la complaisance de Ruffo ne nuit point à ses intérêts personnels. Sa réputation est même faite sur ce point; et dans une ville où le brigandage est à la mode, il passe pour un modèle en ce genre. Cela est fort, mais cela est vrai.

Ruffo faisoit, lors de mon séjour à Rome, une cour assidue à la signora Lepri, parente de celle qui est devenue célèbre par le procès scandaleux qui a mis dans le plus grand jour la rapine de Pie VI. Ruffo n’a pas conduit son intrigue avec plus de décence que le cardinal Buoncompagno. Ses amours ont aussi été célébrées par des vers satiriques. Le gazettier de Florence s’est donné carrière sur le compte de ces personnages, ce qui lui a attiré une longue suspension. Le gouvernement a usé envers cet homme d’une rigueur presqu’inconnue à Rome, ou du moins inusitée depuis deux siècles.

Ceci me rappelle un trait de justice de Sixte-Quint. Un poëte fit une satire contre quelques personnes dé haut parage, qui se plaignirent au pape. Il envoya chercher l’auteur, et l’interrogea sur les motifs qu’il avoit eus pour se permettre une aussi forte incartade. Après plusieurs choses alléguées pour sa justification, pendant laquelle le saint-père ne put retenir quelques sourires, il lui demanda pourquoi il y avoit inséré le nom d’une femme dont la vertu étoit généralement connue. «Aviez-vous à vous plaindre d’elle?» – «Non, saint-père». – «Pourquoi donc l’avoir flétrie par des calomnies?» – «C’est que… son nom aidoit à la rime et il m’en falloit une». – «Voyons, signor poëte, si je saurai rimer aussi. Ecoutez: 

Vous méritez, signor Marère,

De ramer dans une galère».

Marère étoit le nom du poëte. La sentence prononcée contre lui eut son effet. Le pape ne répondit à toutes les sollicitations qui lui furent faites en faveur du coupable que par ces mots: rime et raison se sont une fois accordées; cela arrive trop rarement pour que l’événement ne fasse pas époque. Cet exemple contint messieurs les satiriques; ils ne se permirent plus que des pasquinades pour lesquelles on a rarement sévi, quelque fortes qu’elles aient été, parce que la vérité s’y trouve, et que d’ailleurs les auteurs gardent l’incognito. Il a fallu que l’indiscrette cupidité du gazettier de Florence ait été portée au plus haut point pour attirer sur lui un châtiment long et inusité.

L’Auditeur Taruffi.

Si les connoissances les plus multipliées dans les sciences exactes et dans celles qui font le charme de la société; si la réunion des vertus et des plus aimables qualités étoient des titres suffisans pour faire fortune à Rome, l’abbé Taruffi eût dû être élevé au faîte des honneurs. Il n’est plus; mais je dois à l’amitié et à la vérité de faire connoître ce qu’il fut pendant sa vie que son attachement pour Visconti abrégea, et ce qu’il auroit pu être sans cet attachement plus loué qu’imité, plus louable que mérité. 

Je l’ai connu à Varsovie, cet homme rare. C’est à lui que j’ai dû une connoissance détaillée de la Pologne, de ceux qui la gouvernoient, de ceux qui la trahissoient, la déchiroient, et enfin de tout ce qui a rapport à la littérature, aux antiquités et aux sciences que l’on cultive en ce pays. J’éprouvai un plaisir vif en retrouvant Taruffi à Rome lors de mon premier voyage, et ce fut alors que nous nous liâmes d’une amitié que la mort seule a pu rompre et dont le souvenir m’est précieux. 

Je ne répéterai pas ce que j’ai cru devoir placer à l’article Visconti, mais je dirai que Taruffi lui fut attaché jusqu’au tombeau. Je dirai que plusieurs cardinaux, connoissant les talens de l’auditeur, lui firent à l’envi des propositions extrêmement avantageuses s’il vouloit passer à leur service. Il rejetta toutes leurs offres, et ne crut pas devoir s’en faire un mérite près de Visconti, qui n’en fut informé que par la lecture de ses papiers lorsque la mort le lui eut ravi. C’est de ce cardinal même que l’on a su ces particularités; et ce n’a été que dans ce moment qu’il a connu la grandeur de la perte qu’il venoit de faire. Il eut alors des preuves certaines des offres que ses ennemis avoient faites à Taruffi pour l’engager à entraver le succès des nonciatures de Pologne et de Vienne. Personne en effet n’auroit pu y réussir mieux que cet homme véritablement estimable, parce que personne ne réunissoit au même degré que lui la facilité du travail et l’art bien plus rare dé sonder le cœur humain sans se compromettre lui-même. Scrutateur profond, deux entrétiens lui suffisoient pour définir ce qu’étoit l’homme qu’il lui importoit de connoître. Jamais il ne se fit illusion sur les défauts et les vices du gouvernement qui l’employoit. Il voyoit avec douleur sa marche tortueuse, inégale, incertaine; et il engagea Visconti à se conduire chez l’étranger selon les temps plutôt que selon les maximes surannées de la cour de Rome. Il avouoit à ses amis qu’il se trouvoit malheureux de s’être laisse entraîner dans un tourbillon dont les devoirs contrastoient avec la véracité de son caractère. Il se plaignoit d’être obligé de défendre des prérogatives qui répugnent au bon sens, et de travailler sur des bases dont la fausseté est évidente. Le vœu secret de son cœur étoit pour la vie paisible d’un homme de lettres à qui la nature a donné le génie et le goût, plus rare encore que le génie. Il chérissoit l’indépendance et sa vie s’est écoulée sans avoir joui de la liberté. Mais la fortune lui manquoit; et Rome moderne n’est pas accoutumée à prévenir l’homme qui n’a que du mérite. 

Malgré la carrière pénible que Taruffi avoit parcourue, malgré les succès des nonciatures du cardinal Visconti, malgré les services importans rendus au saint-siège, et qui n’étoient point ignorés par le pape, mon ami languit dans une dépendance qu’il détestoit, et mourut simple auditeur. 

Pourquoi? C’est qu’il a manqué de l’unique talent qui mène aux honneurs. Ce que l’on nomme talent à Rome n’est autre chose que l’adulation, l’hypocrisie, la fraude et tout ce qu’elles entraînent. C’est que Taruffi n’a jamais pu se résoudre à endurer tous les affronts, à les boire comme l’eau; c’est qu’il n’a pu s’écrier d’une voix pantelante: je souffre pour l’amour de Dieu. J’ai entendu des prélats, qui jouissoient de la réputation d’hommes probes et connoisseurs, faire l’éloge du savoir et des excellentes qualités de Braschi-Onesti, prince-neveu. J’en ai entendu d’autres vanter les agrémens de sa physionomie. J’ai peint ce neveu; c’en est assez. 

Ces hommes-là réussissent. Taruffi, trop sincère, n’a pu les imiter. Son âme répugnoit à se confondre avec celles des demi-brutes qui l’entouroient. Son caractère ferme, peut-être un peu rigide, eût plu à Frédéric et ne pouvoit plaire à Pie VI. Quelque corrompue qu’ait été la cour de France dans les dernières années de son existence politique, je suis assuré que Taruffi y auroit été accueilli. Paris eût su l’apprécier; et Paris, sur cet article, a plus d’une fois dirigé le jugement de la cour. 

Taruffi ne s’étoit pas borné à désapprouver les mesures mesquines et le plus souvent fausses que la cour de Rome employoit près des puissances pour rattacher le bandeau d’une superstition qui lui étoit si utile, il avoit continué d’indiquer quelle auroit dû être sa marche pour parvenir au but où elle tendoit; mais c’étoit la prophetesse Cassandre parmi les Troyens. Lorsque Pie VI eut annoncé le glorieux projet de son voyage d’Allemagne, et qu’il eut rendu public le nom des personnes dont il avoit fait choix pour l’accompagner, Taruffi prévit et annonça le succès de cette entreprise. 

Tel a été l’homme que Rome n’a pas su connoître, et qui, si les efforts qu’il fit pour placer son patron sur le trône pontifical eussent réussi, auroit pu redonner au saint-siège une consistance que des sottises et des inepties journalières achèvent de lui faire perdre.

La Duchesse Bracciano.

Cette dame existoit encore lors de mon premier séjour à Rome. Quoique très-âgée, elle avoit conservé la vivacité et l’esprit qui l’avoient toujours fait distinguer parmi les personnes de son rang. Des rapports marqués de caractère et d’instruction avec l’estimable Taruffi m’ont déterminé à placer ici son article. Beaucoup de lecture, une infinité de connoissances très-rares à Rome, et sur-tout pour les personnes de son sexe, l’ont rendue justement célèbre. Douée d’un tact fin, aidée dans ses jugemens par l’expérience, fruit des années et de la réflexion, elle assignoit à chacun le degré de mérite qui lui étoit propre. Elle apprécioit ceux qui l’approchoient, et la mesure d’intelligence qu’elle leur accordoit étoit toujours celle que leur avoit donné la nature. 

Lorsque le cardinal Archinto vint recevoir le chapeau, il lui rendit visite; c’étoit la première fois qu’elle le voyoit. Après un entretien d’un quart-d’heure, il sortit, et la duchesse dit: «Le nouveau cardinal est bien bête! Nous en avons tant, qu’en vérité, le saint-père auroit bien pu s’épargner la peine d’en augmenter le nombre. Si Archinto veut suivre mon conseil, il ne sortira jamais de son palais». 

La première fois que la duchesse vit le chevalier Azara, ambassadeur d’Espagne, elle dit avec vivacité: «Cet homme connoît bien la cour de Rome. Il a tant d’esprit et de bon sens qu’il s’emparera du timon des affaires. Il fera à son gré la pluie et le beau-temps; personne ici n’est en état de lui tenir tête».

Pendant qu’abusée par les promesses que le cardinal Buoncompagno avoit faites au pape relativement aux affaires de Naples, toute la ville retentissoit des éloges précoces donnés à cette éminence, la duchesse s’enrouoit à répéter que cet homme n’étoit qu’un charlatan titré, qu’un être médiocre, superficiel, et dont le mérite ne consistoit que dans l’art d’en faire accroire à de plus sots que lui. 

À la mort de Benoît XIV, elle versa des larmes et dit: «Nous n’avons pas un seul homme en état de remplacer ce pape; pas un seul qui ne serve à mieux faire sentir l’étendue de la perte que Rome vient de faire. O ma patrie!» 

Dès que Rezzonico fut élu elle dit: «Ce péché nous manquoit. Clément XIII est cependant un assez bon homme; mais il ne connoît ni le siècle actuel, ni les cours étrangères, ni ses neveux ni lui-même, Dieu nous soit en aide!»

Elle n’attendit pas que la querelle avec le Portugal fût très échauffée pour porter le jugement suivant: «Le caractère de Carvallo (alors premier ministre de Portugal) n’est point connu de nos machiavélistes modernes. Ils échoueront. Les renseignemens que l’on m’a procuré sur cet homme me suffisent pour prédire qu’il ne demande pas mieux que de se défaire de nous et de notre pharmacie».

Après que Clément XIII eut perdu, et par sa faute, son influence sur le Portugal, il eut la mal-adresse nouvelle de se brouiller avec les princes de la maison de Bourbon. Irrité par ses fautes mêmes, quoiqu’il n’en connût ni l’étendue ni les conséquences, il parut disposé à lancer contre le duc de Parme les foudres de l’excommunication. La duchesse l’apprit avec autant de chagrin que d’indignation, et elle dit: «Ce dévot de Rezzonico a donc résolu de réduire son drame à la catastrophe du dernier acte». Enfin Rezzonico mourut. Elle s’en réjouit pour sa patrie qu’elle aimoit, et dont elle auroit voulu prolonger l’existence morale.

On prétend qu’avant la nomination de Ganganelli elle passa en revue la série des cardinaux qui pouvoient prétendre à la tiare, et que s’étant arrêtée sur Ganganelli elle dit: «Si celui-ci est pape, et qu’il vive, il pourra regagner tout ce que son prédécesseur a perdu».

Dès qu’il eut été élu, on ne parla dans Rome que de l’affaire des jésuites. Chacun se livroit à des conjectures fondées sur le plus ou le moins d’intérêt qu’inspiroient les bénits pères. La duchesse de Bracciano soutint que l’abolition totale de cet ordre rampant et orgueilleux seroit prononcée. Elle paria une discrétion de la valeur de trente sequins contre le prélat Livizzani qui soutenoit le contraire; il voyoit les jésuites se relever de leur chûte, et mériter tout au moins les honneurs de l’apothéose. On fixa le terme d’un an pour la décision de ce procès si intéressant pour l’univers chrétien. Le temps s’étoit écoulé, et la fameuse bulle n’étoit pas encore sortie du cerveau du Jupiter moderne: la duchesse s’exécuta de bonne grâce. Elle fit acheter les ouvrages d’Arnaud, de Pascal, de Busembaum et plusieurs autres écrits du parti janséniste, écrits si célèbres dans le siècle dernier et dans les vingt premières années de celui-ci, et maintenant si oubliés, et les envoya à Livizzani avec un billet dont voici la substance: 

«En matière de procès, la forme emporte le fond. J’ai perdu par la forme. Loin d’en appeller et de demander que le provisoire soit joint an fond, je m’exécute; j’envoie à monseigneur Livizzani pour trente sequins de livres, dont la lecture réfléchie le préviendra sur l’issue de la détermination tardive du saint-père».

Cette plaisanterie amusa les Romains; peu après la bulle d’abolition sortit et justifia la prédiction de la duchesse.

Lorsque Pie VI fut élevé au trône pontifical, on s’empressa de lui en apporter la nouvelle. «Les porteurs de belle figure, dit-elle, doivent être charmés de ce choix. Ce pape fera de lourdes bévues, et son règne sera celui du brigandage». Lorsqu’elle apprit la résolution prise dans le consistoire d’aller rendre visite à l’empereur Joseph, elle s’écria: «Rome est perdue! Une heure après l’arrivée de ce mannequin, on connoîtra sa juste mesure. Je pense qu’il a perdu totalement la tête. Il faut être fou pour aller parler théologie au prince Kaunitz; ce ministre n’aura pas de peine à faire connoître à Pie VI ce que c’est qu’un pape à la fin du dix-huitième siècle».

Réflexions sur un préjugé funeste aux Italiens. 

Pour parvenir à captiver l’attention fugitive des Romains, il faut leur parler peinture, sculpture, monumens et médailles. Cet entretien est le seul qui leur paroisse digne d’être écouté. Tout ce qui n’est que science, de quelque genre et quelle qu’en soit l’utilité, n’est rien comparé aux arts. Tout chez eux, tout en eux se rapporte à cette manière de voir, et je serois tenté de croire que cet engouement national les empêche de sentir la pesanteur de leurs fers. 

Je veux essayer de justifier cette demi-conjecture en rendant compte au lecteur d’une conversation qui eut lieu en ma présence chez une dame fort estimée, et dont la maison étoit le rendez-vous de plusieurs personnes de distinction. C’est dans ces assemblées, bien différentes de celles dont j’ai parlé précédemment, que l’esprit national se développe sans contrainte, parce que l’étiquette en est absolument bannie, et que ceux qui y sont admis peuvent prendre part à la conversation. 

Après avoir établi que la culture des arts (ce mot, prononcé par les Romains, renferme la peinture, la sculpture, et tout ce qui tient au luxe et à l’agrément) est la seule véritablement utile à l’homme, on prétendit prouver que l’Europe ne l’auroit point connue, si Rome, ou plutôt le saint-siège, ne l’avoit protégée. Cette assertion, aussi fausse dans son principe que dans sa conséquence, ne fut contredite par personne. Mon silence fut pris pour un assentiment, et l’on continua. 

On prouva très-méthodiquement que la protection accordée par l’église aux arts étant un effet de la puissance pontificale, tout ce qui attaque cette puissance, soit dans son influence, soit dans ses biens, attaque en même temps les arts qui ne peuvent fleurir qu’au moyen des bienfaits répandus sur ceux qui les professent. Il faut donc conclure que certains modernes qui ont osé s’élever contre la puissance de Rome sont aussi criminels que s’ils venoient, suivis d’une horde de barbares, renverser et détruire les musées et les galeries de Rome, et livrer aux flammes et au pillage les productions du génie. 

A peine ce raisonnement étoit-il achevé, que le cardinal Grégoire Negroni s’écria: «Tout homme qui ose écrire contre le saint-siège doit être regardé comme un frénétique, qui, dans son délire, parcourroit la ville, renversant, mutilant, brisant nos chefs-d’œuvre, et démolissant jusqu’aux façades de nos palais et de nos églises». Le prélat Branciforti qui avoit approuvé Negroni crut devoir ajouter: «J’avance une proposition, quel est celui qui osera tenter de la réfuter? Pourroit-on accuser de cruauté le tribunal qui auroit condamné aux flammes l’impie dont les mains profanes se seroient portées sur des monumens révérés et sacrés?» L’application n’étoit pas difficile à faire. Aussi la proposition du prélat ne fut point réfutée: mais ce qui me surprit fut de voir des séculiers, des cardinaux et des prélats à morale relâchée, couvrir d’applaudissemens l’énergumène qui venoit de parler.

Ma surprise augmenta deux jours après. Témoin, car je n’ai jamais été que cela lorsque les absurdités de tous genres ont fait la matière de la conversation; témoin donc d’une sortie également virulente, mais plus captieuse, hasardée contre les ouvrages philosophiques, par deux hommes d’esprit, et qui se faisoient gloire d’afficher l’irréligion, j’eus quelque peine à ne pas réfuter des argumens très-déplacés dans la bouche de ces messieurs. Mais persuadé que je ne convertirois personne, et que je me ferois à pure perte autant d’ennemis que de contradicteurs, je me bornai à représenter que si Constantin n’eût pas cédé au désir de fonder une ville qui portât son nom, il y a apparence que Rome auroit continué d’exister dans sa première splendeur; et que les richesses des empereurs étant plus considérables que celles des papes, on auroit pu espérer qu’ils auroient pris encore plus de soin d’orner cette capitale. J’aurois pu dire en même temps qu’elle fut la cause de l’éloignement de Constantin pour le séjour de Rome; mais les ménagemens que l’on doit à ceux chez qui l’on est admis, ne me permirent pas de pousser trop loin cette insinuation. La discussion se prolongea, et je m’enveloppai de nouveau dans mes réflexions. 

Quoiqu’elles ne fussent pas à l’avantage des Romains, je dois cependant avouer que quelques-uns de leurs dilemmes ne me parurent pas dénués de raison; et, préjugé à part, je ne suis pas éloigné de croire que le gouvernement théocratique a été favorable aux arts, plus peut-être que ne l’eût été celui des puissances séculières. Dans les états héréditaires les règnes sont communément assez longs, et tous les princes n’ont pas également la volonté et le pouvoir d’embellir constamment leur capitale. Les guerres, les fléaux, d’autres circonstances s’opposent souvent au désir qu’ils en auroient. Rome, au contraire, a profité de la mutation fréquente de ses souverains. Leur vanité a fait sa gloire, et l’on a vu les pontifes les plus entichés du népotisme partager leurs soins entre la décoration de cette ville et l’agrandissement de leur famille. 

Mais en admettant que le gouvernement des papes ait fixé en Europe les arts que la décadence du Bas-Empire pensa faire disparoître, d’où sont provenues les richesses dont l’évêque de Rome s’est servi pour en éterniser la durée? Et plus encore, à quoi a servi la culture des arts pour le bonheur des Romains modernes? Sont-ils plus heureux maintenant qu’ils ne l’étoient du temps des empereurs, et dans les siècles plus éloignés où leur république donnoit des loix à l’univers connu? Non sans doute; et les Romains qui s’empressent à faire admirer aux étrangers les monumens qui attestent ce qu’ils furent autrefois, ressemblent parfaitement à certains moines qui, après avoir montré le trésor de leur couvent, vont à leur maigre réfectoire dévorer une chétive pitance. 

D’ailleurs, l’amour des arts n’a fait que fortifier dans les Romains le penchant naturel que tous les Italiens ont pour la vie voluptueuse. Les goûts frivoles ont étouffé en eux l’énergie, ont remplacé les vertus réelles par la superstition la plus absurde, et les ont enfin rendus nuls en politique comme en morale. 

Ce fut certainement de semblables réflexions qui déterminèrent Jean-Jacques Rousseau à prononcer contre les lettres qu’il cultivoit un arrêt de proscription. Placé entre l’insouciance des peuples agrestes et la fastueuse indigence des peuples policés, il préféra le sort des premiers, et vanta un bonheur qu’il n’auroit pas choisi pour lui-même. 

Mais Rousseau n’a pas voulu distinguer que ces arts si vantés à Rome ne sont presque pour les Romains qu’un objet de réminiscence. Tous les admirent, et peu les cultivent en effet. Il est à remarquer que ce goût est chez eux dégénéré en manie, et qu’ils font plus de cas de la statue de leurs grands hommes que de l’esprit qui les animoit. Pourquoi? Parce que le préjugé s’y oppose, et qu’ils se croiroient dévoués aux flammes éternelles s’ils s’adonnoient à la lecture des ouvrages des payens et des philosophes que cette étude a, selon eux, pervertis. Étrange effet d’une superstition qui n’aura d’autre fin que celle du régime théocratique!

La Surprise. 

On sait qu’à Rome, berceau de la religion chrétienne, les théâtres sont fréquentés même par les religieux de tous les ordres. On n’ignore pas davantage que les spectacles les plus châtiés sont entre-mêlés de danses lubriques, et que les gestes les plus expressifs sont ceux qui reçoivent le plus d’applaudissemens. Comme le gouvernement théocratique a voulu se distinguer des séculiers par une apparence de modestie, l’usage si justement abrogé dans les cours de l’Europe, de faire représenter les rôles de femmes par de jeunes garçons, s’y est conservé. Il est même devenu loi; et cette loi est d’autant mieux observée, que les Romains préfèrent les jouvençaux aux actrices les plus consommées dans l’art d’émouvoir les passions. J’ai été témoin des transports délirans auxquels se sont laissé emporter de graves prélats et des cardinaux dont l’apparente rigidité m’avoit frappé, lorsque ces objets paroissent sur la scène. J’ai entendu là, comme à Paris, et plus impudemment encore, répéter toutes les histoires et les anecdotes scandaleuses de ces histrions; et j’ai su, dans l’espace de quelques heures, les noms de leurs amans préférés, de ceux qui aspiroient à leurs faveurs, et enfin de ceux qui les payoient pour satisfaire leur goût et leur vanité. Ce penchant connu et avoué est presque général. On le nomme le péché noble, le péché gentil; et si l’on s’en défend, c’est si foiblement, avec une indolence si marquée, qu’il paroît que l’on seroit bien fâché d’être pris au mot. Ces modernes Antinoüs, semblables à nos héroïnes de coulisse, causent la ruine de beaucoup de personnes, et l’on peut croire qu’ils ne sont pas plus scrupuleux sur l’article de l’intérêt. Ces événemens, aussi connus à Rome qu’ils y sont communs, servent de réfutation à l’argument de Lucien, qui pretendoit justifier la préférence des Grecs pour cet amour, sur ce que ces adolescens n’avoient point encore acquis assez de ruse pour s’approprier les biens de leurs amans et les en dépouiller, comme font les femmes dont l’empire est plus dangereux.

Lorsqu’un étranger est parvenu à s’attirer la confiance des Romains, ils ne se contraignent plus en sa présence, et parlent de cette sorte d’intrigue avec autant de chaleur, autant d’intérêt et aussi peu de réserve qu’on le fait en France pour les filles de spectacles. Ils l’admettent à la toilette de ces êtres amphibies; et c’est là où l’on voit jusqu’où est porté chez eux la corruption des mœurs. 

J’ai été du petit nombre des initiés; le secret de la toilette de ces idoles m’a été dévoilé: mais ce qui me causa une surprise très-voisine de l’étonnement, ce fut de voir une dame s’occuper sérieusement de la toilette d’un jeune castrat qu’elle idolâtroit. C’étoit le second chanteur du théâtre de la Valle. Quoiqu’elle le chérît à l’italienne, et c’est tout dire, elle ne l’empêchoit point de recevoir les hommages d’une foule d’adorateurs qui l’entouroient. Ce musico devoit jouer un rôle de femme; et il sembloit en effet que la nature, en le formant, l’eût destiné à cet emploi. Sa beauté, ses grâces, le son de sa voix, tout aidoit au prestige. Assis devant une superbe toilette, il minaudoit, sourioit, et laissoit de temps en temps échapper quelques sons gracieux qui étoient aussi-tôt recueillis par ses amans. Tous, et parmi ces gens-là, j’ai vu des prélats du meilleur ton, et qui jouissoient dans le monde d’une considération qui contrastoit furieusement avec leur occupation actuelle, tous s’efforçoient par des soins empressés de s’attirer un coup-d’œil. Attentifs aux besoins de l’idole, l’un lui présentoit une fleur, l’autre un diamant, d’autres quelques parties de l’ajustement convenable au sexe qu’il alloit représenter. Parmi ces adorateurs étoient deux hommes de quarante ans, et ce n’étoit pas eux qui offroient les moindres présens; car il faut savoir que cette parure brillante ne coûtoit rien ni à la maîtresse de la maison, ni au jeune Antinoüs. 

J’étois là, je regardois, j’écoutois, j’entendois, et je me croyois encore plongé dans un de ces rêves qu’enfante une imagination déréglée. Les services que tous ces imbécilles mitrés s’efforçoient de rendre à Ganimède étoient accompagnés de marques extérieures de respect semblables à celles des valets d’église lorsqu’ils habillent un prélat. Chacun cherchoit à surpasser ses rivaux, à mériter, à surprendre un regard; et ceux qui l’avoient obtenu en devenoient plus fiers. 

Quant au jeune homme, la coquette la plus maniérée n’auroit pu se conduire avec plus d’adresse. 

Enfin je sortis et fis part de mon étonnement à deux de mes amis établis à Rome depuis long-temps. Ils en rirent, et m’assurèrent que cet usage étoit commun, et que les castrats partagent les adorations des amateurs avec les autres jeunes gens que la figure et les talens font admettre dans les théâtres, quoiqu’ils n’aient pas subi l’opération du Conservatoire.

Lorsqu’après avoir assisté à quelqu’une de ces toilettes on retrouve dans la société ces mêmes hommes, et qu’on les entend sévir contre les vices du siècle, contre les philosophes qui éclairent les peuples; lorsqu’on les voit prosternés au pied des autels s’acquitter avec recueillement de toutes les fonctions du ministère sacré; lorsqu’on réfléchit qu’ils s’arrogent le droit de représenter la Divinité, l’indignation saisit, et l’on voudroit avoir à ses ordres les cent bouches de la Renommée pour détromper l’univers qu’ils souillent par leurs vices, et sur-tout par leur hypocrisie.

Lorsque Voltaire a parlé des débordemens de Rome moderne, il ignoroit jusqu’où ils s’étendent, parce qu’il est donné à peu de personnes de pouvoir s’en instruire par elles-mêmes; et que celles qui ont pu acquérir ces connoissances ont cru ne devoir pas déchirer entièrement le voile qui les couvre.

Je n’aurois pas été tenté de le soulever, l’intérêt de ma nouvelle patrie ne m’en imposoit la loi. Il est encore des François qui, en adoptant le régime républicain, gémissent intérieurement de ce qu’ils nomment le renversement de la religion. Il en est d’autres aussi peu instruits mais plus ardens, qui pensent servir la Divinité en serrant la cause des prêtres, dont l’existence politique ne peut s’accorder avec la constitution nouvelle. Essayons d’arracher le bandeau que ces apôtres du mensonge leur ont mis sur les yeux; offrons-leur un tableau succinct et vrai de la conduite des prêtres, depuis les premiers temps qu’ils nomment avec enthousiasme les beaux siècles de l’église, jusqu’au règne de Pie VI. 

Tant que la religion chrétienne ne fut pas celle de l’état, ses prêtres, ses pontifes furent humbles et pauvres. Leurs dogmes alors étoient simples comme leur extérieur. Quelques dons offerts aux premiers pasteurs pour les besoins du troupeau, leur procurèrent les moyens d’augmenter les sectateurs du Christ, d’où ils ont pris le nom de chrétiens. Pendant plus de deux siècles on les appelloit indifféremment Galiléens et Nazaréens. Rome, depuis le règne d’Auguste jusqu’à celui de Costantin, surnommé si mal-à-propos le grand, à moins qu’on ne veuille y ajouter l’épithète de scÉlÉrat, Rome en proie à la tyrannie qu’exerçoient tour-à-tour et souvent à la fois des despotes ambitieux, avares et cruels, n’étoit plus que le simulacre de ce qu’elle avait été. Sa splendeur éblouissoit encore, mais sa foiblesse interne faisoit déjà prévoir le sort qui l’attendoit. Ses premiers évêques s’étoient acquis par l’austérité de leurs mœurs une influence dont leurs successeurs profitèrent. Égaux alors aux évêques des provinces, ils n’ont dû pendant une longue suite d’années la préséance dans les synodes qu’au respect dû à la capitale de l’Empire. Ceux d’entr’eux qui prétendirent à la suprématie échouèrent dans leur projet jusqu’au moment où les guerres intestines que se faisoient divers concurrens les forcèrent en quelque sorte de prendre parti dans la querelle. La reconnoissance de ces cannibales, devenus empereurs, ne se borna pas à de simples présens. Ils leur donnèrent des domaines utiles et les associèrent, pour ainsi dire, aux honneurs quon leur rendoit. Vertu et pauvreté cheminent ensemble, a dit un ancien chroniqueur, mais simplicité et richesses ne peuvent habiter le même manoir. Les évêques de Rome connurent bientôt le faste. Admis dans les palais des souverains, ils s’arrogèrent dès-lors le droit d’improuver leur conduite, de contrarier leurs vues lorsqu’elles tendoient à ramener l’ordre primitif parmi un clergé soumis à leur seule inspection. Ils étendirent leur jurisdiction spirituelle sur leurs confrères dont le nombre s’étoit accru en raison des progrès du christianisme. Dès que cette faction parut dangereuse, le gouvernement tenta de l’anéantir; et ce que l’on appelle la persécution commença. Quoiqu’en aucun temps elle n’ait été ni aussi violente ni aussi cruelle que les écrivains ecclésiastiques se sont plu à l’écrire; quoique, pour l’avantage de leur secte, ils aient menti à la postérité, il est cependant très-vrai que le fanatisme, inspiré par des hommes révérés à une multitude ignorante, a produit des martyrs. 

Toujours la horde théocratique a cherché à soulever les peuples contre le gouvernement. L’adroit, le fourbe, l’hypocrite Constantin le savoit; il en profita. Assis enfin, et seul, par le meurtre de ses collègues, sur le trône des Césars, il craignit les hommes qui l’y avoient élevé. Mais ne pouvant les détruire dans l’instant où il venoit d’embrasser leur culte, il crut diminuer leur influence en donnant à l’évêque de Rome un collègue égal en dignité. Rome, par les intrigues de son évêque, se souleva; et Constantin l’en punit en transférant le siège de son empire à Constantinople. Cette translation et la nomination d’un évoque commencèrent le schisme. 

Les évêques de Rome revêtus de la dignité de patriarches songèrent sérieusement à secouer le joug de la dépendance. Pour être soutenus dans leurs projets par les peuples, ils les accoutumèrent peu-à-peu à regarder les pratiques dévotieuses comme leur unique devoir, et le renoncement aux biens terrestres comme un passeport pour l’éternité. Chargés du soin d’élever la jeunesse, ils la laissèrent croupir dans l’ignorance de tout ce qui n’avoit point de rapport aux dogmes qu’ils avoient inventés. L’ignorance se propagea, et la superstition s’établit. Bientôt les martyrs, les anachorètes eurent des autels, et ces autels furent couverts de présens de toute espèce. 

Le rétablissement partiel de l’empire d’Occident gêna les patriarches devenus papes. Mais les divisions qu’ils semèrent entre les souverains, l’irruption et les progrès des peuples barbares leur rendirent leur pouvoir, qu’ils perdirent et recouvrèrent encore sous les rois d’Italie. 

Après de longues agitations, les pontifes romains, également mécontens des empereurs grecs et des souverains de l’Italie, traitèrent successivement avec Pépin et avec Charlemagne, et revêtirent le dernier des ornemens impériaux. Ils reçurent pour prix de cette perfidie le domaine utile de Rome, la pentapole, l’exarchat de Ravenne. La foiblesse des enfans de ce prince rendit les papes véritablement puissans, et ce fut alors qu’ils donnèrent des ordres à ceux dont ils avoient jusqu’alors imploré la protection. 

Des débris de l’empire romain tant de fois dévasté, uni pour un temps à la France orientale, se formèrent des royaumes et des principautés; mais ceux qui les envahirent ne purent y réussir qu’en mettant le clergé dans leurs intérêts. Ce clergé, comblé de richesses, s’accoutuma bientôt à regarder les couronnes comme une propriété dont il déléguoit l’usage au plus offrant, et qu’il reprenoit pour la transférer à un autre lorsque celui qui l’avoir acheté vouloit secouer ses fers. 

Tous les siècles ont retenti des querelles élevées entre le sceptre et l’encensoir. Tous les historiens ont transmis à la postérité le tableau des guerres intestines que ces querelles ont occasionnées; et l’on a vu avec autant d’horreur que d’étonnement la cour de Rome aussi corrompue que celle d’Héliogabale, lancer ses foudres contre des princes dont tout le crime consistoit en quelques irrégularités de conduite personnelle. On a vu les papes fomenter les troubles intérieurs, chasser de leur trône des souverains estimables, abuser de leur puissance sur des esprits crédules pour les forcer d’aller en Orient verser, an nom d’un Dieu de- paix, des flots de sang humain.

Il n’avoit jusqu’alors manqué aux prêtres du rit chrétien que l’immolation publique des victimes humaines. Mais ce pouvoir qui leur avoit été refusé pendant un temps ne les empêcha pas de frapper leurs victimes en armant le bras de leurs sectateurs; le fer, la flamme, le poison ont été dans leurs mains des instrumens d’une vengeance d’autant plus détestable qu’ils sacrifioient également le victimaire et le victimé.

Peu contens d’avoir établi leur puissance sur des fables ridicules, ils aspiroient à l’étayer par le meurtre juridique. L’aurore d’un jour plus pur commençoit à briller sur une foible partie de l’Europe asservie, ils ont essayé de l’étouffer dans la flamme des bûchers. L’inquisition, cette invention horrible, dernier degré de la scélératesse humaine, leur parut le seul frein capable de retenir les peuples sous le joug des préjugés; ils l’établirent, et les flammes consumèrent des màlheureux demi-brisés par les tortures; et le chant des hymmes étouffa les cris du désespoir. 

Quel a été l’effet de cette barbarie? La défection d’une partie de l’Europe, la propagation de la lumière, et le presqu’anéantissement de la puissance pontificale.

La révolution de France avoit été précédée par les réformes que le novateur Joseph II avoit tenté d’introduire dans ses vastes états. Pie VI, justement alarmé des efforts de ce prince pour établir le tolérantisme, vit ses craintes se réaliser par les décrets de l’assemblée constituante. N’ayant pu réussir à cacher la lampe sous le boisseau, il crut devoir fomenter la haine, et servir la vengeance de ceux qu’un nouvel ordre de choses forçoit de s’expatrier ou de rentrer dans la classe des citoyens. On a plusieurs fois annoncé des projets de contre-révolution, on a cru à ces nouvelles souvent fausses, toujours exagérées; et des mesures rigoureuses ont été prises pour les réprimer. Mais ce n’est point en France qu’ont été tramés les complots qui véritablement ont existé. C’est à Rome, au sein du consistoire, dans les antres de ces nouveaux Polyphèmes que se forgent les armes des rebelles. C’est de là que partent continuellement les ordres sanguinaires, et que sont partis ceux qui ont livré la ville d’Avignon à tous les genres de malheurs qu’entraîne la guerre civile. C’est-là qu’ont été complotés les soulèvemens arrivés à Usez, à Nîmes, à Montauban, à Montpellier, etc. C’est-là que des hommes plongés dans les plus sales voluptés, osent, au nom d’une religion que leur bouche seule professe, tenter de redonner des fers à la nation généreuse qui les a brisés. C’est dans cette ville, c’est au milieu des orgies les plus révoltantes que le clergé machine notre ruine. L’or de la France a cessé de passer dans ses mains avides; il n’alimente plus son faste révoltant; la lumière pénètre par-tout, son influence se propage; il est donc nécessaire et instant d’arrêter dans sa source ce torrent qui bientôt va submerger la barque du saint-siège. On ne peut y parvenir qu’en armant les François contre leur patrie; et de tous les moyens dont on peut se servir, le plus plausible est le rétablissement d’un culte aussi ancien que la monarchie.

Ce culte, prétexte éternel de tant de maux, cessera d’être le cri du ralliement lorsque l’on sera parvenu à dévoiler la conduite de ceux qui l’ont établi. C’est en faisant connoître le pontife et sa cour, ses prélats et ses moines, que l’on espère éteindre ces restes d’un préjugé si fatal aux nations européennes.

Le Marquis Lucchesini.

La réputation de ce négociateur, l’influence qu’il s’est acquise sur plusieurs cabinets, les sentimens qu’il a manifestés relativement à la révolution françoise, m’ont porté à placer ici son article. Pour combattre les hommes d’état, il faut les connoître; et c’est quelquefois le défaut de renseignemens sur un individu ministériel qui a fait échouer les projets les mieux concertés. 

Lucchesini, l’ennemi irréconciliable de la régénération françoise, est né à Lucques d’une famille noble. Comme cette ville n’offre pas de grandes ressources pour une éducation soignée, les parens de Lucchesini l’envoyèrent étudier à Modène. Le célèbre Spallanzani qui y professoit le prit en amitié; remarquant en lui le germé des talens il s’attacha à les développer. Lucchesini répondit à ses soins; ses progrès furent rapides. Très-jeune encore, il soutint des thèses sur toutes les parties des mathématiques, sur la physique expérimentale et sur l’histoire naturelle. Spallanzani parloit du jeune lucquois comme d’un prodige, et prétendoit qu’il avoit surpassé Pic de la Mirandole. Les autres professeurs, jaloux de la réputation du maître, tentèrent de porter atteinte à celle de l’élève, et dirigèrent contre lui, lors des exercices publics, tous leurs efforts. Le jeune Lucchesini répondit à leurs argumens avec force et précision; et ce qui est plus rare encore, avec des expressions modestes pour lui-même, obligeantes pour chacun de ses adversaires. Après les avoir réduits au silence, il résuma leurs objections, et leur indiqua ce qu’ils auroient pu ajouter pour renforcer leurs argumens. Cette conduite inattendue causa une surprise générale, et la mémoire s’en conserve à Modène comme d’un événement au-dessus des forces de l’esprit humain dans un âge aussi tendre.

Après avoir séjourné long-temps à Milan, le marquis Lucchesini passa à Vienne. Son mérité personnel, de fortes recommandations lui avoient fait espérer d’être protégé par le prince Kaunitz. L’impératrice Marie-Théresé regnoit alors. Les moyens que Lucchesini employoit pour se faire connoître et pour plaire à Marie-Thérèse, donnèrent de l’ombrage au chef soupçonneux de la diplomatie autrichienne; il craignit et sa personne et ses talens; il résolut de lasser sa patience. Jamais il n’eut l’air de s’appercevoir qu’il fut instruit, et ne le mit point à portée de s’en convaincre. Forcé de le recevoir et même de l’inviter, ainsi que les autres étrangers, il le laissoit dans la foule, et lui ferma, par cette conduite, les avenues des grâces et des places.

En France, je l’ai déjà dit, la faveur de la cour n’a pas toujours été le thermomètre sur lequel s’est réglée la capitale. Il étoit possible d’être négligé long-temps par le cabinet de Versailles, et de se faire un nom à Paris; mais à Vienne, on ne connoît que l’air de la cour; et celui qui n’est pas accueilli par les ministres est certain de ne point trouver de protecteurs. Lucchesini étoit reçu par-tout; mais par-tout aussi il ne jouissoit que du degré de considération dû à sa naissance. 

Agé de vingt-quatre ans, beau, bien fait, et joignant à un savoir profond la connoissance des talens agréables, Lucchesini se flattoit de vaincre enfin la froideur de Kaunitz. Toutes ses tentatives furent vaines. Il comprit enfin qu’il avoit perdu un temps précieux, et résolut de tenter fortune en Prusse. 

Frédéric régnoit. Ses ministres n’étoient que ce qu’ils dévoient être, les exécuteurs de ses ordres. Lorsque Lucchesini lui fut présenté, il le reçut avec aménité, et lui trouva des rapports marqués avec le comte Algarotti qu’il avoit beaucoup aimé. Il interrogea et le trouva très-instruit. On sait quel a été le goût de Frédéric pour la langue françoise, Lucchesini l’avoit étudiée; il la parloit avec facilité de même que l’allemande et l’angloise. Il plut à ce souverain qui se connoissoit en hommes, et qui se proposa de l’associer à ses travaux littéraires. 

Lucchesini remplaça Algarotti, eut un logement à la cour, la table et les appointemens de son devancier. Tous les jours à heure fixe il travailloit avec le monarque à qui il inspiroit d’autant plus d’intérêt, qu’il joignoit à une conversation légère et brillante l’art de faire des vers en latin, en françois et en italien. 

Cette occupation dura jusqu’à la mort de Frédéric, qui lui confia par testament la rédaction de tous ses ouvrages. Quoique Lucchesini fût attaché particulièrement à la personne du roi, il n’avoit point néglige de faire sa cour à l’héritier présomptif, sans néanmoins imaginer que ce prince, devenu roi, dût penser à l’employer. Il se présenta devant lui en homme qui s’attend à recevoir l’ordre de se retirer, et témoigna ses regrets de quitter une cour où régnoit un prince qui avoit hérité des vertus du héros auquel il venoit de succéder. 

Cette conduite lui réussit. Le nouveau roi, qui ne pouvoit l’employer aux mêmes objets que son prédécesseur, lui proposa d’entrer dans une carrière nouvelle. L’ambition du philosophe fut éveillée par cette proposition. Il se dépouilla bien vite du manteau de sapience pour revêtir le caractère d’un homme d’état. 

Quelque temps après cette métamorphose Lucchesini devint amoureux de mademoiselle Targat, fille du conseiller de ce nom, régisseur de la ferme du tabac établie en Silésie. Il l’épousa. Belle, bien faite, spirituelle, et sur-tout ambitieuse, elle contribua de tout son pouvoir à l’avancement de l’homme dont elle porte le nom.

Il débuta dans la carrière diplomatique par remplir différentes commissions dans quelques cours d’Italie. Comme le roi de Prusse étoit le chef de la ligue germanique formée par son oncle pour s’opposer aux entreprises de l’actif Joseph II, Lucchesini réussit aisément à lui persuader qu’il falloit mettre le pape dans ses intérêts, afin qu’en cas de guerre, il agît près des souverains catholiques de l’Allemagne, sans le secours desquels un empereur ne peut être redoutable. Frédéric III y consentit; et l’adroit négociateur vint à Rome avec son épouse. On les reçut avec magnificence, et l’on s’empressa de leur témoigner par des fêtes, qui n’avoient jamais eu lieu pour des étrangers de ce rang, combien leur présence étoit agréable dans une cour où l’extérieur s’attire le respect de la multitude. 

Lucchesini avoit été précédé par une réputation qu’il ne méritoit point. Les bontés dont le feu roi l’avoit honoré ne portoient que sur ses connoissances en littérature, les seules qu’il pût prouver. Il dut être surpris de s’entendre louer comme un négociateur habile, et de voir que l’on se taisoit sur ce qui auroit réellement pu être un sujet de louange. Cette circonstance, en lui faisant connoître l’esprit de la cour de Rome, influa beaucoup sur le reste de sa vie. Il s’adonna véritablement à la négociation; et, comme Calderon, enferma sous clef tout ce qui pouvoit le ramener aux études de son jeune âge. Vrai caméléon, il prit pendant son séjour à Rome le style des ministres de cette cour, et l’a conservé jusqu’à présent. Comme eux il ne répond que par des monosyllabes; comme eux il laisse échapper des expressions vagues et insignifiantes; comme eux enfin il a repris le ton ministériel qu’avoient eu les diplomates prussiens avant la réforme que Frédéric jugea à propos de faire dans cette partie. 

Ses négociations dans les cours de Varsovie, de Pétersbourg, de Vienne, etc. ne lui ont pas fait une réputation brillante. On n’a vu en lui qu’un homme hérissé de citations diplomatiques, bouffi d’orgueil, et dont le mérite consiste dans de petites finesses très-voisines de la fourberie; finesses qui réussissent quelquefois, sur-tout lorsque l’on croit traiter avec l’agent d’une cour qui depuis long-temps s’étoit accoutumé à mettre de la simplicité dans sa marche, et même de cette franchise que l’on pourroit appeller républicaine. 

D’après ces faits, on peut assurer que Lucchesini sera toujours un négociateur médiocre, et que son ambition l’a trompé lorsqu’elle l’a jetté dans une arène où il n’est pas fait pour combattre. La culture des sciences qui ont un rapport intime avec elles lui auroient fait un nom plus glorieux que celui qu’il traîne dans les cabinets, et dans une cour où tôt ou tard il sera connu et réduit à sa juste valeur. 

Sa haine pour la révolution françoise tient à la morgue dont il s’est enveloppé depuis quelques années. Attaché aux despotes par la manie de la représentation, il ne conçoit pas qu’il puisse y avoir d’autre bonheur sur la terre que de commander à ses semblables. La liberté, la douce égalité sont pour lui des chimères; et ceux qui sacrifient tout à ces biens donnés par la nature, sont à ses yeux des rebelles qu’il faut exterminer. Couronne, sceptre, domination, despotisme, voilà ses idoles. Je serois tenté de croire qu’un retour sur lui-même le porte sans qu’il le sache à penser ainsi.

Dans un état monarchique la faveur fait tout. Si le caprice détruit, le caprice élève; et l’on peut prétendre à des emplois brillans sans annoncer la capacité qui seule devroit les faire obtenir. Dans une république où l’égalité règne, il faut des talens pour s’élever aux places; il faut, pour s’y maintenir, avoir le courage de vouloir le bien, et celui plus grand encore de rentrer sans murmurer dans l’ordre des simples citoyens. Or, tous les esprits et tous les caractères n’ont point ce mélange de fermeté et de souplesse nécessaire à l’homme qui se dévoue au service de sa patrie, sans prévoir quelle sera sa récompense, et sans autre but que de lui être utile.

Les succès de Lucchesini me le font comparer à ces plantes exotiques cultivées dans nos serres; elles y fleurissent d’une manière précoce, quoique toujours imparfaite: sont-elles transportées dans un sol que frappe l’air extérieur, elles ne donnent plus qu’une verdure stérile, moins agréable que celle de l’arbuste le plus commun.

Les Gens de Lettres.

Peu de jours après mon arrivée à Rome, je fus présenté à la signora Maria Pezzelli. Elle tient chez elle une assemblée de savans. La vue de cette femme déjà âgée me rappella l’estimable madame de Tencin. Mais quelle énorme différence entre ces deux personnes! Maria Pezzelli n’a de ressemblance avec l’aimable françoise que de réunir à certaines heures ce qu’à Rome on nomme des savans, et ce qui, par-tout ailleurs, n’emporteroit que la dénomination de pédans. 

Maria Pezzelli a reçu de la nature tout ce qui auroit pu la rendre chère aux lettres et aux arts; mais enseignée par des pédans, elle ne sait qu’ergoter et non discuter, et n’a pas assez de bon sens pour sentir que l’ignorance est mille fois plus supportable qu’une érudition sans goût et sans tact. L’étude des langues mortes, celle de l’antiquité lui ont donné une roideur repoussante qui éloigne toute idée agréable, et peut influencer les jugemens que les étrangers portent sur elle.

Tous les soirs elle est entourée de sa cour savante. Assise au fond d’un vaste sallon, guindée sur son siège, bien droite, bien empesée, elle préside l’assemblée rangée des deux côtés comme pour une cérémonie d’église. Tout chez elle est méthodique, est compassé; on y discute longuement, froidement, et les sujets les plus intéressans y prennent une teinte soporifique qui engourdit à la fois l’esprit et les sens. Combien j’ai regretté la société de nos aimables Françoises, moins savantes, mais mieux savantes, puisqu’elles ont l’art de donner à tous les objets un agrément qui en augmente le prix! 

La première fois que j’assistai à la docte séance, la soirée fut employée presque en entier à parler d’un camée dont le prince-duc venoit de faire l’acquisition. L’érudition se manifesta avec une explosion à laquelle nulle autre ne peut être comparée. Les termes techniques volèrent à la ronde. On jugea à propos de citer Homère, Sophocle, Euripide, Démosthènes, Eschine, tous les auteurs et tous les poëtes des beaux siècles de la Grèce. Quelques bluettes s’échappèrent du fond de ce chaos sans bornes, mais elles retombèrent et disparurent; elles n’avoient d’ailleurs aucun rapport au sujet primitif. 

Après avoir noyé la matière dans un fleuve d’éloquence aussi déplacée que ridicule en soi, les savans daignèrent s’occuper des affaires de l’Amérique. Les États-Unis furent passés en revue, et les méprises sur les temps, sur les lieux et les événemens se prolongèrent pendant le reste de la conversation dont la durée exerça ma patience. 

Cette absence géographique et historique ne me surprit pas autant qu’elle l’auroit fait, si je n’eusse été prévenu sur l’ignorance des Romains dans ce qui ne tient pas directement à l’antiquité et aux arts. 

Témoin un soir d’une conversation dont Genève, la Suisse, et sur-tout les cantons protestans devinrent l’objet, j’entendis calomnier les estimables habitans de ces pays, par la seule raison qu’ils ne vont point à la messe et n’achètent point d’antiquités. La patience m’échappa. Comme j’avois parcouru ces contrées, je pris sur moi de redresser les idées de ces Messieurs. Je leur fis connoître ce qu’est Genève, le peu d’étendue de son territoire, l’activité de ses habitans, le commerce qui chez eux vivifie tout; et leur histoire si intéressante pour des hommes qui voudroient renaître pour la liberté et le bonheur. La Suisse eut son tour. Ses robustes et agrestes habitans que la tyrannie révolta, qui renouvellèrent le combat des Thermopyles, et qui, plus heureux que les Spartiates, vainquirent leurs ennemis sans périr comme eux, furent peints avec les couleurs qui leur sont propres. L’union des cantons divisés seulement sus l’article de la religion, mais unis à jamais par les liens de la fraternité; ces tableaux énergiques présentés aux Romains, jettérent du désordre dans leurs idées, de la confusion dans leurs expressions; ils ne purent nier des faits, et ne surent rien opposer à des raisonnemens dérivés de la nature des choses. Il s’ensuivra peut-être que quelques-uns d’entr’eux chercheront à s’instruire des mœurs et coutumes des étrangers avant de les regarder comme des mangeurs de petits enfans; et j’aurai contribué à cette révolution morale. 

Les productions de ces littérateurs répondent parfaitement à leur dialectique. Ils écrivent avec pureté, mais sans goût. Un style diffus, empesé, guindé, voilà ce qu’ils admirent. La stérilité d’idées est chez eux remplacée par une surabondance d’expressions qui flatte l’oreille et ne dit rien à l’esprit ni au cœur. Leurs poésies, latine et italienne, sont du genre le plus médiocre. Ils n’approchent ni du Tasse, ni de l’Arioste, et sont bien éloignés d’atteindre aux beautés de Métastase et de l’abbé Parini. Les prélats Stay et Borgia sont les seuls qui aient réellement de l’instruction et des connoissances approfondies. Peu d’entre les littérateurs méritent d’être distingués de la foule de leurs confrères. J’en excepte avec plaisir l’abbé Arteaga, auteur d’une histoire des théâtres, où l’on trouve des recherches curieuses et bien présentées. Son style est bon, et ses connoissances dans l’histoire, les arts et les antiquités, sont en lui un mérite de plus. L’abbé Kunig a écrit en latin et en italien sur différens sujets; il se fait lire avec plaisir. L’abbé Serassi est auteur de quelques mémoires bien rédigés et de quelques vers heureux. 

Presque tous les littérateurs romains peuvent être mis au nombre de ces écrivains que Voltaire appelloit les frippiers de la littérature. Ils retournent les bons ouvrages, les ressassent et parviennent à en extraire quelques bribes dont ils parsèment leurs compilations indigestes. Le convalescent que l’insomnie n’a pas encore quitté, peut avec ce secours se flatter de jouir d’un repos profond et presque léthargique. 

Malgré l’ennui que m’ont causé ces Messieurs, je les ai suivis dans leurs assemblées, afin de juger si l’érudition peut chez eux suppléer le talent. Voici en quoi elle consiste. Ils savent bien précisément le lieu où Annibal fit placer ses tentes, et celui où il perdit un œil. Ils indiquent bien exactement la place où l’un des frères Gracchus fut assommé; ils connoissent parfaitement l’endroit où étoit placée la tribune aux harangues, et celui où Camille a combattu. Ils rendront compte au besoin de l’espace qu’il a parcouru. Ils savent anatomiser les vers d’Homère, de Virgile, d’Horace, de Juvénal; ils savent, à n’en point douter, quels furent les gestes de Cicéron lorsqu’il prononça l’oraison pro lege Manilia. Ils savent… ce qu’ils n’auroient jamais dû apprendre, et ignorent ce dont il est important d’être instruit. 

Tel est l’état actuel de la littérature parmi les Romains. Tel est l’ouvrage du gouvernement théocratique. C’est sur cette ignorance des connoissances utiles qu’il a fondé son empire; c’est en la propageant qu’il croit ralentir la marche du temps; ses précautions décèlent sa frayeur: sa frayeur ne sera pas vaine, et sa ruine totale naîtra de l’excès de ses précautions.

Anecdote singulière. 

Comme j’avois la plus grande envie de profiter de mon séjour à Rome pour connoître en détail tout ce qu’elle renferme de curieux, j’allai au couvent des capucins où se trouvent quelques tableaux de Guide Reni et de Lanfranchi, ainsi que quelques médailles. 

Après avoir visité l’église de ces religieux, je voulus parcourir l’intérieur du couvent. J’ai déjà eu occasion de faire remarquer que ces reclus sont beaucoup plus instruits et infiniment plus honnêtes à Rome que par-tout ailleurs. Ils accueillent les étrangers, et s’empressent de satisfaire à leurs questions. 

Le général de l’ordre qui étoit Allemand me reçut avec cordialité et m’offrit à déjeûner, ce qui me surprit, parce qu’à Rome ce n’est pas la coutume d’inviter au repas du matin. Je répondis à cette honnêteté le mieux qu’il me fut possible, et promis de réitérer ma visite. Ces bons pères m’apprirent que leur église, ainsi que le monastère, avoient été bâtis par les ordres et aux dépens du cardinal Barberini, frère d’Urban VIII, qui avoit, comme lui, porté le scapulaire et la sainte robe.

Lors de ma seconde visite, je fus frappé de la physionomie de l’un d’entr’eux, fort avancé en âge, et qui me parut n’avoir aucun rapport avec celles des nations européennes.

J’interrogeai cet homme qui, après m’avoir fait répéter plusieurs fois une question très-simple, me dit qu’il étoit Persan, et avoit quatre-vingt-onze ans. Cette réponse aiguillonna ma curiosité; mais comme ce vieillard paroissoit s’exprimer avec peine, je pris le parti, pour être plus amplement informé de ce qui le concernoit, de m’adresser à ses confrères, et voici ce qu’ils m’apprirent. 

Les capucins ont un hospice à Ispahan. Il porte le nom de mission; mais les religieux que l’on y envoie n’y sont pas occupés à labourer la vigne du Seigneur. L’idée de la trinité paroît si révoltante aux mahométans, qu’il est extrêmement rare d’en trouver qui veuillent embrasser la religion catholique dont ce mystère est la base. Aussi le gouvernement n’est point en garde contre ce genre de séduction.

L’intérêt du commerce a porté le sophi à permettre l’exercice du culte catholique. Les chrétiens se rendent à cette église, moins pour satisfaire aux devoirs de leur religion, que pour y trouver du soulagement dans leurs maladies, ces religieux s’étant adonnés à la médecine et à la chirurgie, ce qui fait que les naturels du pays les considèrent, et contribuent au soutien d’une existence qui ne passe pas le but de l’institution.

Revenons au vieillard. Thamas-Kouli-Kan, devenu roi de Perse, tomba dangereusement malade. Les médecins de la cour ne connoissant rien à cette maladie, ne purent le soulager. Il empiroit à chaque moment. Le grand trésorier se souvint des religieux de l’hospice, et envoya chercher le plus habile d’entr’eux: c’étoit le supérieur. A peine ce père eut-il vu le monarque qu’il connut que sa maladie provenoit d’une indigestion; il le traita en conséquence, et le guérit. La récompense suivit de près. Une bourse pleine d’or lui fût remise par le grand trésorier, qui se chargea de porter au pied du trône ses remercîmens et son refus. Thamas-Kouli-Kan, instruit par cet officier du refus qui venoit de lui être fait, crut qu’il ne provenoit que de la modicité de la somme, et le renvoya sur le champ porter au derviche chrétien un présent plus considérable, également en espèces. «Mon institut me défend, répondit le religieux, de recevoir de l’or ou de l’argent. Je supplie très-instamment sa majesté de ne pas insister. Si elle croit devoir quelque chose à mes soins, elle peut m’en récompenser par l’assurance de sa protection. L’unique chose qu’il me soit permis d’accepter, c’est une provision de vivres». Le sophi parut surpris de cette réponse, ordonna que l’on portât au derviche tout ce qu’il demanderoit en ce genre, et n’y pensa plus.

Il n’en fut pas de même du trésorier: frappé d’un désintéressement inconnu dans son pays, et dont les devanciers des religieux ne lui avoient point donné l’idée, il voulut se lier avec ces hommes extraordinaires.

Le chef de cette mission étoit Romain. C’étoit un homme instruit; il parloit très-bien la langue persane. Le grand trésorier le visita plusieurs fois, et l’attira chez lui où il ne cessoit de l’interroger sur les mœurs et les coutumes de l’Europe. Le religieux ne connoissoit que Rome; c’étoit à la fois pour lui le centre et les bornes de l’univers chrétien. Il lui peignit cette ville avec des couleurs si enchanteresses, que, sans avoir de goût pour la religion que l’on y professoit, il conçut le projet de se retirer du service d’un despote et de se fixer dans la patrie des arts. Il vouloit aller habiter parmi des hommes pour lesquels il avoit conçu la plus haute estime. Pour effectuer ce projet il falloit emporter une partie de sa fortune. II différa son départ, cacha ses sentimens avec soin, et attendit le moment favorable. 

Par un de ces événemens ordinaires dans les pays soumis au despotisme, Thamas-Kouli-Kan fut assassiné. Le grand trésorier saisit cette occasion, s’échappa et partit avec quelques marchands chrétiens. Ils passèrent par Bagdad, arrivèrent à Constantinople, où ils se séparèrent, et le Persan vint à Rome, accompagné d’un religieux que le chef de la mission d’Ispahan lui avoit donné pour guide et pour conseil. Il vendit des diamans qu’il avoit sauvés du pillage, plaça les sommes qu’il en retira dans les banques, et se fît un revenu plus que suffisant pour défrayer amplement le couvent des frais de sa nourriture et entretien. Il employa le reste de sa fortune en actes de bienfaisance.

Cet homme fut très-bien reçu, et admis par les supérieurs à partager toutes les prérogatives que donne la sainte robe. Mais en adoptant leur genre de vie, en revêtant l’habit de l’ordre, il se réserva le droit de ne point changer de religion. Doux, bienfaisant, tranquille, et ne disputant jamais il se fit aimer de tous ses confrères, qui ne s’opiniâtrèrent point à faire de lui un prosélyte. Il n’avoit accepté d’autre distinction qu’une étoffe d’un tissu plus fin, et l’usage du linge. 

Dans les premiers jours de son arrivée à Rome il avoit fait sensation. On avoit voulu le voir, et chacun s’étoit promis de le convertir. Il résista à toutes les insinuations, à toutes les tentatives; le pape eut le bon sens de les faire cesser, en donnant des ordres positifs de le laisser attendre en paix que la grâce eût agi d’une manière efficace. On lui proposa inutilement de quitter le couvent et de se livrer dans le monde à un genre de vie plus agréable. «Si j’avois voulu, répondit-il, jouir de tous les agrémens que procure l’opulence, je n’aurois pas quitté Ispahan: si j’aimois les richesses et que j’ambitionnasse les honneurs, je saurois y retourner». 

Je ne crois pai qu’il y ait deux exemples de ce genre depuis l’établissement du christianisme; et j’avoue que je fus aussi surpris de la modération des moines et de celle du pape, que de l’imprudence du Persan qui, sur la foi d’un missionnaire, se transporta d’une région à l’autre pour suivre la loi de Mahomet sous le froc d’un mendiant. 

Cet homme singulier a vécu jusqu’à l’âge de 97 ans; il est mort en 1787.

Le Cardinal Finocchetti. 

Ce prince de l’église est né à Livourne en 1715. Ses parens étoient des nobles Pisans. Il reçut le chapeau en 1787 à l’âge de 72 ans, après trente années d’attente. Pie VI l’en décora; et je crois qu’en cela il voulut imiter Caligula qui fit de son cheval un consul. 

Ramazzini de Boulogne a fait un traité sur les maladies relatives et annexées au genre de profession des différens artistes et ouvriers. Tissot a écrit sur celles des gens de lettres et des personnes qui sont réduites à vivre du produit d’un travail pénible. Plusieurs autres médecins ont indiqué des maux occasionnés par la tension continuelle de l’esprit; mais aucun de ces physiciens ne s’est avisé d’apprécier ce que peut souffrir un prélat qui attend le chapeau sans le voir venir, un courtisan la décoration d’un ordre, et un prêtre un bénéfice. Cette maladie a emporté plus d’un aspirant; Finocchetti y résista pendant trente ans et plus. Que l’on vienne dire après cela qu’il ne se fait plus de miracles!

Lorsque je vis ce vieux candidat, j’observai que la présence d’un cardinal le désorganisoit entièrement. Il s’approchoit de l’éminence, faisoit une profonde révérence; et machinalement sa tête se baissoit sur sa poitrine, position dans laquelle elle restoit pendant cinq à six minutes. Il la relevoit ensuite et laissoit échapper un profond soupir qui, retenu, l’eût infailliblement étouffé. Chaque promotion lui causoit plusieurs accès de fièvre. L’espérance d’être enfin du nombre des élus lui avoit été donnée par quatre papes; et l’inexécution de cette promesse l’avoit jetté dans des accès de spasme assez violens pour le mettre au tombeau. La seule consolation qui l’empêcha de succomber, c’étoit de jouir des honneurs et prérogatives attachés au titre de doyen des prélats.

Quoiqu’il n’eût aucun titre qui dût lui donner l’espoir fondé d’être promu, et qu’il y eût des motifs sans nombre pour l’exclusion, il ne cessa de solliciter et de dire que le chapeau lui étoit dû. On s’étonnoit de ce propos mille fois répété; enfin on découvrit qu’une inadvertance de Benoît XIV en étoit cause. Ce pape ayant pris Finocchetti pour un autre, lui dit: ayez un peu de patience, nous ne tarderons pas à vous satisfaire; vous serez aussi cardinal. Lors de l’élévation de Clément XIII il sollicita de nouveau, et reçut encore des promesses qui n’eurent point d’effet. Enfin Pie VI le délivra d’une étreinte de trente ans. 

Il est d’usage que le nouveau cardinal prononce un discours de remercîment, tel à-peu-près que ceux des académiciens françois, lors de leur réception. Finocchetti ne voulut point manquer à la coutume: il bégaya deux ou trois phrases décousues, et termina par élever la gloire de Pie VI jusqu’aux nues pour deux actions éclatantes dignes d’une éternelle mémoire: l’une de lui avoir donné le chapeau; l’autre l’érection de quelques obélisques nouveaux.

Les Catacombes de Saint-Sébastien. 

Elles sont situées hors la porte Capène sur la route de Naples, et l’on y descend par l’église de Saint-Sébastien. Il est probable que les premiers chrétiens célébroient leurs agapes ou repas dans ces lieux souterrains. On m’a très sérieusement dit que, de compte fait, les cendres ou ossemens de soixante-dix mille martyrs y reposoient: parmi eux on distingue onze pontifes. 

Pour avoir une connoissance suffisante de ces catacombes, il n’est pas nécessaire d’en parcourir toutes les chambres; il seroit même dangereux de s’y exposer, parce que l’on est à la merci d’un conducteur que l’on ne connoît point, qui n’est point responsable de la sûreté des étrangers, et qui, sans porter la main sur ceux qu’il conduit, peut les faire périr d’un genre de mort cruel et ignoré. Lorsque j’eus cette curiosité, je trouvai un compagnon de voyage prêt à y entrer, et nous nous engageâmes dans les souterrains, sur la foi d’un homme de très-mauvaise mine, qui portoit une lanterne bien fermée, tandis que nous n’avions chacun qu’une bougie. Les détours de ces souterrains ne sont connus que de ces gens-là; l’espace que l’on peut parcourir est immense; ce dédale offre un nombre infini de routes semblables, et que l’on ne pourvoit distinguer qu’au moyen du fil d’Ariane. Leur hauteur est inégale, et l’on ne peut se tenir droit que d’espaces en espaces. On remarque des deux côtés de ces sentiers des espèces de lits sur lesquels reposent des ossemens que l’on peut toucher. 

Lorsque je fus arrivé à la chambre Saint-Philippe, je m’arrêtai. On voit plusieurs noms gravés sur les murs, et je distinguai celui de Gustave III. 

Il est aussi difficile d’indiquer l’époque où ces sentiers furent pratiqués, que d’affirmer à quel usage ils ont été destinés. Ce qui paroît certain, c’est qu’ils sont de main d’hommes. A Rome, où tout se rapporte au culte, on assure qu’ils furent l’ouvrage des premiers chrétiens lors des persécutions. J’en doute. Je les crois fort antérieurs à ces temps, parce qu’il n’est pas probable que des gens qui se dispersoient de tous côtés pour éluder les édits des empereurs, aient pu se creuser une retraite de vingt milles d’étendue sans qu’ils aient été apperçus, et sans que les terres qu’il a bien fallu transporter ailleurs ne les aient décelés. Il est donc à présumer que ces chemins couverts ont été faits pour établir en cas de siège des communications au-dehors, ou bien des retraites assurées en cas de malheur. Les premiers chrétiens errans et fuyant les regards du gouvernement, auront découvert ces asyles, et s’y seront retirés pour tenir leurs assemblées. 

Les chemins qui y conduisent sont si étroits, que deux personnes auroient peine à y marcher de front. J’ai demandé si l’empereur Joseph avoit visité ces lieux. Le conducteur m’a répondu qu’il y étoit venu; mais qu’il n’avoit pas jugé à propos de s’avancer jusqu’à l’endroit où nous étions. Cette réponse fut pour moi un trait de lumière. Je me rappellai alors les exemples que l’on m’avoit cités. Plusieurs Anglois étouffés par la vapeur méphitique avoient péri dans ces souterrains. Il seroit assez plaisant que leurs corps, après un laps de temps, eussent été enlevés et exposés, sous des noms empruntés, à la vénération des crédules fidèles.

Quoi qu’il en soit, je retournai sur mes pas avec mon compagnon de voyage, qui, plus timide que moi, n’avoit osé en faire la proposition. 

Revenus à la lumière, chacun s’empressa de nous conter les accidens qui arrivent chaque année à ceux que la curiosité entraîne trop loin. Je vais en retracer ici quelques-uns pour servir d’exemple aux voyageurs, et les prémunir contre un danger dont on ne leur parle ordinairement que lorsqu’ils s’y sont exposés. 

Il y a quelques années qu’un nombre assez considérable d’écoliers descendirent dans les catacombes par l’issue qui donne près de la Villa Medici. On ne les a point revus: toutes les recherches que l’on a faites ont été inutiles. Deux Allemands ont eu le même sort la même année de mon premier séjour dans cette ville. 

Comme il n’est pas au pouvoir humain de persuader les Romains des avantages d’une bonne police, on n’a pu prendre aucune précaution contre ces accidens. Les récits que l’on en fait n’effleurent point la sensibilité des prêtres. D’ailleurs ces dangers ne sont pas pour eux; ils plaisantent volontiers les personnes qui s’y livrent, et ne font rien pour les en détourner. A propos des catacombes, un prélat me demandoit un jour quel étoit l’animal dont la peau me sembloit la plus précieuse? Je nommai la martre, l’ours blanc, le renard blanc, rouge, bleu, etc. Vous vous trompez, monsieur, me répondit-il, c’est la peau d’un prêtre. Cet aveu très-ingénu peint d’un seul trait le caractère de ces êtres si long-temps révérés.

Trait qui caractérise l’extrême foiblesse du Gouvernement Romain.

J’ai dit plusieurs fois que de tous les ministres étrangers qui résident à Rome, le chevalier Azara est celui qui a le plus d’influence dans le consistoire. Indépendamment du mérite de ce négociateur, les remises d’argent que fait l’Espagne lui concilient la bienveillance du saint-siège. Dans des siècles moins éclairés, la cour de Rome augmentoit d’audace en proportion des respects que les souverains s’abaissoient à lui rendre. Elle est encore dans les mêmes dispositions, mais elle a perdu la plus grande partie de sa prépondérance; et lorsqu’un ministre ferme et d’un caractère prononcé maintient les prérogatives du monarque qu’il représente, elle devient d’une souplesse extrême. Je n’en citerai qu’un exemple. 

Un des domestiqués d’Azara, chargé d’un ballot de toile de Nankin, traversoit la place Colonne. Il fut arrêté par les gardes, on visita le ballot et on le confisqua, parce qu’il n’étoit pas point marqué, ce qui indiquoît qu’il n’avoit pas été visé par les douaniers. Cet homme porta ses plaintes à son maître, qui signifia dans le moment que l’on eût à lui rendre le ballot, sinon qu’il alloit en écrire au roi d’Espagne. Pie VI, aussi effrayé que s’il eût vu une armée au pied du Vatican, fit offrir la restitution de la marchandise réclamée, ou la valeur, s’il se trouvoit que la marchandise fût déjà vendue; il promit de punir les gardes qui avoient osé méconnoître la livrée d’Espagne, comme si ces gens là n’eussent pas dû obéir à des ordres émanés de lui. Azara répondit que cette satisfaction étoit insuffisante, et qu’il exigeoit que le prélat Ruffo, alors grand trésorier, lui écrivît à ce sujet une lettre d’excuses, et dans des termes auxquels on ne pût se méprendre. Le pape, mortifié au possible, le fit prier de modifier ses prétentions; mais l’ambassadeur lui fit dire que si la satisfaction demandée n’étoit pas faite sur le champ, son courrier alloit partir, et qu’il ne pourroit répondre des suites. Le pape, consterné d’une fermeté qu’il n’avoit pas prévue, pria le prélat Ruffo d’acquiescer à la demande du ministre d’Espagne. Ruffo résista: le saint-père s’abandonna aux plaintes, versa des larmes, supplia le trésorier, et termina par lui déclarer qu’il seroit forcé d’avilir sa dignité en faisant lui-même la réparation demandée. Enfin Ruffo écrivit la lettre; mais le plus dur restoit encore à exécuter: l’ambassadeur avoit exigé que cette lettre fût apportée par le prélat en personne. Nouvelle altercation entre le pape et le trésorier. Sa sainteté fut près de tomber aux genoux de ce dernier qui, la rage dans l’âme, se laissa cependant fléchir, et partit pour le palais d’Espagne. Il n’y fut point reçu, et laissa sa lettre dont Azara tira le plus grand parti. Il en fit faire une multitude de copies que l’on distribua par ses ordres; les gazettiers en reçurent aussi, avec injonction d’en insérer le contenu dans leurs numéros. L’ambassadeur d’Espagne dit publiquement que la première fois que ses gens recevroient une pareille insulte, il feroit saisir le grand trésorier, le conduiroit sur la place d’Espagne, et là donneroit ordre qu’il lui fût fait certaine opération qui, en lui éclaircissant la voix, le forceroit à une modestie de mœurs plus conforme à son état. 

Ce dernier trait révolta le prélat. Il en frémit d’indignation. Dans l’impossibilité d’en tirer vengeance, il se borna à lui jurer in petto une haine éternelle. L’extrême docilité du pape ajoutoit encore à sa fureur. Dès ce moment il ne voulut plus communiquer avec Azara; il évitoit de le rencontrer, et manifestoit en toute occasion une colère qui amusoit beaucoup l’Espagnol. 

Pie VI auroit bien désiré de faire cesser cette mésintelligence; mais cette fois il échoua dans son projet. Ruffo ne céda point, et ne se prêta pas même aux légères avances que l’ambassadeur voulut bien, comme particulier, condescendre à lui faire. Le foible pontife, qui ne concevoit pas que le ressentiment d’une injure qui n’intéresse point la fortune pût exister aussi long-temps, forma le projet de forcer Ruffo à voir et à parler au ministre d’Espagne. Il saisit la circonstance de la tournée annuelle qu’il fait dans les Marais Pontins. Comme il est de règle que le grand trésorier l’accompagne, il fut convenu qu’Azara s’y rendroit, et qu’il adresseroit la parole à ce prélat. Ce projet s’exécuta; mais le haineux Ruffo le rendît inutile. Il ne répondit point, et détourna constamment la tête pour ne pas rencontrer les yeux de son ennemi. 

Si l’on se rappelle ce qui a été dit d’Azara, tant à l’article qui le concerne, qu’à celui de Raphaël Mengs, on sera petit-être étonné de la roideur qu’il a jugé à propos de mettre dans cette affaire, où, dans le fait, le grand trésorier n’étoit coupable que d’avoir strictement obéi à son souverain: mais il faut aussi se rappeller qu’un long séjour à la cour de Rome l’avoit familiarisé avec sa manière d’agir, et qu’il disoit hautement que pour éviter de plier sous le despotisme du saint-siège, il étoit nécessaire d’agir envers lui avec une hauteur qui lui prouvât évidemment que son règne est passé, et que celui de la raison commence.

Prétention très-sainte.

Tout ce qui appartient à la personne d’un pontife romain reçoit toujours le titre de très-saint: on dit le dîner très-saint, la chaise très-sainte, le très-saint lit, et on doit appeller ainsi par la même raison les caprices ou les goûts du saint-père. Nous allons parler de quelques-uns de ceux de Pie VI. 

Lorsque ce pape régnant n’est dirigé par aucun intérêt particulier dans le choix des sujets qu’il appelle à quelques places, c’est ordinairement la figure qui le détermine. Il montre dans toutes les circonstances un goût décidé pour les belles proportions, et ce goût décide presque toujours des jugemens qu’il porte sur ces hommes: celui dont la physionomie lui plaît, et parvient à le prévenir favorablement, est sûr d’en obtenir toutes sortes de faveurs.

On sait qu’il aime les louanges à l’excès. On ne lui parle jamais, ou on ne réussit au moins qu’en le flattant: mais de tous les éloges qu’il reçoit avec tant de complaisance, ceux qui l’enivrent le plus sont ceux qui ont rapport à la noblesse de sa démarche et à la beauté de sa figure. Jamais peut-être on n’a poussé si loin ce genre de vanité. Une foule de gens sans talens, sans mérite ont obtenu, en l’enivrant de cet encens, les places, les dignités et tous les moyens de parvenir à la fortune. 

Un chanoine, dont l’extérieur et les vêtements annonçoient l’indigence, se trouvoit dans l’année 1786 à la porte d’une église dans laquelle le pape étoit prêt à entrer: il s’écria d’un style très-familier, en s’approchant de lui: viva il mio caro Piuccio, quanto mi è caro, il mio Piuccio, quanto è mai bello! «Vive mon cher petit Pie; qu’il m’est cher, qu’il est beau!» Un moment après, l’ayant suivi dans l’église il s’écria encore: che vago papetto! «quel agréable petit pape!» Le saint-père prit alors un air majestueux et fixa le chanoine, mais sans paroître se fâcher. Le premier prélat qui accompagnoit sa sainteté se méprit à ce regard, et ordonna au chanoine de se retirer aux exercices, lieu de retraite à Rome où l’on envoie les ecclésiastiques qu’on veut punir. Le chanoine obéit; mais avant il fut trouver un valet-de-chambre du pape qu’il connoissoit; il lui dit qu’il avoit toujours été pénétré de la plus grande vénération pour le pape; mais que le voyant de près pour la première fois, il avoit été tellement frappé de sa beauté, qu’il n’avoit pu contenir les mouvemens de son admiration. Le valet-de-chambre rapporta ces détails au pape, qui répondit que le prélat étoit un …, et il lui donna son épithète favorite que la délicatesse de nos mœurs ne nous permet pas de rapporter. Il ajouta que cependant il falloit ne pas paroître tolérer cette liberté d’un sujet envers son maître, et qu’il falloit que le chanoine achevât son temps de retraite. Mais deux jours après, deux très-bons bénéfices étant venus à vaquer, le pape les conféra au chanoine, et paya de sa bourse les droits de la chancellerie.

Trois ans auparavant, un pauvre prêtre allemand étoit venu solliciter une dispense de mariage pour deux de ses parens; mais n’ayant pas de fortune et ne pouvant faire les avances nécessaires, il ne parvenoit pas à l’obtenir. Quelqu’un lui indique le moyeu de faire sa cour au pape et de s’en faire remarquer: il sait que sa sainteté doit venir à une certaine heure à telle église, il s’y rend; et dès qu’il voit le pape descendre de sa voiture, il dit assez haut pour en être entendu, wass für ein schöner papst! Le pape se retourna du côté d’un de ses Suisses, et demanda l’explication de ce qu’avoit dit ce prêtre étranger. Le Suisse répondit: il s’est écrié, quel beau pape! Pie VI fit mander ce prêtre, lui fit expédier sa dispense gratuitement, lui paya les frais de son voyage, et lui fit donner un bon canonicat en Allemagne. Il traita de la même manière dans d’autres circonstances un prêtre hongrois, venu à Rome pour affaires, et qui, à son aspect, avoit exprimé la même admiration.

Pie VI a eu beaucoup de maîtresses: celle qu’il a aimé le plus long-temps est Julie Falconieri, mère de Constance Onesti, qui depuis a épousé le prince-neveu du pape. Il n’est pas douteux que cette princesse ne soit la fille du pontife; il n’est pas permis, en la voyant, de s’y méprendre. Mais le pape a pour cette nièce une tendresse plus que paternelle; et il n’a pas toujours pris assez de soin de déguiser sa conduite et ses sentimens à cet égard.

Autre Prétention très-sainte.

Pie VI ne se croit pas seulement le plus beau des hommes, il se croit aussi le plus éloquent, le plus savant, le plus sage de tous, et celui qui a le goût le plus épuré. Il a disgracié des prélats, parce qu’en sa présence ils avoient fait un éloge de Benoît XIV et de Ganganelli, qu’il prenoit pour une satire indirecte de sa personne. Il voudroit être le seul homme dont on vantât les perfections, et posséder à lui seul ou absorber dans sa famille tous les biens de l’univers. 

Ce souverain pontife, sans aucuns moyens, aspire à toutes sortes de réputations. Il se croit le plus savant antiquaire, le plus habile connaisseur dans tous les arts. Il se vante d’avoir peint autrefois avec succès, d’avoir moulé des figures et composé divers écrits qu’il loue beaucoup, mais dont il dit avoir perdu les manuscrits. 

Les prédécesseurs de Pie VI se sont crus infaillibles en matière de foi; lui, il se croit infaillible en tout. Il ne se doute pas que rien ne prouve mieux la sottise et l’ignorance que la prétention de tout savoir. 

Ganganelli avoit commencé au Vatican un musée connu sous le nom de musée Clémentin. Pour lui faire perdre ce nom que lui avoit donné son fondateur, et lui faire prendre le sien, il a été jusqu’à faire enlever une grande quantité de pierres qui portoient le nom de Clément XIV, pour les faire remplacer par d’autres qui portent celui de Braschi. On trouve à chaque pas dans Rome d’autres preuves semblables de cette puérile afféterie qui le porte à vouloir placer par-tout son nom et ses armes. S’il pouvoir, il dépouilleroit le musée du Capitole, élevé par Clément XIV, pour enrichir celui du Vatican. Le directeur de ce premier, homme d’un grand talent, et avec lequel j’avois lié connoissance, me disoit un jour qu’il n’osoit plus demander au pape de faire réparer aucun des chefs-d’œuvre dont le musée Clémentin est rempli, et dont plusieurs cependant en ont le plus grand besoin; parce que le pape ne manquoit pas de faire porter ensuite ces morceaux précieux à son musée favori.

Iniquité scandaleuse de Pie VI.

Un seul trait suffira pour prouver l’indécente cupidité de Pie VI. Le voici. 

Charles-Ambroise le Pri, porte-faix à Busse, bourg du duché de Milan, avoit fait à Rome une fortune considérable par ses talens et par son industrie. Il avoit acheté à cens de la chambre apostolique des domaines près de Comacchio dans la Marche d’Ancone; il avoit fait des spéculations avantageuses, et il avoit amassé une fortune évaluée à huit cent mille écus romains, ou 4.400.000 livres de notre monnoie. 

Le Pri avoit trois file, Amasis, Joseph et Jean. Il leur fit une donation entre-vifs irrévocable de tous ses biens, s’en réservant l’usufruit viager, et en les assujettissant à un fidéi-commis perpétuel, dans lequel les trois frères seroient substitués à tous autres en cas de mort de chacun d’eux sans enfans mâles. 

Jean, l’aîné de ses fils, mourut sans enfans peu de temps après son père; Joseph ensuite, ne laissant qu’une fille, nommée Anne-Marie; Amasis s’étoit fait prêtre. Resté le dernier des trois, il jouissoit de tout le bien, et il prétendit qu’il étoit libre entre ses mains, pour pouvoir en frustrer Anne-Marie sa nièce dont il n’aimoit pas la mère. Tous les jurisconsultes de Rome étoient d’un avis contraire, et soutenoient, d’après les termes de la substitution, qu’elle s’éteignoit sur la tête de sa nièce à qui les biens dévoient passer. 

Le prêtre Amasis se fit autoriser par plusieurs actes des tribunaux à pouvoir disposer arbitrairement de ces biens: mais tous les gens de loi lui ayant assuré que ces actes étoient nuls et qu’on les feroit facilement casser, il eut recours à un autre moyen: il suborna des témoins auxquels il fit déposer que Anne-Marie n’étoit point légitime; il ne fit que révolter contre lui tous ceux qui connurent cette atrocité; elle lui valût le sobriquet de Amensius demens, l’insensé. 

Pie VI, instruit de cette affaire, se mit en tête de s’approprier tous ces biens, en les volant à Amasis, sous la promesse d’un chapeau de cardinal. Il charge de cette infâme négociation un nommé Nardini. Ce frippon s’insinue dans la confiance du vieux prêtre; il lui représente que son père ayant gagné toute sa fortune dans les états de l’église, ce seroit un acte de justice et de reconnoissance de faire le pape son unique héritier, puisque sur tout il doutoit de la légitimité de la naissance d’Anne-Marie, fille de son frère; il lui ajouta que le pape ne manqueroit pas de reconnoître ce bienfait en l’accablant de distinctions et d’honneurs. Satisfaire sa haine et son orgueil étoit pour Amasis un double motif bien puissant et bien capable de le déterminer. Il fit au pape une donation en forme de toute sa fortune, en lui laissant la liberté absolue d’en disposer. Le pape mit sur le champ son neveu en possession de tous ces biens, et se moqua de la promesse qu’il avoit fait faire au donateur. 

Le chagrin que lui causoient la perfidie et l’ingratitude de Pie VI, et le remords de sa propre injustice, rongèrent bientôt le cœur d’Amasis; il essaya de la réparer en faisant un testament dans lequel il déclara que la donation qu’il avoit faite de tous ses biens au pape n’étoit que le fruit de la séduction de ses agens, et de la haine qu’il avoit contre sa belle-sœur dont il imploroit le pardon, en avouant son crime et en annulant sa donation. 

Nardini, de son côté, témoigna aussi en mourant combien il se repentoit d’avoir prêté son ministère à Pie VI pour commettre cette abominable injustice. 

Le testament d’Amasis et l’aveu de Nardini furent bientôt connus de toute la ville de Rome; l’indignation éclata de toutes parts, mais le pape s’en moquoit: il n’en disoit pas moins que l’acte d’Amasis étoit un miracle de Saint-Pierre. Anne-Marie et sa mère prirent le parti de garder le silence jusqu’à la mort de Pie VI, dont elles ne supposoient pas pouvoir écarter le crédit pour parvenir à faire reconnoître leurs droits aux pieds des tribunaux. Mais sa sainteté entendit parfaitement et craignit ce silence même; il voulut au contraire consolider son crime, et en assurer le fruit à son neveu, sur la tête duquel il prévit bien qu’il s’éleveroit un jour quelqu’orage, s’il ne le prévenoit tandis qu’il pouvoit abuser encore de sa souveraineté. 

Il força donc la pupille à lui intenter une action et à faire valoir ses droits. L’intérêt qu’elle inspira devint si général, l’injustice contre laquelle elle réclamoit étoit si évidente et causoit une telle indignation, que les juges parurent disposés à confirmer la décision du public entier. Le pape ne pouvant plus douter qu’il ne fût prêt à être condamné, n’ayant pu d’ailleurs parvenir à corrompre tous les membres du tribunal de la Rote où l’affaire devoit être jugée, proposa un accommodement que la pupille s’empressa d’accepter. Les biens furent partagés entre elle et le neveu de sa sainteté. Mais sans doute quand le jour de la justice sera arrivé, il sera condamné à la restitution de cette seconde partie qu’il usurpe encore et des intérêts qu’il en aura perçus; et il ne lui restera alors d’autre fruit de l’attentat de son oncle et de sa propre bassesse que le mépris et l’exécration publique qu’ils ont bien mérités.

Le Dialogue.

Le caractère des Romains de nos jours présente les plus étonnantes contradictions, et presque toujours les deux extrêmes: les gens en place y sont assez généralement bas et vils, et le peuple est un des plus spirituels et des plus énergiques de tous les peuples de la terre. Il parle sensément, avec vivacité, avec force. Il a des manières douces et prévenantes; il se montre dans le commerce social, libre et franc. Mais ce même caractère change et se dénature chez tous ceux qui entrent dans le service ou à la cour, ou qui sont appellés à quelques places importantes; ce qui prouve que le gouvernement actuel de Rome ne convient pas à cette nation: d’où on peut conclure qu’il ne tardera pas à être remplacé par un gouvernement démocratique, le seul qui puisse convenir au peuple romain, et le seul qui soit digne de lui. 

J’ai dit précédemment que pendant les deux séjours assez longs que j’ai faits à Rome, j’étois dans l’usage de sortir à pied, tous les matins; je cherchois à voir, à examiner, et à juger tout par moi-même; j’aimois à m’approcher sur les places et dans les rues de tous ceux que je rencontrois et avec lesquels je croyois pouvoir m’entretenir de divers objets que trop de gens croient futiles, et auxquels j’ai toujours attaché une grande importance: cet usage utile et avantageux par-tout, à ceux qui veulent connoître les mœurs et les usages d’un pays, devient nécessaire à Rome pour parvenir à ce but. Tantôt je m’adressois à quelque prêtre couvert de haillons, tantôt à des frères quêteurs, capucin, récollet ou minime; d’autres fois à des abbés à tournure élégante et aux manières apprêtées; plus souvent à des ouvriers et à de simples mercenaires. Ces derniers à Rome aiment beaucoup la plaisanterie, et sont capables souvent de reparties auxquelles on devroit peu s’attendre de la part d’hommes qui souvent n’ont pas même l’idée de l’alphabet de leur langue. 

Un matin dans les derniers jours décembre, l’air étant très-vif, j’étois sorti enveloppé dans mon manteau; je contemplois sur la place Navone la belle fontaine de Bernini: un petit marchand de poissons m’examinoit avec attention; je le remarquai, je vis qu’il avoit grande envie de me parler; je fis les premiers pas vers lui, et nous eûmes ensemble la conférence que je vais rapporter. 

Cet ouvrage, lui dis-je en regardant la fontaine, est superbe, il excite l’admiration: n’êtes-vous pas de mon avis?

Le marchand de poissons: Ne crois pas qu’il ait été fait pour notre commodité, pour notre bien.

L’Étranger: Pourquoi fut-il donc fait?

Le marchand: Uniquement pour y placer le nom et les armoiries du pape qui le fit construire à nos dépens. Ah! si tu savois à quel point ces maudits prêtres sont dévorés par la vanité.

L’Étranger: Je le sais parfaitement, et je suis de ton avis; mais il n’en est pas moins vrai que ce monument est admirable.

Le marchand: J’en conviens; mais le pain vaut mieux. 

L’Étranger: Soit: mais cette fontaine ne le rend ni moins abondant, ni plus cher. 

Le marchand: Tu te trompes; nos prêtres, s’ils étoient moins vains, emploieroient mieux l’argent qu’ils nous volent; au lieu d’élever des obélisques, de construire de magnifiques fontaines, ils devroient faire défricher nos déserts qui étoient jadis couverts de villes et de villages: des champs fertiles et bien cultivés seroient préférables à l’église même de Saint-Pierre. Le pain alors seroit moins cher, et avec le superflu de nos richesses on pourroit orner et embellir la ville. Nos prêtres ne sont que des sots, que l’orgueil le plus stupide aveugle toujours.

L’Étranger: Tu parles comme un auteur. 

Le marchand: Je n’ai jamais lu un seul livre. 

L’Étranger: Et comment cela?

Le marchand: C’est que je ne sais pas lire.

L’Étranger: Pourquoi n’as-tu pas appris?

Le marchand: Ni mon père, ni ma mère, ni aucun de mes aïeux que je sache, n’en ont jamais appris davantage.

L’Étranger: D’où vous est venue à tous cette indifférence?

Le marchand: De la méchanceté de nos prêtes; ils craignent que le peuple ne s’éclaire. Mais ce peuple est persuadé que ses prêtres en savent moins encore que lui malgré leur théologie.

L’Étranger: Oui, sans doute, et tu dis vrai. Mais le peuple auroit doublement raison, s’il savoit lire et écrire: car il verroit alors ce que cette ignorance l’empêche de voir et de connoître.

Le marchand: Ah! nous en voyons assez; nous n’avons besoin que de nos yeux et de nos oreilles pour nous persuader, à chaque heure de la journée, que nos prêtres nous mènent fort mal.

L’Étranger: Mais comment crois-tu qu’ils pourroient mieux faire?

Le marchand: Ce n’est pas des prêtres qu’on doit espérer le mieux. Ils sont endurcis au mal, et ils s’imaginent qu’il est de leur intérêt do le faire.

L’Étranger: Je ne t’entends pas.

Le marchand: Tu veux contrefaire l’ignorant, et tu m’entends très-bien.

L’Étranger: Explique-toi plus clairement.

Le marchand: Je veux dire que nous ne ferions pas mal d’imiter le peuple françois, qui a mis à la raison ses prêtres, ses grands seigneurs, ses ministres et son roi, tandis que nous avons la bêtise de nous laisser encore gouverner par les nôtres, qui valent certainement moins que n’ont jamais valu ceux de France.

L’Étranger: Tu sais donc ce qui s’est passé en France?

Le marchand: Nous le savons assez, malgré les soins de nos prêtres pour nous le cacher; mais la vérité perce tôt ou tard. Ils nous répètent sans cesse que tout va mal en France; qu’on ne fait que voler, assassiner, ravager; que le plus grand désordre règne par-tout, et qu’il n’est pas une seule personne qui ne courre à chaque instant les plus grands dangers de perdre sa fortune ou sa vie.

L’Étranger: Le crois-tu?

Le marchand: Il suffît que nos prêtres nous l’assurent pour que je n’en croie rien; ils parlent ainsi pour nous dégoûter de l’idée d’imiter cet exemple, ou d’en tenter l’essai; ils veulent nous persuader que le peuple est hors d’état de se gouverner soi-même. Cependant j’ai oui parler bien autrement de nos ancêtres; on prétend qu’ils n’ont jamais été plus grande ni plus heureux que lorsqu’ils ont été maîtres chez eux.

L’Étranger: Cela est vrai.

Le marchand: Je voudrois seulement savoir s’il est vrai qu’en France on a partagé tous les biens en égales portions.

L’Étranger: De bonne foi, pourrois-tu le penser?

Le marchand: Aucun de nous ne le croit, et nous sommes même persuadés que ce seroit un grand mal. Que les riches continuent à jouir de leur opulence; il suffit qu’ils ne soient plus seuls les maîtres de faire la loi.

L’Étranger: Non, mon-ami; on n’a pas commis en France les désordres dont on accuse ce peuple. On y respecte plus que jamais le droit de propriété, qui par-tout doit être sacré. On n’a pas voulu que des prêtres pussent continuer à vivre dans la mollesse et dans une scandaleuse opulence, tandis que d’autres n’avoient pas de quoi fournir à leurs premiers besoins; on a cherché à établir entr’eux plus d’égalité, en leur donnant à tous les moyens d’exister avec décence et sans faste. On a supprimé la vénalité des offices et des charges, en remboursant toutefois ceux qui les avoient achetés. On n’a pas voulu qu’il dépendit des caprices d’un roi ou des passions d’un ministre de faire égorger le peuple, en le condamnant à une guerre inutile à sa gloire et à son bonheur. On leur a ôté également le droit absurde et atroce d’établir à leur gré les impôts; et on a rendu en général les ministres responsables de tout le mal qui se feroit dans leur administration. Les titres de prince, de duc, de comte, etc. sont abolis et supprimés, parce qu’on a observé que ni la nature ni Dieu ne les avoient pas institués; que ce n’étoient que des usurpations de l’orgueil, et qu’il n’y avoit pas de titres plus honorables et plus beaux que ceux d’hommes et de citoyens. Tous les droits du peuple au reste, l’exercice de sa souveraineté consiste à élire tous ses magistrats, tous ses représentans, qui, une fois élus, doivent être respectés comme lui; le peuple les choisit à la pluralité des suffrages parmi ceux qu’il croit avoir la meilleure réputation d’esprit, de savoir et de probité: il nomme de même ses évêques et ses curés. Voilà, mon ami, en peu de mots, ce qu’il a fait en France; sans doute il s’est permis quelques erreurs. Je dirai plus: des scélérats ont osé emprunter son nom pour commettre des crimes avec impunité; mais ces désordres et ces malheurs ont toujours été inséparables d’une révolution qui doit établir l’égalité politique.

Le marchand: Que vous me comblez de joie! Il n’y a donc plus de comtes ni de ducs en France?

L’Étranger: Il n’y en a plus. Mais il y a une assemblée des représentans de la nation; il y a des magistrats, des départemens, des districts, des municipalités, dont les membres, tous choisis librement par le peuple, sont remplacés par d’autres à des époques déterminées.

Le marchand: Combien cela paroît admirable! Ah! si nous avions le bonheur d’imiter les François, et d’abolir aussi nos titres encore plus ridicules de cardinaux et de messeigneurs! Que n’avons-nous des consuls au lieu de pape? On m’avoit tellement assuré que l’on avoit fait dans l’Assemblée nationale de France la proposition des loix agraires, et que le partage des biens avoit été décrété et mis en exécution, que je le croyois fermement. Tu es donc aussi François?

L’Étranger: Non, je ne suis pas François; mais j’ai vu Paris depuis la révolution; j’y ai conservé des amis et des correspondans qui m’instruisent exactement de tout ce qui s’y passe, et tout ce que je viens de te dire est dans la plus exacte vérité. Il est très-vrai qu’un prêtre fanatique, et pire que cela peut être, avoit proposé le partage des biens; mais on se moqua de lui et de sa motion, qui trouva très-peu de partisans, même parmi les plus pauvres. On ne doit pas s’étonner de cette extravagance, parce qu’il seroit presqu’impossible qu’il ne se trouvât pas dans une assemblée nombreuse quelque fou dont les avis soient peu sensés; mais cela importe guère, c’est un des inconvéniens de la liberté. On doit donc peu s’occuper du délire qu’enfante le cerveau brûlé d’un énergumène, pourvu que la masse de la nation en reconnoisse le danger, et rejette ses avis après les avoir écoutés. Le petit nombre d’hommes mal organisés ou ignorans qui proposent de ces absurdités, et qui se trouvent dans une assemblée nombreuse saine et bien composée, ressemblent aux humeurs vicieuses qui se trouvent dans les corps les plus vigoureux et les mieux constitués. C’est la masse des décrets rendus qu’il faut examiner: si tu savois lire, tu aurois la satisfaction de voir que presque tous sont admirables, et que tous sur-tout ont pour but d’assurer le bonheur de la multitude.

Le marchand: Je remercie ton altesse d’avoir eu la complaisance de m’informer de tant de belles choses. 

L’Étranger: Mon ami, je me retire; il fait froid aujourd’hui; et si j’ai un bon manteau qui me garantit, tu n’es pas assez couvert, et sans doute tu voudras te retirer pour être moins exposé à l’air qui est vif, et auquel tu ne dois pas être accoutumé dans un climat aussi doux que le tien.

Le marchand: Je ne me souviens pas en effet d’avoir ressenti jamais un froid pareil; il faut que vous autres ultramontains vous nous l’ayez apporté de vos pays.

L’Étranger: Nous n’apportons point à Rome les frimats de nos contrées, mais bien la plus grande partie de l’argent qui circule dans cette ville.

Le marchand: Il est vrai que les étrangers nous sont utiles par leur dépense; mais d’un autre côté, vous autres ultramontains, vous faites tant de réformes dans votre régime ecclésiastique, que vous nous faîtes souvent mourir de faim, sans que nos lâches prêtres songent à y porter quelque remède, comme il seroit si facile.

L’Étranger: Que veux-tu dire?

Le marchand: N’as-tu pas vu avant d’entrer à Rome les terres qui nous environnent, et n’as-tu pas remarqué combien elles seroient fertiles si on les cultivoit?

L’Étranger: Je le savois très-bien; mais je voulois l’entendre aussi de ta bouche. Tu as mille fois raison, et je le dis assez souvent à vos cardinaux et au pape lui-même; mais ils ne veulent rien voir ni rien entendre. Le peuple romain ne pourra se flatter d’être heureux et puissant que lorsqu’il sentira sa propre force, et la foiblesse, les vices et la corruption des altesses sÉrÉnissimes qui le gouvernent; lorsqu’enfin il aura le courage d’imiter le peuple françois, qui a su vaincre de plus nombreux et de plus terribles obstacles que ceux qu’on rencontre ici. Le gouvernement françois réunissoit toutes les forces que l’on peut opposer pour rendre la résistance dangereuse; tandis que vos prêtres n’ont pour toute force que votre mollesse, votre patience et votre lâcheté.

Le marchand: Tu as bien raison, chère altesse; Dieu veuille t’aider à diriger nos affaires que tu entends si bien. Continue à traiter aussi bien nos imbéciles frippons: j’espère cependant que nous les mettrons aussi à la raison, et que ce temps n’est pas si éloigné qu’on le croit.

Cet homme en parlant ainsi élevoit la voiz avec force; il passoit beaucoup de monde. Je craignis qu’il ne s’y trouvât des espions dont Rome est remplie; je quittai mon marchand de petits poisson, en le saluant avec cordialité, et en lui taisant sur-tout que j’étois François, dans la crainte qu’il n’abusât de cette confidence.

Ce dialogue est de la plus exacte vérité. J’en ai eu plusieurs du même genre avec des hommes de la même classe: je ne rapporte que celui-ci qui est le plus énergique de tous, et qui doit donner l’idée la plus vraie du sens et de la manière de voir et de parler du peuple romain. 

Il ne faut pas être surpris si cet homme m’a donné dans notre conversation le titre d’altesse. Rome est remplie d’étrangers du rang le plus distingué; elle est souvent visitée par des princes et par des monarques. Joseph II, le grand-duc de Toscane, l’empereur régnant, le roi de Suède, comme moi se promenoient seuls, et causoient avec tous ceux qu’ils rencontroient. Ces manières plaisent infiniment à un peuple à qui elles persuadent qu’on le considère; et pour peu que celui qui parle ainsi annonce par ses manières ou par son ton un peu de supériorité, on se persuade facilement qu’il est d’une naissance illustre; et alors ce peuple qui se trouve flatté de ces sortes de conférences, répond tout à la fois avec franchise et une sorte de respect sans bassesse; il a aussi l’habitude de tutoyer; il l’a conservée de ses ancêtres qui parloient ainsi à César et à Pompée. Mais il la perd dès l’instant qu’il reçoit use éducation plus soignée; il perd également sa franchise et sa vivacité, et son ton très-soumis devient alors plus, que respectueux. 

Des Juifs.

Les Juifs occupent dans Rome un quartier séparé qu’on nomme le Ghetto; il en est de même au reste dans les autres villes de l’Italie, si l’on excepte Livourne et les îles de la Toscane. Ce quartier a des portes, des gardes, une police gênante établie uniquement pour eux, afin de se procurer des prétextes fréquens de les rançonner. L’inspection du Ghetto est une charge très-lucrative. On trouve dans le lieu où ces malheureux sont ainsi entassés, les mêmes inconvéniens, la même saleté; on y respire l’air infect qu’on remarque dans tous les quartiers pareils des villes où le gouvernement commet le même crime, et ose persécuter, avilir et accabler de la même maniére ces infortunés livrés au mépris de la populace et à la persécution des sots. 

Les Juifs sont extrêmement pauvres à Rome; souvent on trouve une famille entière entassée dans une seule chambre, qui n’offre que l’aspect dégoûtant d’une misère qui excite et repousse la pitié. Quelquefois même cette chambre qui ne contient qu’un lit, renferme plusieurs familles qui l’occupent tour à tour; alors le père, la mère et les enfans, gissans tous à la fois sur ce grabat, ressemblent assez à ces cirons qui pullulent sur un amas infect de pourriture. Ces victimes infortunées de la superstition ont des figures haves et desséchées sur lesquelles on trouve l’empreinte de la dégradation la plus humiliante. On ne peut les regarder sans frémir contre le gouvernement qui les persécute à ce point, et même contre la religion qui semble le commander, et qui outrage ainsi les premiers principes de la morale et les premiers sentimens de l’humanité.

Chez la plupart des peuples qui ont eu la même conduite à l’égard des Juifs, on les a distingués par des marques extérieures; mais nulle part elles n’ont été ni aussi multipliées, ni aussi avilissantes qu’elles le sont à Rome; et nulle part elles ne sont aussi inutiles. On reconnoîtroit assez les Juifs sans elles, à leur dégradation et à tous les signes physiques qui l’annoncent. Tout en eux prouve qu’ils ne sont accoutumés qu’aux injures et à la douleur. On a eu la cruauté de les forcer à assister à des sermons où l’on faisoit attaquer leurs dogmes, leurs préceptes, leurs loix par des moines ou des prêtres ignorans qui n’étoient pas en état de les entendre. 

Parmi un si grand nombre de misérables dont le Ghetto fourmille, il y en a trente à quarante très-riches et qui vivent dans l’opulence, et une centaine qui jouissent d’une sorte d’aisance. Mais telle est parmi eux la force de l’habitude, ou peut-être celle du lien qui les entr’unit, qu’aucun ne quitte cette patrie barbare qui semble ne les retenir dans son sein que pour les persécuter. Cependant le peuple de Rome lui-même convient qu’au milieu de cette abjection ils sont capables de quelques vertus: plusieurs fois on y a entendu dans les chaires chrétiennes les prédicateurs vanter leur charité mutuelle, et le zèle qu’ils mettent à se soulager entr’eux; ces prédicateurs devroient sur-tout les louer de leur attention à ne pas prodiguer, comme nous faisons, ces secours à l’oisiveté qu’on récompense; mais à n’aider que les hommes industrieux, et à n’encourager que ceux qui aiment et qui cherchent le travail. 

On sait qu’il est défendu eux Juifs par leur loi de procéder à un dénombrement; cependant on a trouvé diverses manières de connoître leur nombre, par le calcul des consommations et des entrées dans les villes, par celui des maisons qui leur sont désignées. D’après cette vérification, on trouve que le Ghetto renferme de quinze à seize mille habitans. 

Les papes, les cardinaux et tous les autres prélats se sont partagé souvent l’honneur de mettre ces malheureux à contribution, en leur faisant payer des impôts excessifs. Pie VI les a plus maltraités que tous ses prédécesseurs, et dans plus d’une occasion sa sainteté a daigné accepter leurs riches présens, qu’ils offroient également à son neveu. 

Il n’est pas douteux que les Juifs de Rome ne descendent de ceux qui furent mis eu captivité lors de la prise de Jérusalem sous l’empereur Vespasien et sous Titus son fils. Ce dernier, auquel les historiens ont donné le nom de délices du genre humain, ne le fut pas du peuple juif qu’il traita avec une sévérité qui fut souvent portée jusqu’à la barbarie. Lorsqu’on réfléchit sur ces faits, que deviennent ces idées, ces sentimens même si doux que faisoit éprouver le souvenir de ces actes tant vantés de sa justice et de sa générosité envers les autres peuples? Titus fit travailler environ cinquante mille de ces captifs, comme des bêtes de somme, à ce fameux colisée, et à l’amphithéâtre qu’il dédia à la gloire de son père, et qui n’ajouta rien à la sienne. 

Cette origine des Juifs établis à Rome m’a été attestée par ceux de Livourne. On y trouve d’ailleurs une foule de monumens qui le prouvent. Souvent les Juifs portugais et espagnols établis en Hollande, ceux de l’Allemagne et de plusieurs autres pays ont député vers ceux de Rome pour consulter les archives du Ghetto. Elles renferment des mémoires précieux, des manuscrits importans et uniques, dont l’autorité est bien certaine.

Le Ghetto contient plusieurs synagogues dont je ne sais pas le nombre: tontes sont petites et mal-propres. J’ai vu la principale qui est la plus ornée et la plus riche, et dont tous les ornemems consistent dans des antiquités fort bien conservées, et dont quelques-unes qui servent à l’histoire de ce peuple et de ses malheurs, sont fort curieuses et en très-bon état. 

Les Juifs font à Rome le même trafic que font dans tous les pays ceux qu’on a laissé asservis aux mêmes préjugés et livré à là même, persécution: ils sont frippiers et usuriers. Le besoin les rend assez industrieux pour leur faire tirer parti de toutes sortes de guenilles. Voilà à quoi la plupart d’entr’eux bornent leurs ressources et leur commerce. 

A mon dernier voyage dans ce pays, je fus dans le cas d’en voir quelques-uns sur lesquels j’avois des lettres-de-change. Ils ignoroient tout ce qu’on avoit fait en France en faveur de leur nation: ils avoient bien appris qu’on y avoit fait une révolution, mais ils n’en avoient pas une idée exacte; on leur avoit persuadé aussi que tout étoit bouleversé sans aucun avantage pour personne; et, comme mon marchand de petits poissons, ils croyoient qu’on’ y avoit fait un partage égal de tous les biens; mais lorsque je leur fis un tableau plus fidèle de ce qui s’y étoit passé, lorsque sur-tout je leur eus expliqué que le but de cette révolution étoit d’assurer à tous les hommes une égalité absolue de droits et de leur imposer à tous les mêmes devoirs; lorsque je leur eus fait connoître que cette égalité s’y établissoit entre tous les hommes, quelque fût leur religion, leur nation, et que les Juifs nommément étoient admis aux mêmes avantages, ces infortunés montrèrent un étonnement qu’il est difficile de concevoir: ils n’osoient, ils craignoient presque de me croire, dans la crainte que je ne les trompasse. Eh quoi! disoient-ils, et nous aussi, nous y sommes regardés comme des hommes, jouissant des mêmes droits que tous les autres, pouvant comme eux parvenir aux places, et nous honorer par des talens et des vertus!

L’École du Dessin.

On donne à Rome le nom d’académies à de simples écoles où vont s’exercer les jeunes gens qui se livrent et s’exercent aux arts: il y en a pour la sculpture, l’architecture, la musique et le dessin. Je fus un soir au Capitole, dans le sallon consacré à ce dernier objet; on étoit alors vers la fin de décembre; il y avoit un poêle, et en face une sorte de piédestal sur lequel étoit placé le modèle; c’étoit un très-bel homme de l’âge d’environ trente-six ans, parfaitement proportionné, et qu’on eût pu prendre pour le modèle des plus fameux gladiateurs. II étoit absolument nud, et se plaçoit dans les diverses attitudes que lui indiquoit le directeur de l’école, à mesure que les élèves en avoient pris le dessin. J’en vis cinquante-deux qui, tous placés sur des bancs, travailloient avec attention, sans oser se permettre d’interrompre en aucune manière le silence qui régnoit dans l’assemblée. 

Cette école est fréquentée, non-seulement par ceux qui apprennent la peinture et la sculpture, mais aussi par ceux qui apprennent les arabesques, la gravure ou l’architecture; et souvent aussi par de simples amateurs qui, ne pouvant faire de progrès dans les arts sans le dessin et sans la connaissance exacte des proportions du corps humain, viennent y chercher des leçons. On a quelquefois aussi des modèles de femmes dans cette école; mais alors on n’y laisse entrer qu’avec plus de soins et de réserve. 

On m’a dit que cette école étoit une fondation pieuse, qui a depuis été augmentée par des legs que lui ont fait des amateurs; son revenu n’est pas considérable, mais il suffit à ses dépenses; son emplacement, situé au Capitole, appartient à l’état et ne coûte rien à l’académie. 

Celui des modèles que j’y vis étoit un porte-faix de la douane. On leur donne soixante-dix écus de gage par an; et lorsqu’ils ne sont plus en état de servir, parce que l’âge ou la grosseur altère leurs proportions, on leur donne une retraite de quatre écus par mois pour le reste de leurs jours. Cette dépense est la plus considérable de toutes. Ce modèle a trois mois de vacances par année, c’est-à-dire, celles ordinaires dans ce pays pour les tribunaux et pour toutes les écoles publiques; il a aussi pour lui toutes les fêtes et une très-grande partie des journées, car l’académie ne s’assemble que le soir. Chaque séance est do trois heures. 

On a établi dans cette école, des moyens d’exciter et d’entretenir l’émulation. Ceux des élèves qui ont fait le plus de progrès, reçoivent des éloges publics, et leurs dessins sont exposés dans la salle. Ces encouragemens qu’on leur donne sont d’autant plus flatteurs qu’ils sont moins suspects, parce que chaque élève les reçoit en présence de ses condisciples qui sont ses premiers juges, et qui, non-seulement louent sans passions, mais qui sont jaloux aussi de ne paraître louer que ce qui mérite de l’être. De ces élèves, les uns travaillent avec des cartons et des crayons; d’autres, qui s’exercent à la sculpture, moulent la figure avec de la terre-craie. 

Derrière le sallon consacré à cette école, est sur la droite une place où tous les antiquaires assurent qu’étoit située la fameuse roche Tarpéienne d’où l’on précipitoit les criminels. 

Plusieurs princes étrangers entretiennent à Rome des jeunes gens, pour apprendre la peinture, la sculpture, et les arts en général; et tous ces jeunes élèves fréquentent cette école. Lorsque la séance fut levée, le directeur, de qui j’étois connu, m’en présenta qui étoient entretenus par divers monarques de l’Europe, quelques-uns même par de simples particuliers. 

Au sortir de cette école, je remarquai bien mieux encore à quel point, dans la Rome moderne, on paroît soigneux d’embellir tous les établissemens qui fixent l’attention des curieux, et qui, par cette raison, flattent l’ambition des gens en place. Le gouvernement y protège les beaux-arts, parce que leur éclat et leur perfection conduisent plus sûrement à ce but; tout ce qui peut y conduire est devenu l’objet des soins les plus vigilans; mais ils se bornent presqu’uniquement à ce point: tout ce qui ne s’y rapporte pas est très-négligé. Tous les efforts de ce gouvernement ont pour objet l’orgueil ou la vanité des hommes; jamais, ou très-rarement, leur bonheur.

Le Cardinal Braschi-Onesti.

Rome feignit la douleur la plus vive en 1787, parce que ce prince de l’église étoit en danger de perdre la vie. On avoit appellé autour de lui tous les médecins de la ville, qui dissertoient sur sa maladie sans la connoître, et se disputoient sans la guérir. Ils en connoissoient cependant les causes comme tout le public; ils ne pouvoient ignorer que l’état désespéré de son éminence étoit le produit de la débauche la plus effrénée, et la suite des excès auxquels elle s’étoit livrée pendant un voyage qu’elle venoit de faire à Ferrare, à Bologne et à Venise. Dans cette dernière ville, le cardinal sortit vainqueur d’un combat dans lequel il avoit disputé à cinq personnages très-connus, le prix du libertinage et de la crapule; il croyoit que le neveu d’un pape ne pouvoit pas, sans déshonorer la pourpre dont il étoit revêtu, se montrer un homme ordinaire; il avoit pris pour objet de comparaison le père Fatutto, et on prétend qu’il avoit avec lui plus d’un trait de ressemblance. Sa maladie étoit le produit d’une foule d’indigestions et de l’anéantissement de toutes ses forces. Tout ce que ses amis avoient pu obtenir de lui, c’étoit qu’il enseveliroit sa gloire dans son palais, et qu’il renonceroit à l’avantage de rendre le public entier témoin et juge de ses exploits. Ce cardinal est très-ignorant, très-inepte, et très-incapable de toutes sortes de fonctions; à cela près, il est honnête et bon, et n’a jamais fait de mal à personne; incapable de rien faire de bien, il n’a pas au moins l’ambition de chercher les moyens de faire le mal. Affable et gracieux, il se montre jaloux de passer pour le protecteur des arts qu’il ne connoît pas. L’homme qui y excelle, ou celui qui en auroit seulement la réputation, s’il étoit possible à Rome de l’usurper, est toujours certain d’en être favorablement accueilli. C’est au reste, dans ce pays, le moyen le plus ordinaire et le plus sûr pour les gens riches d’acquérir quelque considération; ils ont une sorte de dictionnaire des beaux-arts qu’ils apprennent facilement, ce qui les dispense de toutes connaissances. A l’aide de quelques mots, et avec le soin qu’ils ont et que les artistes ont pour eux d’éviter toutes discussions, le plus ignorant d’entr’eux passe facilement pour un Mécène habile.

Lorsque Pie VI a fait Braschi-Onesti cardinal, il lui a donné, à cet égard, des leçons dont le neveu a parfaitement profité. Naturellement généreux, il se livre à des prodigalités qui lui ont, sinon concilié l’estime du peuple, au moins épargné son mépris. Pie VI a soin de s’instruire des fêtes que donne son neveu; il connoît également les détails de celles qu’ont données dans diverses occasions l’empereur, le roi de Suède, et les autres princes qui ont fait quelque séjour à Rome; il en tient un registre exact, et personne ne peut, mieux que le saint-père, donner sur cette partie des renseignemens exacts et très profonds. Si, du moins, on n’avoit à lui reprocher que ce genre d’occupations! 

Le Duc-Prince Braschi-Onesti.

Le cardinal neveu de Pie VI, dont je viens de tracer le plus fidèle portrait, peut paroître un assemblage merveilleux de toutes les perfections morales et intellectuelles, si on le compare au duc-prince Braschi-Onesti. Je vais rapporier des faits pour mettre le lecteur plus à portée de connoître ce neveu très-saint.

Lorsqu’il vint de Césène à Rome, tout étoit pour lui un sujet d’étonnement; il ressembloit à ce sauvage qu’on a vu à Paris, à qui il falloit expliquer les choses les plus simples et les plus ordinaires. Braschi étoit chez le prince Borghèse, appuyé près de la cheminée; il désira un verre d’eau, la princesse lui dit de tirer le cordon qui étoit à ses côtés. Ce mouvement lui parut très-plaisant; il en rit beaucoup sans pouvoir le comprendre: mais lorsqu’il vit entrer un valet-de-chambre qui venoit prendre les ordres qu’il vouloit donner, il fut ravi d’admiration, ne concevant pas comment cet homme, que personne n’étoit allé chercher, avoit pu prévenir ses désirs qu’il satisfit aussi-tôt: ce fut bien pis quand la princesse lui eut expliqué le mécanisme des sonnettes, qu’il ne fut pas très-facile de lui faire comprendre. Cette découverte lui parut sublime; il en fit pendant toute la soirée et les jours suivans, le sujet de toutes ses réflexions; jusqu’à ce que le pape, qui en fut instruit, lui eût imposé silence, en le faisant rougir de sa sottise. 

Une autre fois il se trouvoit chez la marquise Boccapaduli Gentili, où l’on parloit du théâtre françois. La maîtresse de la maison parla de plusieurs pièces de Racine, de Molière et de Voltaire. Le duc ne cessa de gesticuler, et de se récrier avec l’expression de la plus inconcevable stupidité: quel talent merveilleux! quel talent surnaturel! Comment vous, madame la marquise, vous avez des idées de Moliero, de Ragino? (en estropiant davantage encore tous ces noms). Sans doute vous êtes la seule femme au monde qui sache toutes ces choses, dont je n’ai oui parler moi-même que depuis très-peu de temps par mon oncle. Mais vous avez aussi prononcé le nom d’un autre auteur dont je ne me souviens plus; il étoit mahométan et grand ami de Luther. La marquise lui demanda s’il vouloit parler de Voltaire. Précisément, répondit le duc, c’est celui qui vécut du temps de Luther. Non, monsieur le duc, Voltaire est de notre siècle; il a écrit sur la religion des choses qu’on peut blâmer, mais ses tragédies sont pleines de grandes beautés, et la plupart de ses ouvrages sont d’un génie sublime. – Madame la marquise, vous êtes une femme surprenante, vous savez tout; que vous êtes étonnante! Je ne sais que penser, ni que dire. – Ces connaissances, monsieur le duc, ne sont point rares: à Paris, les jeunes personnes, pour peu que leur éducation ait été soignée, savent par cœur toutes ces mêmes tragédies; et souvent le bas peuple de cette ville sait aussi les apprécier avec autant de justesse que le nôtre lorsqu’il voit un tableau ou une statue. – À chaque mot, l’étonnement du duc augmentoit et s’exprimoit par des extases.

Lorsque l’ignorance et la sottise sont poussées à ce point, elles deviennent l’objet de la curiosité des indifférens, et souvent elles peuvent être utiles au philosophe attentif qui examine et qui réfléchit. Sous ce rapport, il est peu d’hommes aussi intéressans que le duc Braschi-Onesti. 

Lors de mon premier voyage en Italie, je le rencontrai dans plusieurs maisons, où j’avois grand plaisir à l’entretenir, et à lui entendre dire des choses qu’on seroit très-étonné d’entendre au milieu des montagnes de la Suisse. Il étoit à Rome alors depuis plusieurs années, et j’aurois été tenté de croire, les premières fois, qu’il se moquoit de moi, malgré sa réputation qui m’étoit connue, si le ton avec lequel il prononçoit tant de sottises, ne m’eût persuadé qu’il étoit chez lui celui de la nature et de la vérité. Un jour, chez l’ambassadeur de Venise où je dînois avec lui, et où il étoit question de Vienne, il dit que s’il y étoit, il passeroit sa vie dans la galerie, et qu’il y resteroit en contemplation devant le tableau de la Nuit du Corrège. Il ne seroit pas permis à Rome à un homme du peuple, d’ignorer que ce tableau appartient à l’électeur de Saxe, et qu’il a été acheté, ainsi que plusieurs autres, de la galerie de Modène par Auguste III. Cette ignorance grossière de la part du duc, parut incroyable à tous ceux qui l’entendoient; mais l’un d’eux étranger, et fort peu inquiet de contredire le neveu du pape, lui dit que ce tableau étoit à Dresde, où il l’avoit vu lui-même. Le duc, sans se déconcerter, lui répondit: voulez-vous le savoir mieux que mon oncle qui me l’a dit? Le pape a soin de se faire informer de la manière dont ce prince se comporte dans toutes les sociétés où il se trouve, et il ne cesse de lui répéter: «Apprends au moins à te taire puisque tu ne peux apprendre à parler». 

Cependant, les gens qualifiés sont si bas et si lâches à Rome, qu’on en trouve communément qui osent lui parler de ses grâces et de son esprit; sans doute quelques-uns lui auront vanté aussi son héroïsme et son génie. 

Ce prince est un très-bel homme; il a la figure d’un athlète, et la force qu’on leur prête: mais sa physionomie est basse et commune; ses manières, ses démarches, et sur-tout ses gestes nombreux, décèlent son défaut absolu d’éducation, d’esprit et de goût. Il est dur, avare; insolent et brutal envers les hommes du peuple qui sont dans le cas de l’aborder, et qui, assez ordinairement, lui répondent sur le même ton: alors il se tait et il tremble. Mais malheur à celui qui n’ose lui résister, et qui souffre ces impertinences pour lesquelles il trouve de l’abondance et de la facilité; il s’enhardit alors, et quelquefois il en vient aux coups. Le pape sait apprécier son neveu; il en connoît les défauts et les vices; il le méprise, et cependant il comble de biens. Mais ce neveu a pour femme la fille de la plus chérie de ses maîtresses; sa propre fille, sans doute, et en même temps son amie la plus intime.

Trait de cupidité de Pie VI.

Pendant mon premier séjour à Rome, il y étoit arrivé une grande quantité de piastres pour le paiement des pensions des ex-jésuites espagnols: elles avoient été amenées de Cadix à Civita-Vecchia par un vaisseau françois, et de-là à Rome, et déposées à l’hôtel de la monnoie. Cet argent, envoyé par la cour de Madrid, et destiné uniquement au paiement de ces pensions, appartenoit aux jésuites, qui avoient d’autant plus de droits de l’exiger, que cette monnoie est très-commune à Rome et dans toute l’Italie: on en voit même très-peu d’autres dans Rome. Le pape n’avoit donc aucun prétexte, aucune excuse légitime à alléguer pour se permettre de changer la nature de ce paiement, bien moins encore pour altérer la valeur de cet argent. Il imita la conduite des Juifs chargés à Maroc ou à Alger de la direction des monnoies: il fit frapper des paules, des papètes, des testons, des carlins, monnoie de très-bas aloi, et il osa altérer encore davantage le titre de celles de ces pièces qu’il fit frapper avec l’argent des jésuites: tous les négocians, et notamment Jenkins et le chevalier Azara, m’ont assuré que le pape avoit volé sur cette opération vingt-sept pour cent; et Rome fut infectée de petite monnoie, à laquelle il manquoit presque un tiers de la valeur qui est fixée par la loi.

Les jésuites voulurent se plaindre de cette bassesse; on leur répondit: «Qu’importe en quelle monnoie vous soyez payés, pourvu que celle qui vous sera remise ait un cours tel, que le même paiement, fait en piastres, n’ait produit que la même valeur». Ce misérable sophisme ne pallie en aucune manière la bassesse qu’il prétend justifier. Cette opération fit augmenter la valeur des piastres d’un dixième; et le vol fait aux jésuites par le souverain pontife enleva à ces malheureux le bénéfice que leur eût procuré cette augmentation, qui n’avoit lieu que dans le commerce et l’agiotage. Mais ce père commun des fidèles ne se borna pas à cette première fripponnerie; il ne se contenta pas de voler les vingt-sept pour cent sur les piastres qui appartenoient en nature aux jésuites; il ne voulut pas leur payer leur modique pension en argent, pas même avec les monnoies fausses dont il venoit de faire une forte émission; il ordonna que le paiement fût fait en papier, qui perdoit alors trois et demi pour cent.

Cet agiotage odieux révolta tous les Romains, qui en montrèrent ouvertement leur indignation. Le pape connoissoit tous leurs discours, mais il y faisoit très-peu d’attention: il se glorifioit au contraire de ce trait de sa vie, et il le citoit avec complaisance.

On sait que les jésuites adressèrent leurs plaintes à Charles III, roi d’Espagne, en le priant de charger à l’avenir de leur paiement le chevalier Azara son ministre, dont l’extrême probité leur étoit connue. Charles III, indigné des bassesses du souverain pontife, prit des mesures pour que ces moines en fussent à l’abri. On m’a assuré qu’il en avoit été de même à l’égard des jésuites portugais, envers qui Pie VI tint la même conduite, et qui furent obligés d’employer de semblables mesures. Ainsi donc c’est un homme capable de vices aussi bas, et d’un agiotage qui décèle l’âme la plus vile, de qui la plupart des nations reçoivent leurs préceptes de religion, de morale et de vertu! Les brefs, les bulles, tous les ordres en un mot de ce pontife sont reçus avec respect, avec vénération par nos évêques, nos prélats, et quelquefois par les rois eux-mêmes! Je ne puis expliquer un semblable délire qu’en me rappellant que les sentimens de vénération des compagnons de Cartouche pour leur chef, alloient souvent jusqu’au culte, et suivoient en augmentant la proportion de ses crimes.

Traits d’emportement de Pie VI.

J’ai déjà dit que le souverain pontife étoit fort sujet à de très-violens accès de colère; mais on ne doit faire connoître le caractère d’un homme public que par des faits, sur-tout lorsque cet homme joue un des premiers rôles sur la scène du monde. J’en ai déjà rapporté quelques-uns, je pourrois former des volumes de tous ceux que je connois; mais je me contenterai de quelques-uns de ceux dont toute la ville de Rome a été informée.

Son tailleur favori lui essayoit un jour un vêtement; le pape trouva qu’il y avoit un pli imperceptible dans la culotte; ce petit inconvénient qui pouvoit cacher quelque chose de la beauté de ses formes dont il est si vain, l’irrita beaucoup; il s’en plaignit avec force; le tailleur voulut s’excuser; sa sainteté lui donna un soufflet dont ce malheureux ressentit un chagrin qui faillit lui faire perdre la raison. 

Pie VI avoit promis un chapeau de cardinal à un auditeur de Rote, homme de beaucoup d’esprit. On sait que dans les fonctions pontificales ces auditeurs habillent et déshabillent le pape: celui-ci, chargé de passer un surplis à sa sainteté, y mit un peu de mal-adresse, et froissa quelques plis. Le pape frémissoit de colère, son visage étoit en feu, et il exhaloit les sentimens dont il étoit oppressé avec une expression digne du dernier porte-faix. Il conserva long-temps le souvenir de cette faute; et ce malheureux auditeur s’étant présenté six mois après à son audience pour lui rappeller la promesse qu’il lui avoit faite d’un chapeau, sa sainteté le congédia très-brutalement, et lui ordonna de ne jamais se présenter.

Un valet-de-chambre servoit un jour du chocolat au pape; il en versa une goutte sur l’assiette: le souverain pontife la lui arracha des mains avec la tasse qui contenoit le chocolat brûlant, et jetta le tout au visage de ce malheureux, en le faisant chasser à l’instant de son service sans lui donner aucun dédommagement. Il traita de même un autre domestique qui lui avoit servi trop froid un mets de son goût; dans sa colère il brisa le plat qui le contenoit, et jetta la table entière par terre. 

Dans une autre circonstance, il jetta avec fureur un très-gros volume à la tête d’un domestique qu’il savoit être sourd, et qui, croyant avoir été appellé, étoit entré précipitamment et l’avoit interrompu. 

Un homme que le pape employoit souvent, avoit la passion du jeu de lotto. Sa sainteté qui en fut instruite, le badina sur ses gains, et lui demanda à combien ils se portoient. «Je pourrois, lui répondit cet homme, gagner beaucoup, si sa sainteté vouloit bien le permettre». – «Comment puis-je te faire gagner?» – «En défendant un jeu qui est la peste de Rome, et qui ruine tout votre peuple». Pie VI qui trouve ce jeu admirable, parce qu’il lui rend beaucoup, paya cette vérité naïve en donnant à celui qui la lui avoit dite un coup sur la poitrine qui le fit tomber avec violence. 

La chambre apostolique tire un grand bénéfice de la vente des huiles, ou plutôt elle croit y gagner beaucoup; et dans le vrai ses spéculations à cet égard nuisent beaucoup à l’agriculture. Mais ces prêtres ignorans, totalement étrangers à tout ce qui tient à l’économie politique, font bien d’autres sottises. Le pape demanda dans un temps de carême à un de ses domestiques s’il faisoit maigre ou gras. Celui-ci lui répondit qu’ayant une femme et huit enfans à nourrir, il étoit forcé, par la cherté de l’huile, à faire gras, et qu’il en avoit obtenu la permission de son curé. Le saint-père, à ces mots, saisit une petite table qui étoit à ses côtés, la lance avec fureur à la tête de ce malheureux père de famille, et le chasse de son service. 

On citeroit une foule d’exemples pareils, qui prouveroient également combien cet homme irascible sait peu maîtriser les mouvemens de sa bile trop facile à s’émouvoir. Et voilà un des chefs de la coalition qui veut empêcher un empire immense de se donner une constitution qui le mette à l’abri des loix arbitraires et de l’autorité absolue et sans bornes de la tyrannie! C’est ce même homme qui n’a ni mœurs, ni morale, qui méconnoît les premières idées de la justice, qui excite le mécontentement, et fomente les passions de tous ces êtres qui osent essayer d’immoler un peuple entier à leurs vices, et qui prétendent lui donner des fers!

L’Éducation.

L’éducation est à Rome, comme dans tous les autres pays de l’Italie, très mauvaise. Les riches abandonnent leurs enfans à des pédagogues sans mœurs, sans morale et sans talens, et qui ne connoissent de la vertu que le nom qu’ils ont toujours dans la bouche. Les hommes les plus qualifiés sur-tout y ont reçu et y donnent à leurs enfans une éducation détestable. Là, plus qu’ailleurs, ils sont insolens et vains, et n’estiment les hommes qu’autant qu’ils ont de la fortune ou des titres; tonte leur instruction se borne à acquérir quelques notions superficielles des arts et des prejugés. Aussi est-il bien plus rare, dans ce pays que par-tout ailleurs, de trouver des hommes dont l’esprit soit assez élevé pour se faire une idée de la liberté, et dont l’âme soit assez forte pour connoître le besoin d’en jouir et de l’aimer. 

Si quelques Italiens sont parvenus à ce point, il a fallu qu’ils commençassent par corriger en eux tous les vices de leur éducation, et par briser toutes les chaînes dont elle a entouré leur esprit et leur cœur. Il faut savoir beaucoup de gré à toutes les personnes de ce pays qui pensent avec énergie, et qui agissent avec délicatesse.

Tout concourt, au reste, à corrompre cette éducation des Italiens. Ils ne connoissent pas la douceur qu’on éprouve à la donner soi-même à ses propres enfans, à former leur cœur, et à les éclairer de sa propre expérience. Ils placent les garçons dans des collèges dirigés par des prêtres vicieux ou des moines ignorans; les filles dans des couvens dont les religieuses, quelquefois plus corrompues encore, ne savent que rétrécir l’esprit de leurs élèves, quand elles ne pervertissent pas leurs inclinations, en s’emparant et en égarant les premiers mouvemens de leur cœur. 

Dans quelques provinces de l’Italie, on a reformé les écoles publiques et les universités; mais à Rome où elles dépendent du gouvernement, elles subsisteront autant que lui; on y enseigne la philosophie d’Aristote, et toutes les autres espèces de sottises qu’on apprenoit, il y a deux siècles, dans toutes les autres parties de l’Europe. 

Dans le Milanois, à Pavie, on trouve les professeurs, les plus justement célèbres, de physique, de chimie, d’histoire naturelle et de botanique; à Rome, on enseigne le grec, le droit canon, les décrétales, l’histoire ecclésiastique et la théologie. On ne trouve pas dans cette ville un seul homme qui écrive avec goût, même en prose; et commuent, au reste, pourroit-il s’y former un écrivain, lorsque l’on ne peut livrer à l’impression une seule page qui n’ait été censurée et approuvée par le dominicain Mamacchi, despote insolent et vain, dont l’ignorance égale les vices, bien digne de remplir les fonctions de maître du sacré palais?

Confrairie utile.

Il y a dans Rome une confrairie très-riche qui porte le nom de confrairie de la bonne mort; elle est située près du palais Farnèse, et à deux pas du pont Sixte. Dans l’église qui lui appartient il y a une chapelle ornée de lustres et de girandoles, d’une quantité d’arabesques, de figures de saints, tout cela fait avec des ossemens de cadavres; tous les ornemens de cette chapelle qui sont fort beaux, ainsi que les autels, sont arrangés avec les mêmes matériaux.

Cette confrairie composée en grande partie de gens riches et de grands seigneurs, a pour objet de ne laisser aucun cadavre sans sépulture; elle fait enterrer tous ceux que l’on trouve trop souvent dans les rues ou dans les campagnes voisines, et ceux pour lesquels on ne peut pas payer aux curés les frais d’enterrement. Cet établissement est très-respectable, dans un pays sur-tout où tous les préjugés religieux ont le plus d’empire, et où les prêtres exercent avec tant d’audace leur cupidité. J’ai été témoin d’un fait qui m’a prouvé que cette confrairie est parvenue quelquefois à la réprimer d’une manière fort adroite. J’étois voisin d’un malheureux qui laissa, en mourant, une veuve et des enfans dans l’indigence. Le curé refusa de le faire enterrer sans frais; en vain la veuve lui représenta-t-elle que son mari la laissoit dans la misère, qu’elle n’avoit pas une obole, et que tout l’argent qu’elle seroit obligée de lui donner, il faudroit qu’elle l’empruntât de quelqu’usurier: le curé fut sourd à tous ses cris. On conseilla à cette femme de s’adresser à la confrairie de la bonne mort, et d’y porter ses plaintes. Elle y fut écoutée, accueillie; et la confrairie entière fut chercher le cadavre qu’elle fit enterrer avec pompe; elle envoya ensuite la note des frais de cette sépulture au curé, qui fut obligé de les payer.

Paroisses et Population de la ville de Rome.

On compte dans cette capitale de l’univers chrétien quatre-vingt-deux paroisses de grandeur et de population très-inégales. De ce nombre il y en a trente-six qui sont desservies par des moines de différens instituts, et que les paroissiens paient en raison des services qu’ils rendent; et en général ils en tirent davantage que ne le font les curés ordinaires; non que ceux-ci soient moins cupides, mais parce que les moines ont plus d’adresse pour séduire et entraîner la multitude. Ceux de Rome poussent l’art à cet égard à un point inconnu par-tout ailleurs; ils emploient toutes sortes de moyens; ils vont jusqu’à donner des feux d’artifices, à la suite des exercices de piété, pour y attirer les curieux. 

On compte à Rome 3000 prêtres, 3500 moines, 1500 religieuses, 800 écoliers et pensionnaires distribués en différens collèges, 1500 pauvres dans les hôpitaux, 34 évêques et 42000 familles. Dans l’année de mon dernier séjour, il y étoit né 5800 personnes, et il en étoit mort 6500. La population de cette ville, en y comprenant les Juifs, peut être évaluée à cent quatre-vingt mille âmes ou environ, dispersés dans une étendue de terrein aussi vaste que peut l’être Paris. Mais l’enceinte de Rome est remplie par d’immenses ruines et par des jardins de plaisance. Rome est à 30 degrés et 20 minutes de longitude, à 40 degrés 33 minutes de latitude; le Tibre la partage en deux parties presque égales. Elle est divisée en seize quartiers conservent les mêmes noms qu’ils avoient dans l’ancienne Rome. 

Il y a dans cette capitale 325 églises, 186 couvens, 33 fontaines qu’on appelle des fontaines nobles, et une immense quantité d’autres qu’on ne compte pas, quoique souvent elles fussent dignes d’être remarquées; 23 maisons de plaisance avec de grands jardins, six bibliothèques publiques, sans celles des couvens, qu’on peut facilement visiter; 337 palais magnifiques, 185 places principales, cinq ponts sur le Tibre, 26 hôpitaux, 271 rues belles et-principales, car on ne compte ici que celles dans lesquelles trois voitures peuvent marcher de front; trois théâtres anciens, dont il reste encore des parties très-considérables, et sept théâtres modernes. 

Indépendamment des huit mille prêtres ou moines dont je viens de parler, il y a une grande quantité de frères lais, de clercs, sacristain et autres, qui, sans avoir fait de vœux, vivent dans le célibat pour conserver leurs places. On compte en général à Rome trente-huit mille célibataires; ce qui fait presque le quart de la population. 

Une question très-naturelle qui se présente, est celle de savoir quelle peut être dans ce nombre la quantité de personnes chastes, et expiant par une conduite régulière le serment criminel qu’ils ont prêté de trahir la nature. Ma réponse sera simple: on n’a à Rome ni mœurs ni morale; nulle part on ne poussa si loin la débauche et l’oubli de la vertu; pour dernier trait, nulle part on n’affecta autant d’hypocrisie; tous trompent sur leur conduite, tous savent qu’ils sont trompés; et il est reçu que chacun avec l’amour du libertinage, affectera la pratique de toutes les vertus.

Le Siège vacant.

Il y a un fait bien remarquable et généralement connu, c’est que Rome n’est jamais mieux gouvernée que pendant la vacance du siège. Alors trois cardinaux conservent pendant trois jours le soin de l’administration. Ils se succèdent ainsi jusqu’à l’élection du pape. Dans ce court intervalle, aucun d’eux n’a le temps de faire le mal, et tous veulent persuader qu’ils sont en état de faire le bien.

Une des causes de la mauvaise administration à Rome, c’est que chaque pape est entouré de neveux et de parens qui ne cherchent qu’à s’enrichir; le souverain pontife de son côté se regardant comme le propriétaire des revenus de ses sujets, ne s’occupe qu’à prodiguer à sa famille des biens et des dignités: sûr de ne vivre que peu de temps dès qu’il est monté sur le saint-siège, il n’emploie ces courts instans qu’à dilapider de cette manière la fortune publique, et à chercher ensuite des palliatifs souvent plus dangereux pour effacer les traces de ce crime. C’est ainsi que plusieurs ont fait frapper de la monnoie à un faux titre: d’autrès, tels que Rezzonico et Pie VI, émettent du papier-monnoie. Pendant la vacance, il seroit impossible à trois cardinaux, dont l’autorité ne dure que trois jours, de tenter ce moyen. Leur autorité est bien véritablement absolue; mais ils n’ont pas le temps de l’employer à franchir les bornes de l’utilité publique. Chacun d’eux montre alors et une grande sévérité de mœurs, et un amour ardent de la justice: sous les papes au contraire, presque tous foibles et âgés, cette justice n’est distribuée qu’au gré des passions de ceux qui ont quelque crédit: il n’y a pas un grand seigneur alors qui ne parvienne, quand il le veut, à sauver un criminel: chacun de ces vieillards, accablé du poids de la tiare, s’endort sur le siège apostolique, et abandonne les rênes du gouvernement dont se saisissent alors tous les frippons qui l’entourent.

Fondations pieuses.

On trouve dans quelques auteurs de pompeux éloges des fondations pieuses de Rome: sans doute elles prouvent la bienfaisance de ceux qui les ont établies; mais l’œil philosophique y trouve bien plutôt une preuve de la foiblesse du gouvernement, qui est réduit à les regarder comme un des principes de son existence. Tous les empires, dans leur état de décadence, ont eu beaucoup de fondations pieuses; ce qui prouve que l’agriculture, le commerce et l’industrie ne sont pas favorisées par de bonnes loix, puisqu’on est réduit à suppléer aux avantages qu’elles produiroient par une bienfaisance impolitique et mal entendue; et si toutes ces fondations qu’on trouve en si grand nombre à Rome y subsistent depuis plusieurs siècles, cela ne prouve rien autre chose, sinon que les prêtres y ont toujours exercé leur empire par la séduction, et que le gouvernement sacerdotal renferme des principes de dissolution, qui peuvent ne pas le détruire tout-à-coup, mais qui l’énervent et le tiennent dans un état habituel de langueur et de décadence. Les première califes qui ont succédé à Mahomet savoient administrer leurs états avec une sagesse et une énergie qu’on a rarement trouvées dans les papes; alors on ne connoissoit pas les fondations pieuses; elles n’y furent introduites qu’à mesure que le gouvernement perdoit de sa vigueur, et lorsque les califes, amollis par le vice et l’oisiveté, furent devenus le jouet de tous leurs voisins. 

Il faut considérer dans Rome moderne son gouvernement et son église qu’on ne doit pas confondre. Le gouvernement ne présente que des institutions absurdes et contraires à toutes les loix de la politique et de la nature; mais il a pour base l’église. L’église triomphoit et dominoit: elle étoit devenue l’objet de la vénération de beaucoup de peuples qui concouroient à la soutenir; et voilà ce qui a conservé si long-temps à ce gouvernement sa languissante existence. 

Rome est rempli d’hôpitaux pour les malades, les infirmes et les convalescens; indépendamment de tous les secours qu’on y trouve, on en porte chez les malheureux que vont secourir et soigner chez eux une foule de médecins, chirurgiens et autres payés pour cet usage. Il y a une foule d’établissemens destinés à fournir à la dot de ceux qu’ils marient, de places gratuites dans les collèges pour les étudians, de retraites pour des orphelins et pour des vieillards, de pensions pour les pèlerins, sans parler des aumônes journalières qui se distribuent avec une véritable profusion. Mais tous ces établissemens et une foule d’autres dont je ne parle pas, augmentent la misère, en favorisant l’oisiveté; ces pèlerins pensionnés ne sont la plupart du temps que des brigands déguisés qui se dérobent à la vengeance des loix, et qui méditent là leurs crimes avec sécurité; ces dots sont données presque toujours à des époux qui ne se marient que pour les recevoir, et qui après les avoir dissipées dans 15 jours, vivent ensemble malheureux, et font pulluler le vice et la misère. 

Le vice fondamental de cette administration, et en général celui du gouvernement de Rome, vient de ce que tout y est régi par des prêtres: ils portent dans toutes les institutions ces vues rétrécies, cet esprit minutieux qui ne s’occupe que de petits détails et de pratiques puériles; et si par un heureux hasard, mais très-difficile à prévoir, il arrivoit sur le siège apostolique un pape vraiment instruit et digne de gouverner, il lui seroit impossible de faire le bien, parce qu’il le seroit qu’il secouât toutes les chaînes dont l’entourent et la constitution vicieuse qu’il faudroit changer, et les préjugés absurdes dont les institutions qu’elle a établies ne sont que l’effet, et cette foule de prêtres qui ne doivent leur existence, leur crédit qu’à ces préjugés, et dont il est bien difficile d’affoiblir le pouvoir lorsqu’ils sont parvenus à l’affermir à un tel point. Il n’y a donc pour les Romains qu’un seul moyen de redevenir heureux et grands, c’est de devenir libres; et pour cela de secouer le joug de la superstition qui les a presque abrutis, et de s’affranchir de l’esclavage dans lequel les retiennent cette foule de maîtres imbécilles, qui ne veulent les mener au ciel qu’en lès dégradant et les avilissant.

Fidéi-commis et Célibat, obstacles à l’encouragement de l’Agriculture.

Presque toute la campagne de Rome appartient aux fondations pieuses, aux couvens, à la chambre apostolique, et aux principales familles nobles de Rome; mais tous les biens de la noblesse étant substitués avec des fidéi-commis qui s’éteignent difficilement, ou retournant alors à la chambre apostolique dont ils ont été démembré pour les parens des papes, on peut les mettre tous sur la même ligne. Entr’autres usages absurdes et destructifs du pays, celui d’affermer ces sortes de biens par des baux d’une très-courte durée, est cause de leur détérioration. Un fermier qui ne doit jouir que peu de temps se soucie peu de faire des avances dont il ne recueillera pas le fruit; le propriétaire d’une terre mal administrée, d’un autre côté, y donne peu de soins. On sait que l’usage des longs baux a été, par les raisons contraires, la principale cause des heureux et rapides progrès que l’agriculture a faits en Angleterre. Il n’est pas rare d’en trouver de cent ans. Alors le fermier regarde la terre dont l’exploitation lui est confiée comme une sorte de propriété pour sa famille, dont il cherche alors par son travail et ses soins à augmenter la valeur. Ces institutions, que l’usage de la Grande-Bretagne a établies, sont merveilleusement secondées par les lois sur la libre circulation des grains, et toutes celles qui favorisent l’agriculture, en honorant la profession de ceux qui l’exercent. 

L’autre obstacle qui empêchera toujours les réformes utiles qu’on pourroit vouloir établir dans l’état ecclésiastique, c’est le célibat continuellement récompensé et honoré. Tandis que l’habitant des campagnes est regardé avec-mépris, un frère lais y trouve de la considération; le paysan qui n’a pas été assez heureux pour entrer dans un couvent, se ruine pour procurer cet honneur à ses enfans; et ce terme est le but des vœux et de tous les efforts de ces hommes égarés, que leurs prêtres avilissent pour conserver leur empire. L’indolence que l’on trouve dans ce pays, principalement pour tout ce qui a rapport au commerce et à l’agriculture, s’étend jusqu’à négliger les moyens si simples et si faciles dans ces campagnes fertiles, de se procurer la cire dont on fait une prodigieuse consommation dans cet état surchargé d’églises; c’est une des branches les plus importantes du commerce de ce pays, et elle est aussi négligée que tontes les autres: pour la faire fleurir, il ne faudroit cependant de la part du gouvernement qu’y penser, et vouloir y donner une légère attention.

Les Dispenses.

Les dispenses, et ce qu’on doit ranger dans la même classe, les bulles, les annates, ont formé long-temps une des parties les plus lucratives des revenus de la cour de Rome; non qu’elle en retire tout le produit, car il se partage d’abord, en grande partie, entre les cardinaux ou autres prélats, des avocats consistoriaux, des officiers de chancellerie, des archivistes, des huissiers même, et quelques couvens. Mais cet impôt, établi sur les préjugés et sur la sottise des hommes, est beaucoup diminué. Avant que l’Autriche, et depuis la France, aient pris à cet égard un parti que commandoient depuis long-temps la raison et une politique mieux entendue, Rome tiroit de l’Autriche seule pour ces seuls objets trois cent mille sequins par an. Heureusement le prestige est détruit; mais Rome qui n’a plus cette ressource, a négligé celles qui dévoient lui procurer les premières et les véritables richesses d’un état. En négligeant, en avilissant l’agriculture, elle s’est appauvrie avec les trésors des peuples, assez stupides pour se ruiner pour des bulles et des dispenses. Il n’y a plus aujourd’hui que les nations espagnole et portugaise qui en demandent: à la vérité la première seule en prend pour sa part près de seize mille par année, et elle verse à cet effet dans la caisse apostolique environ deux cent vingt mille écus romains.

Les Bulles et les Brefs.

On appelle bulles, les rescrits, les dépêches ou ordres de la cour de Rome, où l’on pend une médaille de plomb, qui a d’un côté les noms des apôtres Pierre et Paul, et de l’autre côté celui du pontife régnant. 

Ces bulles sont d’abord expédiées parla daterie, en passant auparavant par la chancellerie, et elles sont écrites en caractères gothiques; elles portent le nom de bulla en latin, et en italien bolla, du verbe bollare, qui signifie appliquer une empreinte ou une marque.

On appelle brefs tous les rescrits de la cour de Rome, toutes ses dépêches, concessions, ordres, qui sont écrits en caractères usuels latins, cachetés avec de la cire rouge: on les expédie par la secrétairerie des brefs, signés par le cardinal qui en est le secrétaire en chef. Il y a des brefs épistolaires dont on se sert pour écrire aux princes, aux évêques; ceux-ci n’ont point de cachet. Les brefs tirent leur nom du laconisme de ces sortes d’écrits, qui sont toujours sans préambule; ils portent en tête le nome du pape, et commencent par ces nots: dilecto filio salutem et apostolicam benedictionem.

Les bulles répondent aux édits, aux lettres-patentes et provisions des princes séculiers. Lorsque les bulles sont lettres gracieuses, le plomb en est attaché avec des lacs de soie; et lorsqu’elles sont des lettres de justice exécutoires, il est suspendu avec de la ficelle. Le pape prend dans la bulle le titre de serviteur des serviteurs de Dieu: c’est être modeste. En Espagne on demande des bulles pour toutes les sortes de bénéfices; en France on n’avoit pas porté la complaisance si loin; on ne demandoit des bulles que pour les évêchés, les abbayes et quelques prieurés conventuels.

Pendant la vacance du siège on n’expédie point de bulles: dès que le pape est mort, le vice-chancelier de l’église fait effacer son nom de dessus le sceau. Heureusement pour les hommes, les papes, comme tous les despotes, ont hâté les progrès des lumières et la chûte de leur pouvoir par l’abus qu’ils en ont fait: plus d’une fois leurs bulles ont causé des soulèvemens et des révoltes des peuples contre leurs princes. Tout le monde connoît la fameuse bulle in cœna Domini, par laquelle les papes prétendoient exercer par-tout leur empire, et osoient donner des loix aux peuples et à leurs souverains. Il faut espérer que toutes les nations imiteront bientôt, à cet égard, l’exemple que la France a su leur donner, et secoueront ce joug honteux que la cupidité seule leur a imposé, et auquel ils ont eu la lâcheté de se soumettre.

Le Numéraire.

La monnoie de Rome se subdivise en décimales: cinq quatrins forment une bajoque; dix bajoques un paule; dix paules un écu; et tous les comptes se font en écus, paules, bajoques et quatrins. Il y a aussi des papetti, qui sont des pièces de deux paules; des testons, qui sont des pièces de trois paules; le sequin vaut vingt-un paules et demi, les pistoles de Bologne trente-un paules et demi. Enfin il y a à Rome des cédules ou du papier-monnoie. A mon premier voyage dans ce pays, ces cédules perdoient six et sept pour cent, en raison composée de la diminution du crédit et de la grande rareté de l’or et de l’argent dans la circulation. Le trésorier Ruffo employa depuis un moyen efficace pour faire diminuer cette perte. Il fit publier un édit par lequel il invitoit tous les particuliers à vendre leurs cédules pour de l’argent, à quatre pour cent seulement de perte. Les banquiers, dont l’agiotage seul avoit porté la différence jusqu’à cinq, craignant de perdre cette branche de commerce, offrirent au public le même échange à trois pour cent de perte. Le trésorier avoit prévu cette opération, il tenoit une somme considérable en numéraire toute prête; et toujours en concurrence avec les banquiers, il les força à abandonner la partie, en offrant toujours au public un avantage plus considérable. Il parvint par ce moyen à rendre aux cédules toute leur faveur; mais depuis Pie VI la leur a fait reperdre par les diverses opérations qu’il a faites, et dont nous avons parlé plus haut.

Le Commerce.

Sous un gouvernement aussi vicieux que l’est celui de Rome, il est impossible que le commerce soit florissant. Presque tous les juges du commerce à Rome sont des prêtres, dont l’ignorance ou la corruption favorisent les banqueroutiers et arrêtent la circulation du numéraire en détruisant la confiance. Rome tire de l’étranger presque tout ce qui est nécessaire à sa consommation, et n’a que peu de marchandises à offrir en échange, encore sont-elles de médiocre valeur: de l’alun, du soufre, du vitriol, quelques soieries, des laines et quelques autres objets pareils; mais elle est riche de ses arts et des chefs-d’œuvre qu’ils y produisent: telle est la branche principale de son commerce, et la cause unique de la sorte de splendeur dont elle jouit encore. Les curieux qui viennent y visiter ces chefs-d’œuvre, apportent une grande partie du numéraire que l’on voit à Rome. La ressource ordinaire des papes qui veulent frapper de la monnoie, est d’altérer celle qui leur vient des pays étrangers, ou d’y acheter de l’or et de l’argent.

Combien cependant il seroit facile dans un pays pour lequel la nature a tout fait, et auquel dans tous les temps elle a paru se plaire à prodiguer ses trésors, combien il seroit facile d’y rendre le commerce florissant, d’y favoriser l’agriculture, et de puiser dans ces deux sources, des richesses qui rendroient à ce pays tout l’éclat et la splendeur auxquels il paroissoit avoir été destiné!

Revenus de l’État ecclésiastique.

On a publié faussement que les revenus de l’état ecclésiastique étoient de dix-huit millions de notre monnoie. Mais ceux qui l’ont avancé et ceux qui l’ont cru, n’ont pas réfléchi sans doute combien peu il devoit rester de ressources à une nation peu industrieuse, qui, composée jadis de dix-neuf millions d’habitans, est réduite aujourd’hui à une population de deux millions, et qui, partagée en douze provinces, n’en compte que deux qui soient véritablement cultivées: celles de Bologne et de la Marche, qui, ayant conservé leurs anciens privilèges, sont affranchies du joug insensé de l’annone. Ce n’est pas au reste d’après ces observations que je combats le fait mis en avant par des voyageurs trop crédules, j’ai sous les yeux deux états des dépenses et des revenus de l’état ecclésiastique; l’un fait pendant que le cardinal Pallotta étoit trésorier, et l’autre par Pie VI lorsqu’il occupoit cette même place; et je vais en présenter le résultat à mes lecteurs. 

A toutes les causes déjà rapportées, qui doivent diminuer les revenus de l’état ecclésiastique et ceux du prince, on doit ajouter les dilapidations des officiers qu’il emploie, des gouverneurs et des trésoriers des provinces, qui sont en quelque sorte les fermiers de leurs revenus. Gabelles, droits de douane, impositions en général, ils perçoivent tout en leur propre nom, à la charge de redevances, que leur unique occupation est de chercher à diminuer, tandis qu’ils oppriment les habitans pour augmenter les revenus qu’ils en perçoivent. Les finances du pape sont assez semblables aux eaux de ce fleuve qui, après avoir parcouru un long espace dans un lit majestueux, se divisent et finissent par se perdre dans une foule de canaux au milieu des sables de la Hollande.

Ces prévarications continuelles enrichissent les favoris en appauvrissant le souverain; et celui-ci, après avoir écrasé ses peuples, ne trouve plus, pour subvenir à ses dépenses et à l’insatiable cupidité de sa famille, que la ressource des cédules. J’ai déjà dit à quel point le pape régnant en avoit abusé. 

Un des principaux revenus de l’état ecclésiastique est l’impôt sur le sel; il y en a aussi d’établis sur le vin, le bled, et sur tous les premiers objets de consommation; la plupart de ces impôts ou droits d’entrées sont très-considérables: mais il en arrive à peine un tiers dans la caisse du prince. Tout le revenu de la chambre apostolique, en 1766, étoit de 2.121.489 écus romains; depuis il avoit reçu quelqu’augmentation sous Ganganelli. Mais elle est bien absorbée par les pertes qu’occasionnent à la chambre apostolique les nouvelles loix françoises, qui annullent les annates et les dispenses. Dans cet état de choses, je puis avancer avec certitude que le pape perçoit au plus douze millions de nos livres: peut-être en perçoit-on vingt-cinq sur les contribuables, au moyen des dilapidations qui en conservent une partie entre les mains des percepteurs. Mais dans ce cas-là même ce seroit un impôt assez modique. Quelle est donc l’influence du gouvernement sur le bonheur ou sur le malheur des peuples, puisqu’on est parvenu à rendre la condition des sujets du pape la pire de toutes, malgré tous les bienfaits de la nature? Voilà ce qu’a produit une administration qui avilit l’agriculture, détruit le commerce et étouffe l’industrie, qui honore l’oisiveté et la mendicité, et qui, méprisant la paternité, réserve tous les avantages an célibat.

Les Dettes. 

J’ai pris pour règle, dans l’examen de tout ce qui a rapport aux finances de l’état ecclésiastique, le bilan fait par Braschi lui-même en 1766, lorsqu’il étoit trésorier. Alors toute la dette de l’état étoit de soixante et un millions d’écus, somme énorme pour un état d’un revenu si modique, et qui trouve si peu de ressources dans son industrie et dans ses richesses territoriales. En 1789 la même dette étoit de quatre-vingt-sept millions d’écus; ce sont donc vingt-six millions dont Pie VI l’a augmentée pendant son administration. Si les Romains pouvoient ouvrir les yeux, ils apprendroient par ce fait seul à connoître ce qu’ils doivent attendre d’un prince qui aggrave à ce point leur malheur pour suffire à son luxe, à la cupidité de ses neveux et à ses prodigalités scandaleuses, dont aucun pape n’avoit jusques-là donné l’exemple. On voit avec un regret mêlé d’indignation ce peuple qui trouveroit en lui-même d’immenses ressources, avili dans un esclavage si odieux: aucune nation dans l’univers ne trouve chez elle autant de moyens que celle-ci en auroit de s’élever au plus haut degré de splendeur et d’opulence si elle savoit être libre; et elle languit dans une pauvreté humiliante, courbée sous le joug de quelques prêtres imbécilles qui la ruinent, la trompent et la déshonorent. 

Pie VI a fait des dépenses considérables pour dessécher les Marais Pontins: il faudroit le louer de cette entreprise, s’il n’avoit pas prouvé, en donnant ce patrimoine à son neveu, que ce n’est pas dans des vues d’utilité publique qu’il s’est déterminé à ces travaux. Il a mis aussi beaucoup d’argent dans une sacristie qu’il a fait construire à Saint-Pierre; monument qu’il élève à sa gloire, et qui déposera toujours contre son peu d’égards pour les besoins de son peuple, hors d’état de soutenir de pareilles dépenses.

Les Dépenses publiques.

Le premier article des dépenses publiques à Rome, est sans contredit l’intérêt de la dette de l’état: la solde des troupes, l’entretien des places fortes et celui de la marine forment un objet de 431.935 écus et quelques bajoques. On ne trouve sur le bilan, au chapitre des dépenses du sacré palais apostolique, que 164.376 écus; mais tout le monde sait que le pape en consacre plus du double à ses fantaisies et à l’entretien de sa maison. Pour les ministres et les chanteurs de la chapelle,7057 écus; cet article est peu considérable. Les pensions ou émolumens des cardinaux et des prélats en charge ne se portent guère qu’à 38.444 écus. Mais il est bon d’observer que par suite du système d’hypocrisie toujours observé sous ce gouvernement, les appointemens des hommes en place portés sur les registres publics sont peu considérables; mais il est reçu qu’ils peuvent s’indemniser par des rapines, et ils ne manquent jamais d’user et même d’abuser de cette permission.

La chambre apostolique ne porte qu’à 24.254 écus le traitement des nonces que le saint-siège entretient dans les cours étrangères, parce que ces commissions ne sont données qu’à ceux qui peuvent suffire par eux-mêmes à leur dépense, ou dont la famille est disposée à subvenir à leur entretien, dans l’espoir d’obtenir par ce moyen le chapeau de cardinal pour le nonce qu’elles enrichissent. 

Je ne rapporterai pas tous les autres articles des dépenses publiques, je me contenterai de citer celui qui est consacré à des médailles qui se distribuent le jour de la fête des saints apôtres Pierre et Paul; il se porte à la somme de 6659 écus et quarante-six bajoques.

Les Armées de terre et de mer.

Une population de deux millions d’hommes libres, vivant heureux sous un gouvernement sage et florissant, assureroit une armée toujours formidable, qui sût faire- respecter ses loix et sa domination. Mais chez les Romains modernes on compte à peine six mille soldats. Sans doute il faudroit en bénir les papes, si ce dénuement de- forces n’annonçoit de leur part que le mépris pour l’art de la guerre, l’amour pour leur peuple, et la crainte d’enlever au commerce ou à l’agriculture des hommes, devenus oisifs et inutiles sous des tentes. Mais il ne faut pas faire honneur aux pontifes romains de cette conduite philosophique; le dénuement de leurs forces militaires ne vient que de leur impuissance pour en entretenir de plus considérables. 

Le pape a pour garde des chevaux-légers et des cuirassiers parfaitement bien montés, et vêtus magnifiquement. Il a aussi quelques Suisses qui, dans les cérémonies publiques, sont couverts de fer. Toutes ces diverses troupes, ainsi que la garnison du château Saint-Ange, ne doivent se porter qu’à deux mille hommes au plus; mais les prélats qui sont chargés de fournir à leur paie et à leur entretien, ont grand soin que les bataillons ne soient jamais au complet. Il y a aussi de très-petites garnisons à Civita-Vecchia, à Ancone, à Ferrare, à Bologne et dans plusieurs autres villes. Ces très-pacifiques soldats sont parfaitement bien payés, très-mal disciplinés, et formés, pour tout exercice, au brigandage. Pour juger de leur valeur, il suffit de rapporter le fait très-connu qui est arrivé au château Saint-Ange, le jeudi-saint de l’année 1790. Cagliostro, enfermé dans ce château, avoit prédit que ce jour le diable viendroit pour le délivrer, et extermineroit la garnison. Le hasard voulut qu’au moment indiqué il y eût un orage affreux, et que la foudre tombât près la porte de la prison. La garnison s’enfuit avec précipitation, et il ne resta pas un seul homme. Ce ne fut qu’avec beaucoup de peine qu’on parvint à rassurer les soldats; et ils ne retournèrent à leur poste qu’après que les prêtres eurent exorcisé le démon, et ramené le calme dans les airs.

La marine du pape est composée à-peu-près de la même manière que l’armée de terre; elle consiste en une frégate et deux ou trois galères. Ces bâtimens sont toujours commandés par des chevaliers de Malte fort bien payés. Les armemens se font par entreprise, et d’après une estimation faite toujours au profit des fermiers et des prélats inspecteurs, et au préjudice de l’état. On a grand soin d’exiger ensuite le serment accoutumé, que le tout s’est passé avec la plus stricte économie, et d’après les loix les plus sévères de la conscience, mot d’usage dans ce pays, dont le sens est moins positif là que par-tout ailleurs.

Les galères du pape ne sont pas si grandes que celles de la république de Gênes. Quand elles sont en mer, la chambre apostolique paie au fermier pour deux mois 9600 écus romains, et 5400 quand elles sont dans le port; une frégate remplace trois galères. La marine du pape coûte par an 130.000 écus, dont quarante mille à-peu-près sont partagés entre les fermiers et les prélats qui sont chargés de l’inspection. Il en est à cet égard comme pour tout le reste: tout le monde connoît ce gaspillage, le pape ne l’ignore pas; et le peuple qui en est instruit, ne se donna pas même la peine de le trouver mauvais. 

Autres Causes de la mauvaise administration des affaires publiques.

A Rome, plus que par-tout ailleurs, les places sont données à la brigue et à la faveur. Quand un heureux hasard y appelleroit quelquefois des hommes en état de les remplir, le pape leur donne des grades plus élevés et presque toujours dans des postes pour lesquels il faudroit des connaissances qu’ils n’ont pas acquises, et qu’ils n’auroient pas le temps d’acquérir dans le peu de temps qu’ils y seront maintenus. Je dînois un jour à côté d’un prélat qui avoit une inspection sur les boucheries, et qui, deux mois auparavant, en avoit eu une dans la partie militaire: on parla de divers objets qui y étoient relatifs. Ce prélat ne pouvoit pas comprendre comment moi, qui étois étranger, j’avois pu connoître des particularités que son devoir avoit été d’apprendre, et qu’il ignoroit complètement. 

Mais chacun de ces prélats en charge a un prêtre instruit, et dont les fonctions sont de lire, de réfléchir, de penser et d’écrire pour monseigneur. Il lui dit ce qu’il doit faire, quelle conduite il doit tenir, quelle opinion il doit soutenir dans la chambre apostolique. On conçoit combien un jeune homme livré à ses plaisirs, ne recevant pas d’autres instructions, est peu en état de soutenir le choc d’une discussion, et de faire prévaloir l’avis sage contenu dans la leçon qu’on lui a fait ainsi étudier.

Des Charges affectées aux Cardinaux.

Les cardinaux occupent les principales dignités et les charges de l’état qu’il ne seroit pas même au pouvoir du pape de conférer à des prélats qui ne seroient pas revêtus de la pourpre. La principale et la plus honorable de toutes ces charges, est celle de camerlingue, qui ordinairement est donnée au neveu cardinal. Le camerlingue a l’inspection générale; il juge tous les procès pendans à la chambre apostolique, et qui sont relatifs aux corporations et aux universités. Il a la surveillance sur les ministres, les officiers de la chambre apostolique, et sur tout ce qui a rapport aux arts. Au moment de la vacance, il est chargé de casser les sceaux du pape défunt; il préside les trois cardinaux, qui, à cette époque, gouvernent alternativement Rome et l’état, et il signe les édits et les ordres qui s’expédient pendant la durée du conclave. 

La charge de grand chancelier de Rome appartient de droit, par une concession de Léon IX, à l’électeur-archevêque de Cologne. Mais il a un coadjuteur, qui est toujours un cardinal, qui préside à l’expédition des bulles et à toutes les autres fonctions de cette charge. 

Il y a ensuite le grand pénitencier qui préside le tribunal de la pénitencerie; le bibliothécaire qui est à la tête de la célèbre et riche bibliothèque du Vatican, avec plusieurs autres bibliothécaires sous ses ordres, et qui souvent lui sont très-nécessaires; le vicaire de Rome, qui est le véritable métropolitain de la ville. Ce cardinal juge tous les procès civils et criminels de tous les privilégiés du palais; il a également sous sa jurisdiction presque tous les couvens, et il connoît des délits des moines. Il y a en outre la secrétairerie d’état, celle des requêtes, celle des brefs qui est la plus lucrative: Pie VI l’a donnée à son neveu; enfin la place de dataire, qui est aussi donnée depuis longtemps à un cardinal. On ignore quels en sont les revenus, mais elle est fort briguée, et tous ceux à qui elle a été donnée s’y sont fort enrichis. Autrefois le pape recevoit une portion dés bénéficies qui en résultoient, et le cardinal de Herzan m’a assuré qu’elle était de 55000 écus par an; mais depuis qu’il s’est opéré chez les nations chrétiennes des changemens si funestes à la cour de Rome, il n’est plus resté que ce qui est nécessaire pour le luxe du prodataire.

Des Congrégations.

Il y a à Rome des congrégations qui ne sont composées que de cardinaux, d’autres de cardinaux et de prélats, d’autres enfin dans lesquelles il se trouve de simples prêtres, et même des moines. Chacune a un président qui porte le nom de préfet. Il y a des préfectures qui sont lucratives, d’autres qui ne sont qu’honorifiques. 

La première de ces congrégations est celle de la sacrée inquisition; le pape en est le préfet. Elle est composée de cardinaux, de prélats, d’un moine de Saint-Dominique en qualité de commissaire, et de quelques autres moines de différens ordres. Il règne dans les délibérations de cette congrégation un secret impénétrable. Je ne prétends pas diminuer l’horreur qu’elle doit inspirer; elle est inséparable dans l’âme de tout homme honnête et sensible, du mot seul d’inquisition; mais le besoin d’être vrai me force à convenir que ce tribunal n’est à Rome ni aussi cruel, ni aussi perfide que son titre pourroit l’indiquer. Il ne semble s’être écarté de ses principes habituels de nos jours, qu’envers le trop fameux Cagliostro.

La congrégation de propaganda fide a pour bot de répandre la catholicité, et sur-tout l’autorité du saint-siège par toute la terre; celles des évêques et des conciles jugent les différends entre les évêques, leurs diocésains et les métropolitains, et veillent à ce que les canons du concile de Trente soient observés en tout ce qui regarde la discipline ecclésiastique. Celle de l’index prononce sur les ouvrages dont elle permet ou dont elle défend la lecture. Enfin, il y a celles des sacrés rites, de la bâtisse de Saint-Pierre, des indulgences, des immunités ecclésiastiques, et des visites des apôtres, dont les noms seuls indiquent l’usage, qu’il suffît de faire connoître pour apprendre jusqu’à quel point une caste insolente a abusé de la foiblesse et de l’aveuglement des hommes. Nous le concevons à peine, nous qui en sommes les témoins: qu’en diront un jour ceux qui en liront l’histoire?

De quelques Tribunaux concernant le Gouvernement temporel.

Un de ces tribunaux est nommé la consulte. Il a pour préfet le cardinal secrétaire d’état, et pour objet l’examen et le jugement des affaires civiles et criminelles pendantes par appel, et les accusations contre les gouverneurs et les magistrats. 

Le tribunal qui porte le nom de bon gouvernement, surveille les communautés qui ne peuvent agir en justice, ni faire de dépenses sans son consentement. Un autre, dit des douze, juge toutes les affaires relatives à la chambre apostolique; il fixe le prix des denrées et celui de toutes les subsistances en général: institution vicieuse et impolitique, qui ne peut jamais produire que de mauvais effets. Le trésorier général qui est un de ces douze, a, indépendamment de cela, l’inspection des douanes, des côtes de la mer, des forteresses, des galères. Cette charge importante conduit toujours à la pourpre. 

Le tribunal de la signature des grâces a pour chef le pape même; il a le droit de faire revivre les procès jugés: dans ce cas, il les renvoie à d’autres juges pour les examiner de nouveau. 

Le grand tribunal, connu sous le nom de gouvernement, connoît seul des délits graves; il a pour président le gouverneur de Rome. Il n’est pas hors de propos d’observer que la torture est encore en usage à Rome; et c’est ce tribunal, composé de cardinaux et de prélats, qui en prononce la condamnation.

Enfin il y a aussi un sénat romain, qui porte pour devise: S. P. Q. R., senatus populusque romanus, comme le sénat de l’ancienne Rome, dont il ne présente qu’une fausse image. Il n’est composé que d’un seul sénateur, qui est aujourd’hui un homme de mérite; c’est un neveu de Clément XIII Rezzonico: il a sous ses ordres trois consuls patriciens qui portent le titre de conservateurs, et un prieur des caprions, ou des chefs du peuple, tous choisis par le pape, qui fixe, comme il le veut, les bornes de leur autorité éphémère. Le sénateur est ordinairement un étranger: il réside au Capitole, et dans ses fonctions publiques, il porté l’habit dé sénateur. Il a une jurisdiction civile, et il est assisté alors de deux jurisconsultes choisis par le pape; et pour les affaires criminelles, il a la concurrence avec le tribunal du gouvernement. 

La Rote.

La Rote est aussi uni tribunal, le plus important et sans contredit le plus respectable de tous. Il doit l’avantage d’être bien composé, à ce que ses membres, nommés en grande partie par les cours étrangères, ne sont pas soumis à l’influence ecclésiastique. Le pape n’en nomme que trois; les autres sont choisis par l’Allemagne, la France, la Castille, Venise et la Toscane; les villes de Ferrare, de Bologne, de Milan y envoient chacune un juge; et en général le choix ne porte que sur des hommes d’un mérite et d’une probité éprouvés, que leur conduite et leur réputation rendent dignes des fonctions qui leur sont confiées. Parfaitement bien payés par ceux qui les envoient, ils ne sont pas dans le cas de se vendre à la cour de Rome. Ce tribunal jouit à Rome d’un respect et d’une considération méritée. Pie VI est le premier prélat qui ait osé solliciter, d’une manière aussi scandaleuse que celle que nous avons rapportée plus haut, la faveur de ce tribunal. Les soins qu’il a pris pour en séduire les membres prouvent autant sa bassesse, que leur inutilité fait d’honneur à ceux qui s’indignèrent de ses propositions, et qui eurent le courage de le condamner. Pie VI déplaça les trois membres qui sont à sa nomination; mais il fut forcé de borner là sa vengeance.

Le seul défaut qu’on reproche à la sacrée Rote, c’est la facilité avec laquelle elle se livre à la révision des procès. Il n’est pas extraordinaire de voir qu’une même affaire soit revue et jugée cinq à six fois differentes, et souvent contraires, par ce tribunal.

L’État ecclésiastique.

La situation de ce territoire est extrêmement avantageuse; il a au levant la mer Adriatique, au midi la Méditerranée et le royaume de Naples, au couchant la Toscane, et au nord les états du duc de Modène et la république de Venise. 

L’état de l’église n’a que deux ports qui en méritent le nom: Civita-Vecchia sur la Méditerranée, et Ancone sur la mer Adriatique. Une position aussi heureuse pourroit lui procurer un commerce florissant, s’il étoit encouragé par le gouvernement, ou plutôt si le gouvernement de ce pays ne s’opposoit à tout ce qui pourroit lui procurer la splendeur et les avantages auxquels la nature l’avoit destiné. Mais les papes ne parviennent à la souveraineté que dans un âge très-avancé, vieillis dans l’habitude des brigues, ou dans l’indolence des cloîtres: incapables de l’énergie qui leur seroit nécessaire pour corriger tous les vices du gouvernement, pour changer les mœurs et les idées de tout un peuple, et pour devenir eux-mêmes des hommes nouveaux, ils paroissent n’occuper le trône que pour enrichir leur famille et leurs créatures, et toujours ils laissent les choses dans le même état où ils les ont trouvées. Malheur à celui d’entre eux qui auroit le courage de régénérer l’état qu’on l’appelle à gouverner! Obligé, pour y parvenir, de détruire une foule d’abus qui perpétuent le malheur du peuple, et qui assurent l’opulence et l’autorité des prélats qui l’entourent, il ne marcheroit que sur des précipices, et bientôt on l’auroit mis hors d’état d’exécuter les plans qu’il pourroit concevoir. 

La chambre apostolique divise l’état ecclésiastique en cinq grandes provinces. J’ai dit plus haut qu’il a renfermé plus de vingt millions d’hommes, et qu’aujourd’hui il en contient à peine deux. Par-tout on y trouve des preuves de la fertilité du sol et de la mollesse des habitans. Leur ignorance, on pourroit dire leur stupidité, étonneroit chez les hommes les plus rustiques de la Suisse. Par-tout ils ont pour instituteurs et pour guides des moines chargés spécialement par la sainte inquisition d’égarer les sots et de surveiller ceux à qui la nature ou des connoissances acquises dans les voyages auroient donné plus d’élévation dans les idées, et assez de courage pour s’indigner de tant d’audace, et s’affranchir d’un joug aussi avilissant. La ville de Bologne a su y échapper en partie; mais grâces aux soins et aux efforts du cardinal Buoncompagno, elle pourroit bien ne pas tarder à être dégradée jusqu’au nivean de toutes les autres villes de l’Italie. A Rome, les arts au moins fleurissent et sont honorés; mais dans le reste de l’état ecclésiastique tout est languissant; on ne trouve par-tout que l’image et le silence de la mort. Essayons de parcourir un moment tout ce pays.

La Campagne de Rome.

Cette province, connue sons le nom d’agrum romanum, est le territoire qui entoure la ville dans toute l’étendue de quarante à cinquante milles de circonférence. Ses villes principales sont, après Rome, Lavinia, Tivoli, Albano, Préneste, Frascati et Anzio. Albano est située près de l’ancienne Albe, dont on voit encore les ruines. En général, on en trouve à chaque pas dans une grande partie de l’Italie: spectacle vraiment pénible, qui rappelle sans cesse le souvenir des monumens qui ont embelli chacun de ces lieux, et qui, en reportant l’imagination dans ces temps de gloire, de splendeur et d’héroïsme, la laisse retomber ensuite sur ces débris informes que l’on croiroit presque toujours être l’effet des ravages d’une armée victorieuse. A l’exception des villes que je viens de citer et de quelques malheureux villages, toute lu campagne de Rome n’est qu’un véritable désert; il y en à peine la quinzième partie de cultivée. Le peu d’arbres qu’on y trouve attestent par leur force la vigueur de ce sol; et lorsqu’à la fin d’avril on a négligé de couper les foins dont sont garnies les prairies, les animaux les plus élevés s’y perdent et y disparoissent. Cette province est remplie de volcans éteints, de charbons fossiles, dont on ne pense pas à faire usage; de lacs dont il seroit très-facile de tirer un parti avantageux pour des arrosemens, et même pour la navigation. On y trouve aussi des eaux minérales. Tout le monde connoît les bains de Tivoli, qu’on appelloit autrefoîs les eaux apollinaires. Depuis peu de temps on a établi dans la campagne de Rome des papeteries et des forges: on lés doit en partie à la maison Odescalchi.

La Sabine.

Le pays des anciens Sabins, qui renfermoit autrefois un million d’habitans, et qui fournissoit des armées quelquefois rivales de Rome, contient aujourd’hui à peine 65000 habitans, un peu plus industrieux et moins indolens que ne le sont ceux de la campagne de Rome. Elle fournit en grande partie cette capitale de vins, de fruits, de légumes et de charbon végétal, qu’on fait descendre par le Tibre qui la traverse. Ce fleuve, si célèbre dans tous les temps, a des rivages fort élevés, ce qui le rend assez triste; son lit est extrêmement profond, et ses eaux qui charient des terres grasses et végétales, sont toujours troublés. Il reçoit quatre-vingt rivières et ruisseaux; il a toujours été navigable; mais il pourroit le devenir bien davantage, et rien n’empêcheroit les vaisseaux de remonter par-tout, si l’administration y donnoit quelques soins. On a laissé construire dans quelques endroits des moulins, dans d’autres amonceler des terres et des pierres qui en ferment le passage: il faudroit peu d’efforts pour le rendre entièrement libre.

Le Patrimoine de Saint-Pierre.

On sait que Caïfas, qu’on appelle Saint-Pierre, étoit un malheureux pêcheur ignorant, qui ne fut jamais, comme les prêtres ont osé l’avancer, pontife romain. C’est sous son nom qu’ils ont élevé ce colosse qui a failli renverser et écraser l’Europe entière. Ils ont donné à une de leurs provinces le nom de patrimoine de ce prétendu fondateur. Sa capitale est appellée Viterbe, grande, bien bâtie, mais déserte, et peuplée seulement de moines. Cette province, dont le territoire est très-fertile, a des pâturages excellent. Les environs des villes ou des bourgs sont seuls cultivés, encore le sont-ils très mal. A deux milles de chacun de ces endroits on ne trouve presque plus aucune trace de culture. Les habitans de cette province ne connoissent pas l’usage d’engraisser la terre; ils jettent leurs fumiers dans les rivières. La nature semble à chaque pas y accuser l’indolence des hommes en produisant des arbres vigoureux auxquels on ne donne pas le moindre soin. Le peu de vignes qu’on y trouve donne de l’excellent vin. Les montagnes de cette province produisent de l’alun, du soufre; elles renferment aussi des mines de plomb et d’argent qu’on n’a jamais exploitées. Je n’ai vu qu’une fabrique à trois milles de Viterbe; on y travaille le vitriol qu’on tire des pyrites de fer qui s’y rencontrent dans des terres argilleuses. 

Montefiascone est une ville de cette province, la plus considérable après Viterbe. Elle a dans son voisinage des vignobles qui donnent des vins renommés. Près de là est le fameux lac de Bolsena, qui a trente-quatre milles de circonférence: il renferme deux îles, dans l’une desquelles le cardinal Giraud a eu une délicieuse maison de plaisance, aujourd’hui fort mal entretenue par ses neveux. 

Le Duché de Castro et Ronciglione.

It y a plusieurs siècles que cette province, qui a le titre de duché, appartenoit à un duc de Parme. Ce prince, irrité contre l’évêque de Ronciglione, dont la conduite révoltoit tous les habitans, engagea ceux-ci à le faire périr: il fut obéi. Jamais depuis ce temps la cour de Rome n’a pardonné ce délit à cette province, soumise depuis à sa domination. Elle l’a affermée dans tous les temps à des exacteurs, qui n’ont d’autre but que de s’y enrichir et de plaire au saint-père en vengeant sa querelle, et en opprimant ses malheureux habitans; par-tout on y voit l’indignation peinte sur les visages. J’ai questionné beaucoup de ces infortunés; tous ne prononcent qu’avec horreur le nom de leurs tyrans, et ils préféreroient le joug des barbares. On avoit eu soin de les tromper aussi sur les causes et sur les effets de la révolution françoise; il ne m’a pas été difficile de leur faire croire la vérité et d’échauffer dans leur âme le désir d’imiter une nation qui leur apprend à devenir libres. Les Ronciglionois sur-tout n’ont pas oublié combien ils étoient heureux et florissans lorsqu’ils appartenoient à la maison Farnèse. Leur ville renfermoit alors vingt mille âmes et une noblesse riche et bienfaisante: ils sont aujourd’hui moins de cinq mille habitans, tous pauvres et malheureux.

La Province d’Orviette. 

Cette province prend son nom de sa capitale; elle est aussi déserte, pauvre, sans culture et sans industrie. Son unique ressource consiste dans ses vins qui sont assez estimés: mais un pays qui n’a que des vignes ne peut être riche; car ce revenu, qui dépend d’une multitude d’événemens, exige d’ailleurs des soins et des frais qu’on ne peut pas attendre des habitans de cette province.

Le gouvernement d’Orviette est d’une si petite importance, qu’on le donne aux prélats qui ne font qu’entrer dans la carrière administrative.

Perugia.

Cetté province prend aussi son nom de sa capitale qui est très-belle, un peu moins dépeuplée que ne le sont toutes celles de l’état ecclésiastique; et comme elle a conservé quelques privilèges qui ne permettent pas à la chambre apostolique d’appesantir sur elle son joug, elle a plus d’industrie que la plupart des autres provinces, et avec un sol aussi fertile elle en tire de plus grands avantages. On y trouve, dit-on, des fabriques de poisons très-actifs, connus sous le nom de aquette de Naples, ou acqua di Perugia. Ce qui est plus essentiel, elle renferme plusieurs manufactures utiles, et sur-tout des velours faits avec les soies de la province; on y fabrique aussi d’excellentes bougies: elle est sur-tout renommée pour ses pâturages, et elle fournit à Rome et à la Toscane une grande quantité de bétail.

L’Ombrie.

La ville de Spolette est la capitale de cette province, qui a une seconde ville aussi très-importante, appellée Foligno; on trouve dans l’une et dans l’autre un peu de commerce. La province renferme également diverses manufactures de papier. Les environs de Spolette sont assez bien cultivés; et en général l’Ombrie est infiniment supérieure à la campagne de Rome: toujours par la même raison que nous avons vu plusieurs parties de l’état ecclésiastique plus ou moins florissantes selon qu’elles se sont affranchies plus ou moins du joug pontifical. C’est une remarque que l’observateur le moins attentif fait en voyageant dans cet état; par-tout ce thermomètre est infaillible. Est-il donc possible que ces prélats ne voient pas un fait si clair et si sensible? Et puisque leurs diverses provinces sont un peu moins misérables en raison des divers affranchissemens dont elles jouissent, ne peuvent-ils pas comprendre que si tout l’état étoit délivré de tout joug, si l’annone étoit abolie, les états de l’église seroient en peu d’années peuplés, commerçans, bien cultivés, et remplis de véritables richesses, bien préférables à celles, que la cour de Rome tiroit des nations étrangères par des fraudes pieuses, par des brigandages qui révoltent et qui humilient l’humanité; richesses toutefois dont la source commence à se tarir?

Les environs de Spolette sont exposés aux ravages des tremblemens de terre. Tous les Apennins sont remplis de volcans éteints, mais dont quelques-uns, de temps à autre, paroissent vouloir se rallumer: depuis le Bolonois jusqu’au fond du royaume de Naples, on ne voit que des productions volcaniques qui effraient l’imagination de l’homme qui a acquis quelques connoissances physiques. Sans doute les gouvernemens n’ont pas le pouvoir de supprimer les causes de destruction que la nature, toujours plus impérieuse que la volonté et la main de l’homme, a semées sur la terre; mais cependant une administration sage peut en diminuer peut-être l’activité. Une terre cultivée avec soin et peuplée, attire plus de vapeurs, plus d’humidité et de pluies; il s’en échappe dès-lors moins d’air inflammable et méphitique, moins de ces exhalaisons qui, par leur frottement, excitent les étincelles électriques et les explosions qui contribuent aux tremblemens de terre. 

Les Marches.

Les deux Marches, ou Marche en italien, dont les capitales sont Ancone et Fermo, forment une province très-remarquable.

Ancone est le meilleur port de l’état ecclesiastique sur la mer Adriatique: cette ville, qui n’est soumise en aucune manière aux réglemens de la chambre apostolique, est peuplée et fait un commerce considérable.

La province des Marches a su opposer du courage dans tous les temps aux entreprises de la cour de Rome qui a toujours tenté de lui ravir ses privilèges, et elle est parvenue à les maintenir, au moins pour la très-grande partie. Sans doute cet exemple seroit dangereux sous un bon gouvernement, et je serois loin alors de l’approuver. Un privilège est une exemption à la loi, c’est un droit qui contrarie et qui tend à détruire cette même loi: mais lorsque celle-ci est absurde et destructive; lorsque loin d’être l’expression de la volonté générale, elle n’est que l’effet du caprice d’un despote imbécille, qui méconnoît et foule aux pieds les principes du droit naturel sur lesquels toute loi doit être établie; un privilège alors devient une justice, puisqu’il ne fait qu’accorder ou maintenir la liberté, la sûreté que la loi auroit dû établir. 

Macerata, Loretto si renommée par son sanctuaire, Cingoli qui l’est par ses excellens jambons, Recanati, Osimo, Jesi, Tolentino située au milieu d’une plaine superbe et bien cultivée, et Montalto très-riche en grains, sont une partie des villes principales de cette province. Mais sans contredit la plus remarquable de toutes est Fermo, qu’on regarde même comme la capitale d’une des deux Marches. Cette ville est placée dans une des situations les plus riantes et les plus saines de l’univers entier.

Le Duché d’Urbin. 

Cette province porté le titre de duché, parce qu’elle eut des souverains décorés du titre de ducs. Elle tire son nom de sa capitale qui est grande, belle, et qui fut très-célèbre. Depuis qu’elle appartient à l’état ecclésiastique, elle a perdu les deux tiers de ses habitans, et plus des trois quarts de ses richesses. On peut distinguer dans cette province les villes de Pesaro, de Fossombrone et de Sinigaglia. La première est grande, pauvre et déserte; la seconde a quelques manufactures; la dernière est fameuse par une foire qui s’y tient tous les ans au mois de juillet, et qui est fréquentée par toutes les nations; elle jouit alors de quelque liberté, et j’ai forcé plusieurs prélats de convenir que c’étoit à ses franchises qu’elle devoit l’éclat dont elle brille alors; mais ils se sont contentés d’en convenir.         

La Romagne.

Cette province formoit une partie de l’exarcat de Ravenne: elle est assez étendue; pauvre, quoique possédant des terres d’une fertilité dont on ne trouve d’exemple nulle autre part. La plus remarquable de ses villes est Césène, qui a eu le bonheur de voir naître dans son sein le pape actuellement régnant, et qui n’en est pas pour cela plus heureuse.

Le Duché de Ferrare.

Cette province porte, comme tant d’autres, le nom de sa capitale qui est une ville grande, belle et bien bâtie. Elle fut autrefois, sous la domination de ses ducs, le séjour des plaisirs, des muses et des grâces; elle renfermoit soixante mille habitans, une cour magnifique, une noblesse affable et généreuse, un commerce très-florissant. Aujourd’hui elle compte moins de quatorze mille habitans pauvres et malheureux, et l’herbe croît par-tout au milieu de ses rues. Le Pô qui la traverse y fait des ravagés considérables, depuis que son nouveau gouvernement ne s’est plus occupé d’entretenir les digues qui le contenoient; et les terres de cette province sont changées en marais incultes et inhabités. 

Le lac et la ville de Comacchio forment une partie du duché de Ferrare, et son revenu principal se borne à la pêche de ce lac fameux. Les habitans de cette malheureuse province ont conservé le souvenir du bonheur dont ont joui leurs aïeux sous leurs anciens souverains; ils ont cru quelque temps qu’ils âlloient rentrer sous la domination des ducs de Modène: l’on m’a rapporté à cet égard une anecdote singulière. Le duc François III, père du duc régnant, avoit entretenu pendant quelques années un nombre de troupes très-considérable, et au-dessus même de ses forces; il attendoit la première vacance du saint-siège pour s’emparer du duché de Ferrare, auquel il avoit des droits connus et incontestables, et dont le premier, sans doute, étoit l’amour des habitans. Quels que fussent les prétextes que le duc employoit pour expliquer sa conduite et déguiser ses projets, la cour de Rome les devina, et elle sentit qu’il lui étoit impossible de résister à tant de forces. Clément XIII étoit alors sur le trône pontifical; il envoya, par un trait de politique fort adroit, les clefs de Ferrare à l’impératrice-reine de Hongrie, en la suppliant de prendre sous sa protection cette province menacée par le duc de Modène. Marie-Thérèse, abusée et séduite par les prêtres, ordonna au duc de renoncer à des projets qu’elle étoit résolue de faire échouer.

La Province de Bologne.

La ville de Bologne est, après Rome, la plus considérable de toutes celles de l’état ecclésiastique, comme la province du même nom en est une des parties les plus importantes et les plus célèbres, une de celles qui fixe le plus les regards et l’attention des voyageurs.

Le premier objet qui doit les frapper à Bologne, c’est la célèbre méridienne de Cassini qui est dans l’église de Sainte-Pétronne. De-là, en sortant par la porte de Sarragozze, on voit le portique qui conduit au sanctuaire de Saint-Luc, composé sur une distance de deux milles et demi de six cent quarante-trois arcades dominées de tous côtés par des collines riantes et bien cultivées. Le portique et le sanctuaire ont été élevés tour-à-tour par des couvens, des prélats, et même par des simples particuliers, qui tous ont orné ou dégradé ces arcades, en les surchargeant de leurs noms. J’y ai lu celui de notre acteur célèbre Dufresne, qui ayant donné à Bologne quelques représentations de nos tragédies, en consacra le bénéfice à la construction d’une de ces arcades. 

La ville de Bologne est sur le torrent Avesa; il coule à deux milles de là une rivière appellée le petit Rhin; mais on y a pratiqué un canal navigable qui vient jusques dans la ville, et qui, par le Rhin, conduit à Venise. Cette ville, partagée en quatre quartiers principaux, contient quatre-vingt mille habitans, douze portes, sans compter celle du canal. La plupart de ses rues sont ornées de portiques dont quelques-uns sont très-riches. 

La province de Bologne est fort peuplée; on y compte plus de deux cent quatre-vingt mille habitans sur une étendue peu considérable. Le cardinal Buoncompagno avoit formé depuis long-temps le projet infernal d’assujettir sa patrie au régime de la chambre apostolique et de l’annone: si ce projet eût reçu son exécution, le Bolonois seroit réduit à l’état déplorable de toutes les autres provinces de l’état ecclésiastique. La ferme résistance de ses habitans leur a conservé une partie au moins de leurs privilèges et de leur ancien régime; le pape en est plutôt regardé comme le protecteur que comme le véritable souverain.

Bologne a toujours eu un gouvernement aristocratique: le sénat, composé de quarante membres, dont la charge héréditaire appartient aux aînés de la famille, a l’administration supérieure de la province et de la ville de Bologne; la noblesse du second rang est en possession de presque toutes les petites magistratures subalternes. Buoncompagno ayant trouvé, dans le commencement, une violente résistance à l’exécution de ses projets, changea de plan et parut n’avoir plus d’autre but que d’humilier et d’affoiblir cette aristocratie, pour rendre au peuple ses droits et son autorité légitime. Le peuple applaudit aux premiers coups qu’il porta, mais on ne tarda pas à découvrir ses vues; et ce même peuple, qui préféroit encore avec raison l’aristocratie des nobles au despotisme des prêtres, contraria en grande partie l’exécution de son projet.

Le cardinal réussit cependant à quelques égards à affoiblir l’autorité du sénat en augmentant celle du pape. Il augmenta le nombre des quarante sénateurs pour étendre celui de ses créatures. Ce corps se choisit tous les deux mois un chef sous le nom de gonfalonier, et chacune de ces promotions occasionne des fêtes pour le peuple. Dans l’hôtel de chacun des quarante, il y a un appartement somptueux consacre à cet usage; les sénateurs nommés de père en fils ne peuvent aliéner ces hôtels, et ne se servent de l’appartement destiné aux cérémonies que lorsqu’ils sont nommés gonfaloniers. Alors ils sont obligés d’augmenter leur livrée et leur dépense.

La ville de Bologne a un tribunal de justice qui porte le nom de Rote, et dont les membres, comme à Rome, ont celui d’auditeurs: ce tribunal juge les causes civiles.

Il y a huit consuls qui aident le gonfalonier dans ses occupations, et seize tribuns du peuple qui portent aussi le nom de gonfaloniers du peuple, et qui changent tous les quatre mois. Les seize tribuns sont: un jurisconsulte, un artiste ou notaire, deux sénateurs, quatre nobles, quatre citadins et quatre marchands. Ils sont tous élus par leurs castes ou ordres respectifs.

Une partie des différentes corporations nomme vingt-sept personnes qui se réunissent aux seize tribuns, avec cette différence que ces premiers changent tous les trois mois.

L’université de Bologne, justement célèbre quoique dégénérée, présente une réunion d’hommes sages, instruits, et dont la conduite et les talens sont ordinairement très-distingués. Ces professeurs très-mal rétribués jouissent d’une grande considération dans l’état. L’université et l’académie de Bologne ne sont point soumises à l’inspection du pape ni de ses prélats, mais à celle des réformateurs pris dans les divers ordres de l’état.

Il y a à Bologne onze collèges, non compris celui fondé en 1364, sous le nom de collège majeur de Saint-Clément d’Espagne, et qui appartient entièrement aux Espagnols. Cette ville renferme également onze hôpitaux, non compris divers hospices pour les pauvres et les enfans-trouvés. Sur la population de cette ville on compte près de cinq mille prêtres, moines ou religieuses. Le peuple de cette ville a de l’esprit et de la vivacité; on y trouve des gens de lettres d’un mérite très-distingué; mais ils ont, comme tous les habitans de ce pays, le défaut d’être d’une prolixité fatigante. Les étrangers y sont parfaitement bien accueillis. 

La plupart des juges de Bologne sont malheureusement nommas par le légat; celui-ci change tous les trois ans, et ordinairement place ses créatures qu’il amène presque toujours de Rome, ce qui entraîne les plus grands abus: mais ils sont communs à toutes les villes et provinces qui appartiennent au saint-siège, à qui il importe peu que la justice soit bien ou mal rendue. L’administration supérieure appartient, comme je l’ai dit, aux quarante; ils nomment à ces emplois, mais lé légat a droit d’en interdire l’exercice à ceux dont le choix ne lui convient ou souvent ne lui plaît pas. La police est confiée à un magistrat qu’on nomme le barigel; il est le chef des sbires et choisi parmi eux: mais ces sbires sont presque tous des hommes infâmes et corrompus; un honnête bourgeois, un paysan même refuseroient d’en faire les fonctions. Ces sbires sont presque tous des étrangers bannis de leur patrie. On conçoit, d’après cela, comment la police est administrée dans la ville de Bologne; et cependant le barigel qui est à vie, connoissant mieux que tout autre magistrat la ville et la province, devient très-nécessaire au légat, aux sénateurs, et à tous ceux qui ont quelque part à l’administration publique, et il influe souvent sur leur conduite et sur leur administration.

La province et sur-tout la ville de Bologne font un commerce très-considérable; il consiste sur-tout en parfumeries, en liqueurs et autres objets de cette espèce. On y fait d’excellens saucissons qui sont très-renommés par-tout. La position de Bologne placée au centre de l’Italie, sur un canal qui communique à une rivière navigable, et de là à la mer, est très-favorable sans doute au commerce: mais ce qui lui donne sur-tout l’activité à laquelle il doit son éclat, ce sont les loix sages qui le favorisent et qui assurent sa liberté. Le gouvernement de Bologne est un mélange de républicanisme et de démocratie qui conserve au peuple ses droits et sa dignité, et qui fournit toujours un aliment à son industrie. Aussi les arts et les sciences y sont cultivés et honorés; le commerce y fleurit, et l’on trouve par-tout l’énergie qui procure et qui assure le bonheur.

La nature paroît aussi se plaire à favoriser ces dispositions généreuses; ce pays est de la plus grande fertilité; ses eaux sur-tout sont très-favorables à diverses sortes de manufactures, sur-tout à celle des crêpes dont on fait un commerce très-considérable.

La grande affluence des étrangers contribue beaucoup aussi à la prospérité de Bologne; ils y abondent sur-tout pendant le carême, saison morte pour tout le reste de l’Italie, et qui est pour cette ville celle des plaisirs; à cette époque, il s’y rassemble une foule de chanteurs, de danseurs dont cette ville est le rendez-vous, et qui viennent y former ensuite des troupes pour Lisbonne, Madrid et une foule d’autres endroits. 

Le sexe à Bologne est très-beau; les femmes s’y mettent avec beaucoup de grâce et de goût; elles y reçoivent une éducation soignée qui rend leur commerce infiniment agréable. Il est assez ordinaire de trouver à Bologne des femmes lettrées et même très-savantes dans les sciences et dans les arts. Je n’ai rien remarqué qui me parût confirmer ce que les voyageurs racontent de la jalousie des hommes: quelques-uns sans doute sont tourmentés de cette passion; mais il s’en faut beaucoup que tous la connoissent: aussi l’usage est-il de laisser dans ce pays aux femmes la plus grande liberté; elles reçoivent les étrangers, sortent et se montrent en public avec d’autres hommes que leurs maris, sans qu’on s’en étonné. J’ai remarqué qu’il étoit peu d’hommes qui voyageassent sans s’abandonner à quelque prévention; et tout ce qu’on rapporte de la jalousie des Italiens est une des fables les plus ridicules que l’on trouve dans les relations de ces pays. 

Bologne est située aux pieds des Apennins. Le Bolonois a le territoire d’Imola au levant, le duché de Ferrare au nord; les plaines du duché de Modène resserrent par-tout le comté de Bologne au couchant, et rejoignent la chaîne des montagnes qui séparent le même comté de la Toscane au midi. Bologne fut autrefois une des villes principales soumises à la domination des Etrusques; elle passa ensuite sous celle des Romains, et dès-lors elle cultivoit avec succès les sciences et les arts.

Le diocèse de Bologne renferme trois cent quarante huit paroisses: là, comme dans tout l’état ecclésiastique, le pays est surchargé d’églises, de couvens et de prêtres. Le légat reçoit un traitement peu considérable; on veut se réserver le droit de dire qu’il vit dans la pauvreté, mais son luxe vraiment scandaleux trahit son hypocrisie. Le cardinal Buoncompagno sur-tout s’y est enrichi sans pudeur, en ruinant la province. Depuis plus d’un siècle elle n’avoit que dix-neuf millions d’écus de dettes; sous son administration, le déficit a été augmenté de cinq millions d’écus. Il fit plusieurs opérations relatives à la navigation et à l’arrosement des terres de la province, qui devinrent la cause ou le prétexte de cette dette nouvelle, et qui lui facilitèrent les moyens de voiler ses exactions: il y eut des plaintes graves formées contre lui; mais le pape le soutint constamment et refusa de rien entendre; Buoncompagno, sûr de l’impunité, fit punir quelques-uns de ses accusateurs, et réduisit tous tes autres au silence.

Il y a dans Bologne plusieurs objets de consommation soumis à des taxes en faveur du pape; mais les plus fortes qu’il y ait établies, c’est sur les prêtres et les moines: les uns achètent ainsi la permission de se couvrir les pieds, d’autres celle de substituer des chemises de toile à des chemises de coton; le plus grand nombre le droit d’être affranchis de quelques-uns de leurs devoirs.

La province de Bologne, quoique fort peuplée, ne compte qu’une seule ville après celle de Bologne; c’est la ville de Cento, célèbre pour avoir donné le jour à Guercino, qui fut un des plus grands peintres de l’Italie. 

J’ai cru devoir me livrer à quelques détails en parlant de Bologne: une ville dont les habitans ont montré dans tous les siècles tant d’amour pour les sciences et pour la liberté, mérite bien qu’on s’occupe d’elle, et qu’on cherche à la faire connoître. Sans doute un jour l’Italie s’indignera de porter des fers aussi humilians, et certainement alors la ville de Bologne lui donnera l’exemple du courage. Quels qu’aient été dans tous les temps les efforts des papes pour l’asservir comme toutes les autres villes de l’état ecclésiastique, elle a su résister, et elle a conservé une partie de son indépendance; c’est dans cette ville que j’ai trouvé le plus grand nombre de partisans de notre révolution, et le plus d’intérêt et de curiosité pour la bien connoître; j’y ai trouvé, même parmi les sénateurs, des êtres faits pour la liberté, et qui consentiroient à renoncer aux avantages de leur naissance, pour redevenir des hommes.

Conclusion.

Dans l’état du pape chaque ville a son gouverneur, et chaque province un gouverneur général. Les deux duchés d’Urbin et de Ferrare, les provinces de Ravenne et de Bologne, sont gouvernées par des légats a latere, qui sont toujours des cardinaux. Les gouverneurs des villes un peu importantes sont toujours des prélats; dans d’autres ce ne sont que de simples prêtres; et par-tout ces gouverneurs sont nommés par le pape. 

Mais le pape, comme tous les autres souverains, fait peu par lui-même; il est entouré de neveux, de ministres et de courtisans dont il faut mendier et acheter la protection; chaque gouverneur, pour se maintenir dans sa place, ou pour en obtenir de supérieures, a besoin de payer leur faveur, et pour cela, il opprime la province qu’il est chargé d’administrer; elle paie pour subvenir à ses prodigalités; elle est obligée de payer encore pour lui fournir les moyens de corrompre ses protecteurs. Ces gouverneurs, qui ne conservent leur place que pendant trois ans, ont grand soin de ne pas perdre ce court délai, et ils en emploient tous les instans. Comment de malheureux habitans, torturés sans cesse par des exacteurs impunis qui se succèdent avec le mêmes vices, s’attacheroient-ils à un gouvernement qui ne sait que les opprimer, et où ils ont constamment sous les yeux l’exemple de la servitude et du malheur pour les provinces soumises aux loix qu’il impose, et celui de l’éclat et de l’opulence dans tous les cantons qui ont su s’en affranchir? Puissent tous les hommes reconnoître enfin ce qu’on doit attendre du gouvernement sacerdotal, et apprécier cette hiérarchie monstrueuse qui a toujours fait la honte et le malheur des hommes!

[1] Le bonnet ducal est surmonté d’une croix, et voici à quelle occasion. Il est d’usage à Venise de se découvrir lorsque l’on aborde le doge. Dandolo avoit un père âgé de quatre-vingt-deux ans. Ce vieillard prétendoit que la dignité de doge ne pouvoit effacer la qualité de fils, et qu’il ne devoit aucun signe de respect au doge: mais pour ne pas contrevenir aux loix établies il alloit tête nue par le froid le plus rude. Le doge mit une croix sur son bonnet, et le vieillard qui l’apperçut dans un moment où il n’étoit pas sur ses gardes, le salua en disant: ce n’est pas à mon fils que je rends ce devoir, c’est au signe de notre salut.

[2] Bajoque, monnoie romaine qui vaut dix deniers de France.

[3] Ce nom est italianisé.