Mémoires secrets et critiques des cours, des gouvernemens et des moeurs des principaux états d’Italie - tomo I

Giuseppe Gorani
MÉMOIRES SECRETES ET CRITIQUES DES COURS, DES GOUVERNEMENS ET DES MŒURS DES PRINCIPAUX ÉTATS D’ITALIE (1793)

Testo critico stabilito da Gianni Francioni sulla prima edizione (Paris, Buisson, 1793, 3 voll.)

Des tyrans, trop-long-temps, nous fûmes les victimes,
Trop long-temps on a mis un voile sur leurs crimes;
Je vais le déchirer…

Tome premier [Naples]

Table des articles contenus dans ce volume:

Préface
Route de Rome à Naples
Les Marais-Pontin
Suite de la route de Rome à Naples
L’éducation du roi de Naples
La veuve protégée
Le soufflet royal
Quelques traits de foiblesse de Ferdinand IV
Quelques faits qui caractérisent le roi et la reine
Le peuple Napolitain
Le marquis Caraccioli
La vicairie
La pêche royale
Éclaircissemens sur les paglietti
Les loix
La puissance des moines
Le brigand extraordinaire
Fausse prévention sur le marquis Tanucci
Projet funeste avorté
L’économie intérieure, et des contrats à la voix
Le patriotisme
Les moines et les prêtres
Exceptions à la règle générale
La ville de Naples
L’envoyé du pape
Le ministre Acton
Motifs de la prévention du roi de Naples pour la reine
Loix économiques du marquis Tanucci
Ingénuité du roi à l’égard de Tanucci
Les bains de vapeurs
La découverte importante
Anecdote relative à la chasse
Quelques prérogatives seigneuriales
Un Trait de Caraccioli à l’égard du Prélat Caleppi
Le Roi aime les Lettres
Dialogue
Une Journée heureuse
Les Fées
La Calabre
Le Marquis del Marco
Une Place plaisamment demandée
Petitesse diplomatique
Les Médecins
Les catacombes
Le Collège Chinois
Un Médecin extraordinaire
Une Réflexion sur le Peuple de Naples
Le Concordat manqué
Quelques Réflexions sur la Cour de Rome à l’égard du Royaume de Naples
Procès étrange
Le Ministère du Marquis Caraccioli
Voyages du Roi de Naples
Le Protégé d’Acton
L’Abbé Galliani
La Sainte Démasquée
Traits caractéristiques du Roi de Naples
L’Envoyé d’Angleterre
Le Bal de Cour
Eclaircissemens
Anecdotes sur le Chevalier de Brissac
Dialogue
Reliques
Parallèle entre Charles III, Roi d’Espagne, et Ferdinand IV, Roi de Naples, Fils de ce Monarque
Des Gens des Lettres
Le Tableau
Le Pédantisme héréditaire
Projet atroce presqu’incroyable, mais vrai
Température de Naples
Le Tabac
Le Comte Sckabrouski
Conseil d’Etat extraordinaire
Observations sur la Science de quelques Personnages
Visites intéressantes
Les Toscans
Manière de voyager dans les Deux-Siciles
La Police
Quelques Diplomates
Aventures d’un Homme Célèbre
La Crêche singulière
La Source des Nouvelles
Faits relatifs au célèbre Médecin Cottugno
Le Docteur Gatti
Réponses inattendues
Les Formalités judiciaires
Soriento, ou Sorrente
Le Fanatisme Royal
Course à Paestum
Les Edits
Sur l’Exportation des Denrées
Poids, Mesures, Argent
L’Importation
La Population
Les Projets
Les Revenus du Roi de Naples
Les Troupes de Terre
La Marine
Tours de Passe-passe; Présomption de Joseph II
Des Provinces qui composent le Royaume des Naples
Regii Stucchi
La Tavolière
La Sicile
Réflexions

Préface

Aprés avoir long-temps étudié les gouvernemens des différens peuples dans leur histoire ancienne et moderne, et pendant les différentes négociations dont j’ai été chargé, j’ai encore voyagé dans les divers états de l’Europe pour en connoître par moi-même les peuples, les princes, leurs ministres, ceux qui avoient de l’influence dans les affaires, leur vie privée, leur vie publique, pour connoître en un mot les hommes et les choses, et j’ai tenu par-tout un journal exact de mes découvertes et de mes observations; par-tout aussi, je me suis assuré de correspondans libres et éclairés pour continuer mes recherches.

Les amis des hommes qui ont le courage de combattre leurs ennemis, trouvent par-tout des philanthropes comme eux disposés à les seconder dans leurs projets de bienfaisance; je le sais par expérience: dans tous les pays que j’ai visités, j’ai trouvé de ces hommes qui, sous les yeux des tyrans, préparoient dans le silence de leurs cabinets les moyens de les détruire. J’ai connu des philosophes qui, pour leur propre satisfaction seulement, avoient composé des recueils d’observations sur les mœurs, la population, l’agriculture, le commerce, l’industrie, les loix, la religion et le gouvernement de leur patrie; d’autres avoient recueilli des anecdotes secrettes et fort intéressantes sur les personnages des deux sexes qui avoient été ou qui étoient encore les principaux ressorts des intrigues de leurs cours.

Quelques-uns de ces observateurs m’ont fait le sacrifice de leurs manuscrits, sachant l’usage que j’en voulois faire, et ne craignant aucune indiscrétion de ma part; d’autres m’ont seulement permis d’extraire de leurs répertoires ce qui me convenoit; d’autres enfin ont facilité mes recherches, soit en me faisant connoître les personnes les mieux instruites, soit en me communiquant les secrets des cabinets ministériels; et j’ai fait ainsi la moisson la plus abondante, la plus curieuse et la plus intéressante dans les circonstances actuelles.

J’ai fait deux voyages pour me procurer ces instructions, le premier en 1779 et 1780. Au retour de ce premier voyage, je me suis occupé à mettre en ordre les matériaux que j’avois amassés; je les conservois dans mon porte-feuille, sans espérance qu’ils fussent publiés qu’après ma mort; mais la révolution des François ayant armé contr’eux presque toutes les puissances de l’Europe, j’ai senti combien il étoit nécessaire d’affoiblir au moins ces tyrans en révélant leur foiblesse et leurs crimes.

En examinant à cette époque mes journaux, j’ai vu qu’ils étoient un peu surannés, et que depuis dix ans une partie de ceux qui s’y trouvoient peints étant morts, il seroit plus intéressant de faire connoître ceux qui les ont remplacés et qui jouent maintenant les principaux rôles sur les différens théâtres dont je donne la description; la curiosité m’a pris aussi de juger par moi-même des effets qu’avoit produit la révolution Françoise chez les différentes nations et particulièrement en Italie. Plein de ces desirs, j’ai visité une seconde fois ce pays en 1790, et j’y ai fait une excellente récolte; j’ai refondu ces nouveaux matériaux avec ceux que j’avois déjà; et c’est le résultat de ces voyages, de ces recherches et de ces travaux que je présente aujourd’hui sous le titre de Mémoires secrets et critiques des Cours, des Gouvernemens et des Mœurs des principaux États de l’Italie.

Mon épigraphe et ce qu’on vient de lire indiquant assez le but de cet ouvrage, on doit s’attendre à n’y trouver que peu de choses sur les beaux-arts. Une multitude de savans et d’hommes pleins de connoissances, de talens et de goût, ayant fait connoître les richesses de l’Italie en peinture, sculpture, architecture et musique, ainsi que ses orateurs, ses historiens, ses poëtes, ses littérateurs, ses hommes et ses femmes célèbres, ses découvertes et ses perfections dans les arts utiles, je me suis peu occupé de ces objets.

J’ai vu, j’ai admiré les superbes et tristes débris de cet empire des anciens maîtres du monde; mais j’ai aussi vu combien ces chef-d’œuvres des arts ont facilité la pente trop naturelle des Italiens à la superstition qui les dégrade. J’ai vu combien ces images et ces possessions ont éloigné les bons esprits des études utiles et nécessaires; combien ils ont dépravé leurs mœurs, énervé leur courage et fomenté les vices les plus honteux. J’ai vu que de cette curiosité, de cette admiration des autres nations européennes pour ces chef-d’œuvres, dont s’énorgueillit la nation italienne, il ne résultoit pour elle que le mépris universel. J’ai vu cet ancien théâtre de la grandeur et de la liberté, souillé de la servitude la plus humiliante et de tous les vices qu’elle produit. Enfin, j’y ai vu la misère générale continuellement insultée par le faste le plus insolent; et j’ai reconnu l’origine et la cause de cette servitude et de cette misère des divers peuples de l’Italie, dans le despotisme sacerdotal, impérial, royal, aristocratique et ministériel de leurs chefs, et ce sont leurs sottises et leurs attentats que je dénonce au tribunal suprême de l’opinion publique. En découvrant à ces malheureux peuples la source et la grandeur de leurs maux, je leur en présenterai le remède dans leurs ressources particulières; ils pourront en les consultant se conduire selon les circonstances dans lesquelles ils se trouveront, selon leurs moyens et selon l’habileté des chefs qui entreprendront de les rétablir dans la jouissance de leurs droits naturels.

Puissent les Italiens se persuader autant que je le suis moi-même, que pour opérer cette heureuse révolution chez eux, il leur suffira de le vouloir avec cette énergie que doit leur donner la longue et douloureuse expérience de leurs maux, la conscience de leurs droits, de leurs forces et de la foiblesse de leurs tyrans, l’ardent amour de la liberté, et l’intime conviction de la justice et de la nécessité de leur insurrection!

Quant à la forme de cet ouvrage, il est dans son ensemble une espèce de galerie très-vaste dans laquelle on verra les tableaux des principaux gouvernemens de l’Italie, quelques portraites grotesques, d’autres hideux, d’autres exécrables, quelques-uns agréables et tous fidèles des personnages actuellement existans, et qui sont les plus intéressans à connoître. Je n’ai employé dans ces tableaux que les faites les plus saillans, les plus exacts, les plus propres à fixer l’attention du lecteur et à l’intéresser en faveur des opprimés que je défends. Enfin, il suffit de consulter les tables des matières de chaque volume pour s’assurer de la grande variété des objets qu’ils contiennent.

Tel est cet ouvrage; il est peut-être difficile d’en publier un plus utile pour l’humanité dans les circonstances actuelles; je prévois la fureur que doit exciter la fidélité de mes récits et de mes portraits dans ceux que je démasque, et que je livre au mépris, à l’indignation, à la haine, et peut-être à la vengeance de leurs victimes; mais en osant former leur infâme coalition contre les droits de l’homme, contre sa liberté, ils ont dû s’attendre à la plus grande sévérité de notre justice. Il est sans doute fort triste que l’histoire du temps actuel doive ressembler à un libelle: est-ce la faute de l’historien, si étant obligé de dire la vérité, il n’en a point d’agréables à décrire? Est-ce sa faute si les princes et leurs ministres osent se souiller des plus grands crimes, et si la plupart des gens en place les imitent? Puisque je peins d’après nature, mes portraits doivent être ressemblans et point flattés; j’écrirai donc sans partialité: toutes les fois que je verrai des vertus, j’en ferai l’éloge avec autant d’exactitude que j’en mettrai à décrire les vices et les crimes.

Qu’ils sachent enfin les tyrans qu’ils ont eux-mêmes appellé le jour de la justice contr’eux; qu’ils sachent que celle des peuples est la plus prompte et la plus terrible; et s’ils veulent l’éviter qu’ils se hâtent de se la rendre et de la leur rendre eux-mêmes; sinon périssent, périssent à jamais le sacerdoce, la noblesse et la royauté, ces trois terribles fléaux qui depuis tant de siècles ravagent la terre.

Des tyrans, trop long-temps, nous fûmes les victimes,
Trop long-temps on a mis un voile sur leurs crimes;
Je vais le déchirer…

Route de Rome à Naples.

En parcourant la route qui conduit de Rome à Naples, et jusqu’à Brindes, en voyageant dans les états du pape, dans les Deux-Siciles, tous les lieux deviennent extrêmement intéressans pour le philosophe versé dans l’histoire romaine et dont l’esprit s’est nourri des auteurs classiques. J’avois dans ma voiture une ample provision de livres; je prenois tantôt l’un, tantôt l’autre, et sur-tout ceux qui traitoient particulièrement du lieu par où je passois. Deux jours s’écoulèrent fort agréablement dans cette occupation; et, livré tout entier à mes lectures, je ne m’embarrassois guère si les gîtes que je rencontrois sur mon chemin étoient bons ou mauvais.

Je pensois souvent à Cicéron lorsqu’il alloit en Sicile dont il avoit été nommé gouverneur, ou qu’il en retournoit fort surpris de ce qu’on ne parloit ni de lui, ni de son gouvernement. Je me représentois ensuite ce grand homme partant pour son exil avec une consternation si peu philosophique, et recevant ensuite avec tant de joie la nouvelle de son rappel à Rome. Pourquoi, me disois-je, ce puissant génie, qui avoit sauvé son pays, ne savoit-il pas supporter avec dignité ses malheurs? Le témoignage de sa conscience ne devoit-il pas le consoler de toutes ses pertes et lui tenir lieu de dignités et de patrie?

La lecture des poëtes ne m’a jamais paru plus instructive, ni plus agréable que dans ce voyage. Le tableau des mœurs romaines tracé avec tant d’énergie par Juvenal, et avec tant de finesse par Horace, fixoit sur-tout mon attention; mais je me plaisois principalement avec le favori de Mécènes; je l’accompagnois dans le voyage qu’il fit avec son protecteur, avec Cocceius, le bon Virgile et autres, jusqu’à Brindes, pour y traiter le réconciliation entre Octave et Marc-Antoine.

Je tournois mes regards de tout côté, très-empressé d’examiner ces lieux jadis si célèbres, et aujourd’hui si dégradés qu’on n’y découvre pas la plus légère trace de ce qu’ils étoient il y a dix-huit siècles. On seroit tenté de croire que les auteurs nous en ont imposé, lorsqu’on voit à peine quelques foibles vestiges des cités et des édifices dont ils nous ont fait de brillantes descriptions.

Le prélat Caraffa di Stiliano, Napolitain, homme très-aimable et du petit nombre des prélats instruits, m’avoit beaucoup parlé du port de Brindes à la veille de mon départ de Rome. Il venoit de faire une tournée dans ce pays; j’appris de lui que ce port autrefois si fameux, d’où la flotte d’Octave partit pour aller combattre celle de Marc-Antoine près d’Actium, est maintenant dans un si chétif état, qu’on ne soupçonneroit jamais que c’étoit jadis un des ports de la république romaine le plus fréquenté.

Après avoir passé par Albano, ville remplie d’antiquités, que j’avois visitée deux fois pour en examiner les monumens avec attention, mais dont je ne parlerai pas pour ne point m’écarter du but de cet ouvrage tout patriotique, je pris la route de Velletri. Je séjournai deux jours dans cette ville pour satisfaire ma curiosité. Elle est située sur un côteau d’où l’on jouit d’une vue fort étendue, l’œil pouvant se porter tout à la fois sur Rome et sur les Marais-Pontins. Velletri, aujourd’hui cité épiscopale, étoit jadis une des principales villes des Volsques, et fut très-florissante sous la république de Rome. Quoique dégradée, elle offre encore de très-beaux palais. Plusieurs cardinaux et prélats, et autres seigneurs romains y passent le temps des vacances, qui dure depuis le milieu de septembre jusqu’au commencement de novembre; alors elle est brillante comme le sont Albano, Tivoli, Frascati, etc. Ces villes présentent dans cette saison un aspect de richesse et d’aisance: mais dans les autres temps de l’année, il n’y règne que le silence de la misère. Le palais Ginetti est le plus beau de Velletri. On y voit de vastes jardins, des allées toujours vertes, des fontaines et des jets d’eau. La place principale de Velletri est décorée de la statue du pape Urbain VIII, ouvrage fort bien exécuté.

Après avoir quitté la ville de Velletri, je poursuivis ma route jusqu’à la Cisterna. C’est un assez grand bourg qui appartient au prince romain de Sermonetta, si connu à Rome par la protection éclatante qu’il a toujours accordée aux beaux-arts. Ce seigneur a dans ce bourg un très-grand château dont la façade est vis-à-vis la place. Au côté gauche de ce château est un magasin immense de bled, auquel on donne comme à ceux de Rome le beau nom d’abondance, quoique ces magasins soient une des grandes causes de la décadence de l’agriculture dans tous ces états, par l’avilissement du prix des denrées de première nécessité.

Le bourg de la Cisterna est à la distance de vingt-trois milles de la ville de Rome. Quoique les Marais-Pontins soient éloignés de cinq à six milles de ce lieu, cependant on peut dire qu’ils prennent ici leur vrai commencement. En quittant la Cisterna et en marchant vers les Marais-Pontins, on ne rencontre que des pâturages remplis de plantes aquatiques qui se plaisent dans les terrains marécageux. Ces plantes sont meilleures pour les buffles que pour les bœufs, ainsi que pour les troupeaux de moutons. Le buffle est un animal d’un aspect farouche; mais on peut en approcher sans qu’il donne le moindre indice de férocité. On voit le commencement de ce marais à quatre mille de distance avant d’arriver à la Cisterna en partant de Rome.

Les Marais-Pontins.

Le pays qui porte le nom de MaraisPontins, consiste dans l’espace qui est entre Torre del Ponte et Terracina. Torre del Ponte est à quinze ou seize milles de la ville de Velletri, qu’on fait en deux postes qui sont ordinairement dans le pays de sept à huit milles. Les postes des marais sont plus courtes que celles des états du pape, et ne forment qu’une distance de six milles. Les Marais-Pontins ont vingt-quatre milles de longueur que l’on parcourt très-vîte sur une superbe chaussée, large, bien pavée et bien entretenue. Leur largeur est fort inégale depuis cinq jusqu’à quatorze milles; elle est même quelquefois réduite à trois milles. On n’y voit pas d’autres maisons que celles où l’on change de chevaux. A côté de ces maisons sont des magasins de bois de chauffage, de charpente, des amas de pierre à chaux qu’on envoie à Naples.

On voit par-tout des canaux de différentes largeurs, pour recevoir les eaux qui débordent de tous les côtés. Ces canaux sont creusés ou au pied des montagnes, ou sur les montagnes même, et dans la direction du levant au couchant. Plusieurs de ces canaux portent des bateaux qui se rendent à la mer, dont l’éloignement n’est pas considérable.

Le grand canal se nomme la ligne pie, in italien linea pia; il a vingt-cinq milles de long du midi au nord. Il reçoit les eaux qui arrivent par les petits canaux, et s’étend depuis Torre del Ponte, et même une poste avant, jusqu’à Terracina. Ce beau canal, toujours navigable, peut laisser passer de front deux grandes barques. On le traverse sur plusieurs ponts solidement bâtis d’une espèce de marbre nommé Travertin.

C’est à Bologne qu’a été formé le projet du desséchement des Marais-Pontins. Eustache Zanotti, savant Bolonois, donna le plan des opérations il y a plusieurs années. N’ayant pas été sur les lieux, il travailla d’après des relations infidelles; mais s’étant procuré ensuite des renseignemens plus sûrs, il avertit le public avec candeur que son premier plan ne méritoit aucune confiance, et mourut peu de temps après. Pie VI choisit le sieur Rupini pour opérer ce desséchement qui lui tenoit fort à cœur. Rupini suivit les idées de Zanotti, sans se douter combien elles étoient fautives. Quelques années ensuite, lorsqu’on a fait les opérations relatives aux eaux du Bolonois, Pie VI en chargea le chevalier Attilio Arnorfini, qui étoit favorisé par le cardinal Buoncompagno, à qui la première direction de travaux avoit été confiée.

Pie VI n’est nullement géomètre et ne connoît rien en hydraulique. On lui avoit dit qu’il étoit possible, et même facile de dessécher les Marais-Pontins, et que cet ouvrage lui feroit le plus grand honneur parmi les contemporains et dans la postérité. Il espéroit en outre pouvoir former de ce vaste terrein une belle principauté dont il donneroit investiture à la famille Braschi Onesti. Ainsi un motif d’intérêt réuni à celui de la gloire rendit Pie VI amoureux de ce projet, qui devint l’objet principal de ses soins. Il n’est pas guéri de cette fausse idée, et il est fermement persuadé qu’on réussira enfin dans ce travail avec de la patience. Chaque année il visite ces marais pour s’informer de l’état où sont les opérations; mais de tout cet espace on n’a pu encore réduire à une chétive culture, telle qu’on l’observe dans les états du pape, que l’étendue de deux ou trois milles.

Tout homme qui connoît le gouvernement de Rome moderne, ses réglemens, le mode d’approvisionnement de cette capitale du monde chrétien, et la police qui concerne les bleds, sait bien qu’il est impossible de créer une province dans les Marais-Pontins. Et comment parviendrait-on à bâtir des villages, des hameaux, à former des métairies dans un pays qui manque par-tout d’habitans, même aux portes de Rome, lorsqu’on voit la campagne qui environne cette ville offrir un aspect inculte, tandis qu’on pourroit la défricher à peu de frais? Quand les opérations pour le desséchement des Marais-Pontins séroient couronnées par le plus brillant succès, que pourroit-on en obtenir pour le profit de l’agriculture et du commerce sous le régime infernal de la chambre apostolique, dont le despotisme est fait pour anéantir tout principe d’activité et d’industrie parmi les sujets d’un prêtre couronné, privés depuis long-temps de cette liberté sans laquelle les nations ne peuvent produire rien de bon, rien de sage, rien d’utile? Pour peupler les Marais-Pontins, il faudrait commencer par peupler la campagne de Rome, et celle-ci sera toujours sans population tant qu’elle languira sous le gouvernement papal.

La folie de Pie VI n’a pourtant pas été inutile. Il en est résulté pour les voyageurs une superbe route, digne d’être comparée aux chemins magnifiques construits par les anciens Romains. Cette route établit une communication aisée entre les deux principales villes capitales de l’Italie. Avant les tentatives de Pie, il falloit que les voyageurs fissent seize milles de plus pour éviter les marais, au risque de tomber dans les mains des brigands cachés dans les forêts voisines, ou d’être embourbés dans une boue tenace et profonde d’où une voiture ordinaire ne pouvoit être tirée qu’en y attelant douze ou quatorze buffles.

Suite de la route de Rome à Naples.

Après m’être instruit fort en détail des opérations faites sur les Marais-Pondus, j’arrivai à deux heures après-midi à Terracina, où je voulus passer le reste du jour et la nuit afin d’y observer les antiquités. Je fis cette pause d’autant plus volontiers que l’auberge est la meilleure de toute la route. Elle est tenue par un François qui traite fort bien ses hôtes, et ne les écorche pas.

Terracina est un bourg dont la situation est très-riante, étant bâti sur le bord de la mer, où l’on jouit d’une vue admirable, et se trouvant environné de belles promenades. Je ne parlerai pas de ses antiquités; je me bornerai à dire un mot sur un reste de bâtiment fait par ordre de Théodoric, roi d’Italie, chef de la race des Goths, qui n’a duré que soixante-deux ans. Je me plais à rappeller le souvenir d’un roi vraiment grand, bon et sage, qui a fait en Italie des institutions qu’on ne peut s’empêcher d’admirer, et qui emporta au tombeau les regrets de son peuple. Il détestoit tout abus d’autorité, et rétablit par-tout le régime municipal par lequel l’Italie a pu, sous son règne, guérir les plaies profondes qu’on lui avoit faites. Il visitoit ses provinces en vrai père du peuple, ne dévastant point les terres à son passage, comme font les princes de la maison de Savoie de nos jours, et portant par-tout le bonheur, la joie et la justice. Enfin, la sage administration de Théodoric rappelle aux Italiens celle de l’empereur Marc-Aurèle, avec qui le roi des Goths a des rapports frappans.

C’est en voyant le château de Terracina que le souvenir de ce bon monarque m’a occupé le plus fortement. Il fut bâti par son ordre pour empêcher que les ennemis ne débarquassent en Italie. On voit encore gravé sur une pierre le nom de l’architecte, qui s’appelloit Virius. Pie VI loge dans ce château lorsqu’il vient visiter les Marais-Pontins avec son cher neveu le prince-duc, à qui il a donné depuis long-temps l’investiture de cette principauté marécageuse, sous condition d’une petite redevance qu’il paie à la chambre apostolique.

A propos de ces marais, je me rappelle qu’étant à Rome, dans la loge de la princesse Borghèse, je ne sais à quel théâtre, j’entendis de ce prince-duc Braschi Onesti dire, en parlant de ce domaine, que ce qu’il en retiroit ne suffisoit pas pour payer la redevance à laquelle il étoit tenu envers la chambre apostolique, propos qui assurément étoit fort indécent dans sa bouche. Les travaux des Marais-Pontins ont été faits entièrement aux frais de la chambre: le pape ni son neveu n’y ont jamais contribué d’une obole. C’est la chambre qui est chargée de l’entretien des canaux, des bâtimens, etc. tandis que le produit qu’on en tire, celui du bois qui est considérable, est tout pour le neveu de Pie.

Après qu’on s’est éloigné de Terracina de trois ou quatre milles, on entre dans les états du roi de Naples. Quoique le gouvernement napolitain soit un des plus vicieux de toutes les monarchies de l’Europe, cependant on remarque tout de suite l’énorme différence qu’il y a entre le régime établi sous une couronne héréditaire, et celui des états d’un prince électif, sur-tout lorsque ce prince est un prêtre. Je n’en fus point surprise alors, ayant déjà remarqué cette différence en Allemagne.

Quelque mal administré que soit le royaume de Naples, comme le lecteur aura occasion de le voir ci-après, néanmoins on y reconnoît les traces de la main de l’homme par le nombre des villes, villages, etc. et par la culture des terres qui est passable, quoique le sol soit inférieur à celui de la campagne de Rome. Cette partie du royaume n’est pas aussi fertile que le sont plusieurs autres de ses provinces, qui l’emportent sur le reste de l’Europe sans être aussi bien cultivées, par les raisons que je détaillerai après.

Étant parti de Terracina le matin, je passai la nuit à Sainte-Agathe, dans une auberge d’une mal-propreté hideuse, défaut ordinaire des Napolitains, qui sont les plus sales des hommes. Je me mis en route avant de jour, c’étoit le dernier de décembre; il ne faisoit point de froid. Sainte-Agathe est un mauvais village consistant dans un très-petit nombre de maisons.

A peu de distance de la rivière Garigliano, que l’on passe sur une barque, on voit les restes d’un aqueduc superbe, avec plusieurs arcs entiers, ainsi que le canal dans lequel des eaux couloient. Cet ouvrage paroît exécuté avec cette perfection qui caractérise les édifices publics construits par les anciens Romains, perfection à laquelle les modernes n’ont pu atteindre.

Près de cette rivière est le château de Mont-Dragon où se trouvoit autrefois située la ville de Sinuesse, et non loin de cette ville on voit les fameux côteaux si renommés dans les auteurs classiques par le vin de Falerne qu’on y recueilloit. Il faut que les anciens eussent une meilleure manière de faire le vin que les modernes, car le vin qu’on y boit aujourd’hui n’est pas d’une qualité exquise, quoique l’exposition, la chaleur du soleil, et le sol soient les mêmes.

On arrive ensuite à Capoue, ville défendue par une nombreuse garnison d’infanterie et de cavalerie assez bien tenue. Cette ville n’est pas précisément à la même place que l’ancienne Capoue, si célèbre dans l’histoire et si fatale aux troupes d’Annibal, dont le courage s’amollit par le séjour qu’elles y firent.

L’ancienne ville de Capoue étoit à huit milles de la Capoue moderne. J’en ai vu les ruines près de Caserta où la cour se tient ordinairement, et où l’on voit la superbe maison de plaisance qui fut bâtie par le père du roi régnant.

Je m’attendois à trouver quelque chose d’attrayant dans les femmes qui habitent ce pays, puisque leurs charmes produisirent tant d’effet sur les soldats aguerris d’Annibal; mais celles qu’on voit aujourd’hui dans Capoue et aux environs sont fort laides, ayant l’air et les manières hommasses. On sait bien qu’il ne faut pas de grands attraits pour séduire des soldats, sur-tout au sortie des horreurs de la guerre et encore tout fumans de carnage; mais Annibal et ses officiers devoient être un peu plus délicats, particulièrement après avoir été long-temps accoutumés aux agrémens des femmes espagnoles. Il faut donc que l’espèce humaine se soit prodigieusement dégradée dans ce pays. Les femmes de Caserte, ville encore plus voisine de l’ancienne Capoue, n’ont pas plus de droits pour fixer les regards de l’amateur du beau sexe. Les physionomies des habitans ont donc subi les mêmes changemens que les villes. Cependant le mélange des divers peuples devroit avoir embelli l’espèce par le civilisement des races, suivant l’observation des naturalistes modernes. C’est sans doute une exception à la règle commune, qui ne la détruit pas.

L’éducation du roi de Naples.

Lorsqu’à la mort du roi Ferdinand, Charles III quitta le trône de Naples pour monter sur celui d’Espagne, il déclara incapable de régner l’aîné de ses fils, le second prince des Asturies, et laissa le troisième à Naples où il fut reconnu roi, quoique encore en bas-âge. L’aîné avoit été rendu imbécille par les mauvais traitemens de la reine qui le battoit toujours, comme les mauvaises mères de la lie du peuple. Elle étoit princesse de Saxe, dure, avare, impérieuse et méchante. Charles en partant pour l’Espagne jugea qu’il falloit nommer un gouverneur pour le roi de Naples encore enfant. La reine qui avoit la plus grande influence dans le gouvernement mit cette place, une des plus importantes, à l’encan. Le prince de Saint-Nicandre fut le plus fort enchérisseur et l’emporta.

Comment peut-on penser favorablement du gouvernement monarchique, lorsqu’on sait qu’il ne tient qu’à un gouverneur ignorant, ou astucieux, de rendre son élève incapable de veiller aux intérêts de son peuple, de l’assujettir aux préjugés les plus funestes, et lorsqu’on songe que le bonheur ou le malheur de plusieurs millions d’hommes dépend absolument de la bonne ou mauvaise éducation de celui qui doit les gouverner. Une constitution républicaine, ou celle qui rend le monarque incapable de nuire au bonheur public par ses vices et son ignorance, n’est-elle pas de beaucoup préférable?

Saint-Nicandre avoit l’âme la plus impure qui jamais ait végété dans la boue de Naples. Ignorant, livré aux vices les plus honteux, n’ayant jamais rien lu de sa vie que l’office de la Vierge, pour laquelle il avoit une dévotion qui ne l’empêchoit pas de se plonger dans la débauche la plus crapuleuse, tel étoit l’homme à qui on donna l’importante commission de former un roi. On devine aisément quelles furent les suites d’un pareil choix: ne sachant rien, il ne pouvoit lui-même rien enseigner à son élève; mais ce n’étoit pas assez pour tenir le monarque dans une perpétuelle enfance: il l’entoura d’hommes de sa trempe, et éloigna de lui tout homme de mérite qui auroit pu lui inspirer le désir de s’instruire. Jouissant d’une autorité sans bornes, il vendoit les grâces, les emplois, les titres, etc. L’agriculture et les arts languirent par une suite des privilèges exclusifs qu’il accordoit pour de l’argent.

Voulant rendre le roi incapable de veiller à la moindre partie de l’administration du royaume, il lui donna de bonne heure le goût de la chasse, sous prétexte de faire ainsi sa cour au père qui a toujours été passionné pour cet amusement. Comme si cette passion n’eut pas suffi pour l’éloigner des affaires, il associa encore à ce goût celui de la pèche, et ce sont encore ses divertissemens favoris.

Le roi de Naples est fort vif, et il l’étoit encore davantage étant enfant. Il lui falloit encore d’autres plaisirs pour absorber tous ses momens. Son gouverneur lui chercha de nouvelles récréations, et voulut en même temps le corriger d’une trop grande douceur, et d’une bonté qui formoit le fond de son caractère. Saint-Nicaudre savoit qu’un des plus grands plaisirs du prince des Asturies, aujourd’hui roi d’Espagne, était d’écorcher des lapins; il inspira à son élève le goût de les tuer. Le jeune roi alloit attendre ces pauvres bêtes à un passage étroit par lequel on les obligeoit de passer; et armé d’une massue proportionnée à ses forces, il les assommoit avec de grands éclats de rire: pour varier ce divertissement il prenoit des lapins, des chiens ou des chats, et s’amusoit à les faire berner jusqu’à ce qu’ils en crevassent. Enfin, pour rendre le plaisir plus vif, il désira voir berner des hommes, ce que son gouverneur trouva très-raisonnable: des paysans, des soldats, des ouvriers, et jusqu’à des seigneurs de la cour servirent ainsi de jouet à cet enfant couronné; mais un ordre de Charles III interrompit ce noble divertissement; le roi n’eut plus que la permission de berner des animaux, à la réserve des chiens que le roi d’Espagne prit sous sa protection catholique et royale.

C’est ainsi que fut élevé Ferdinand IV, à qui on n’apprit pas même à lire et à écrire. Sa femme fut sa première maîtresse d’école; mais elle ne se contenta pas de lui apprendre une chose si utile; elle lui en apprit beaucoup d’autres qui ne sont pas de la même importance.

Une telle éducation devoit produire un monstre, un Caligula. Les Napolitains s’y attendoient; mais la suite démentit tous ces présages. La bonté du naturel de ce jeune monarque triompha de l’influence d’une institution si vicieuse. Il en vint à détester les cruautés qu’il avoit commises dans son enfance, et prouva en plusieurs occasions qu’il ne manquoit, ni des qualités du cœur, ni de celles de l’esprit. On aurait eu en lui un prince excellent, s’il fut parvenu à se corriger de son penchant pour la chasse et pour la pêche, qui lui ôte bien des momens qu’il pourrait consacrer avec utilité aux affaires publiques. Mais la crainte de perdre une matinée favorable pour son amusement favori, est capable de lui faire abandonner l’affaire la plus importante; et la reine et les ministres savent bien se prévaloir de cette foiblesse.

Son gouverneur a secondé le goût qu’il a montré dans son enfance pour le militaire. Il se plaisoit à commander l’exercice, et faisoit manœuvrer ses courtisans en leur mettant des bâtons sur les épaules. Il s’emportoit et déchiroit les manchettes à ceux qui s’acquittoient mal de leur devoir; mais il s’est corrigé encore de cette humeur de sergent, et commande seulement l’exercice à son bataillon favori des Liparotes, avec la bienséance qui convient à un roi.

La veuve protégée.

Une veuve étoit en procès pour défendre un bien assez médiocre qui devoir la faire subsister elle et huit enfans. Le rapporteur du procès traînoit l’affaire en longueur, et pendant ce temps la veuve et sa famille languissoient dans le besoin. On lui conseilla de présenter une requête au roi, et pour cet effet elle se rendit à Caserte. Elle alla se placer dans une allée où on lui dit que le roi, qu’elle n’avoit jamais vu, se promenoit quelquefois. Ayant vu un homme en habit militaire, elle lui demanda si le roi passeroit bientôt, et quel habit portoit sa majesté pour qu’elle pût le reconnoître. C’étoit au roi lui-même qu’elle s’adressoit. Le monarque charmé de n’être pas connu, lui dit: «Je ne peux vous indiquer le moment où le roi passera, mais si vous avez quelque requête à lui présenter, je m’en chargerai». – «Je vous aurai bien de l’obligation, répondit la veuve: je n’ai que trois dindes assez gras, voudrez-vous bien les recevoir pour gage de ma reconnoissance?» – «Ce n’est pas de refus, dit le roi; venez ici demain avec vos trois dindes, et je vous apporterai votre requête appointée par sa majesté». On pense bien que la veuve fut exacte au rendez-vous; le roi n’y manqua pas; il rendit la requête signée par lui, et reçut les trois dindes en disant: «Ils sont vraiment bien gras!» Il n’eut rien de plus pressé que d’aller trouver la reine, tenant ses trois dindes et riant comme un fou. «Eh bien, lui dit-il, ma chère maîtresse (le lecteur se rappelle que la reine a été la première maîtresse d’école de Ferdinand, et c’est dans ce sens qu’il l’appelle toujours ainsi), vous voyez que je sais gagner mon pain; voilà trois dindes qu’on vient de me donner pour mon travail; je veux que nous les mangions demain». Les trois dindes furent effectivement servis: mais voici la suitte de cette petite historiette qui ne peut avoir d’intérêt que par rapport au personnage qui joue le principal rôle. La requête ne fit pas beaucoup d’impression sur le rapporteur, quoique signée par le roi; la veuve revint se plaindre à la même personne des lenteurs de son affaire. Le roi se fit connoître, paya généreusement les trois dindes, et donna ordre que M. le rapporteur fût privé de ses appointemens jusqu’à ce que l’affaire fût jugée. On devine aisément que la procédure ne tarda pas d’être achevée; mais le roi voulut que M. le conseiller vînt lui parler, et il lui lava la tête comme il faut.

Le soufflet royal.

Je blâme ces historiens qui se plaisent à tracer des portraits moraux et politiques des princes, des ministres, des généraux, et de tous les personnages qui figurent sur la scène du monde. C’est par les faits qu’il faut les peindre, c’est par les discours qui leur échappent dans ces momens où leur âme se montre à nud, qu’il faut les faire connoître au lecteur qui saura bien, après cela, s’il est un homme instruit et accoutumé à penser, se former une image ressemblante de la personne dont il s’agit. C’est la méthode que j’ai toujours suivie et dont je ne m’écarterai jamais dans les tableaux que je présente aujourd’hui au public.

Ferdinand est d’un caractère ingénu; il a les mœurs d’un particulier et rarement la dignité de son rang. En un mot, par ses manières, par le jargon napolitain dont il fait toujours usage, il ressemble parfaitement à ces lazzaroni qui forment la dernière classe du peuple napolitain. C’est ce qui lui donne parmi les rois ses confrères une physionomie toute originale. C’est ce qui lui a concilié l’amour du bas peuple, charmé de voir son roi se rapprocher ainsi du dernier de ses sujets. On voit souvent le monarque souper dans sa loge au théâtre de Saint-Charles, s’offrir aux regards des spectateurs en tenant un plat de macaroni qu’il mange en faisant tous les lazzi de polichinelle, ce qui forme une scène délicieuse pour les Napolitains, mais qui sûrement ne seroit pas du goût des Parisiens. Il est vif, emporté; mais sa colère, comme celle des personnes de ce tempérament, s’évapore avec promptitude et sans laisser de place à la rancune. Cependant, il faut se garantir des premiers effets de son emportement.

La reine, un jour, ayant pris de l’humeur contre le duc d’Altavilla, qui étoit alors le favori de Ferdinand, accabla ce seigneur d’injures et alla jusqu’à lui dire, en termes fort grossiers, qu’il portoit le caducée auprès du roi, et que c’étoit par cet emploi honteux qu’il avoit obtenu les faveurs de sa majesté. Le duc se plaignit à Ferdinand des injures de la reine et demanda à se retirer dans ses terres. Le roi irrité du procédé de son épouse, lui en fit de vifs reproches; au lieu de l’appaiser, elle l’irrita par ses réponses, et ce colloque conjugal se termina par un fort soufflet que la reine reçut de son mari. Elle demeura plusieurs jours enfermée dans son appartement; mais le roi ayant tenu bon, il fallut qu’elle s’humiliât jusqu’à implorer la faveur du duc pour rentrer en grâce avec son époux. Ce fait s’est passé peu de jours avant le dernier voyage de l’empereur Joseph II à Naples. Joseph contribua à réconcilier les époux, après avoir beaucoup blâmé la conduite de sa sœur.

Quelques traits de foiblesse de Ferdinand IV.

Il est facile de prendre de ce prince des idées toutes opposées. Un étranger qui fait un court sejour à Naples, dans un de ces intervalles heureux qui reviennent souvent, où Ferdinand porte avec dignité le poids de sa couronne, ne pourrait à son retour que parler avec le plus grand éloge de son administration; mais s’il se trouve dans les états de ce prince lorsqu’il est livré à son indolence et à sa passion pour la chasse et pour la pêche, il se le figurera comme un imbécille indigne de régner, et plaindra les peuples gouvernés par un tel roi. Il n’est pourtant ni un aigle ni un sot, mais tour-à-tour fort et foible, quoique plus souvent foible que fort, toujours bon de son naturel, aimant le vrai, et préférant le bien public à tout autre intérêt toutes les fois qu’il peut l’appercevoir, et que rien ne le distrait de cette étude.

La reine qui est toujours avec ce prince, excepté lorsqu’il chasse ou lorsqu’il pêche, sait choisir les momens pour en obtenir tout ce qu’elle veut, et de cette manière elle a la plus grande influence dans les affaires. Le général Acton qui vit avec elle dans la plus étroite intimité, est informé exactement de tout ce qui se passe au boudoir, dans la chambre à coucher du roi, etc. On choisit l’instant favorable de lui faire signer les édits et autres actes d’autorité royale. Si ce qu’on lui propose lui paroît pernicieux au bien de l’état, il jure, il frappe du pied, et s’emporte comme le dernier lazzaroni; mais son courroux s’évapore, il signe; et pour se consoler, il part pour la chasse ou pour la pêche.

La reine avoit fort à cœur de mettre l’armée napolitaine à peu près sur le pied où sont les troupes autrichiennes. Ainsi elle désiroit ardemment la suppression de tous les régimens et corps privilégiés, comme les gardes, le bataillon des cadets, et celui des Liparotes. On sait que ces deux derniers étoient les régimens favoris du roi, qu’il aimoit à exercer en personne; c’étoit comme ses joujous: cependant la reine eut assez de crédit pour y réussir. A la première ouverture qu’on fit de ce projet au roi, il chargea d’injures la reine et le général Acton; mais on ne se rebuta pas: un jour qu’il étoit fort fatigué et très-content de sa chasse où il avoit fait un massacre affreux de sangliers, on lui fit signer la suppression qu’on desiroit, sans qu’il fît la moindre difficulté, et la réforme fut tout de suite mise en exécution, tout ayant été préparé pour cela. Le corps des gardes napolitaines et celui des gardes suisses ne tardèrent pas beaucoup à être réformés.

Ce qui engagea sur-tout la reine à-faire licencier ces régimens, c’est que le roi avoit pris en si grande affection les Liparotes et les cadets, ainsi que les deux autres régimens dont on vient de parler, qu’il se faisoit accompagner dans toutes ses parties de chasse par les officiers; il les admettoit quelquefois dans sa confiance intime, leur faisoit part de tout ce qui se passoit entre lui, la reine et les autres femmes de la cour, et des chagrins que son épouse lui donnoit. Souvent même ces officiers osoient hasarder des conseils dont le roi s’étoit quelquefois bien trouvé.

Le prétexte dont la reine se servit pour faire dissoudre ces corps, fut l’avantage qu’elle fit voir au roi d’imiter le système militaire de l’empereur qui ne souffroit point de régimens privilégiés, et chez qui l’infanterie et la cavalerie étoient sur le même pied. Elle représenta à Ferdinand de quelle importance il étoit que tous les régimens partageassent également l’honneur de garder les personnes royales, ce qui leur inspiroit à tous la même affection pour leurs maîtres. On verra dans la suite qu’il y eut encore d’autres raisons qui influèrent sur cette réforme, un dès événemens remarquables du règne de Ferdinand IV.

Quelques faits qui caractérisent le roi et la reine.

Non-seulement Ferdinand manque en plusieurs occasions de fermeté, mais il ne sait pas même garder les secrets: il trahit souvent la confiance de ses meilleurs amis, et les livre ainsi à la vengeance de la reine, qui a les passions aussi fortes, les mêmes vices, les mêmes inclinations que sa sœur Antoinette de France, et que ses autres sœurs qui se ressemblent plus ou moins.

Le roi a souvent des goûts passagers pour des femmes de la cour, ou d’une autre condition. Dans de certains momens, la reine a l’art de lui arracher le secret de ses intrigues amoureuses, et se venge de ses rivales, non pas par esprit de jalousie, mais uniquement de peur qu’elles ne lui ravissent l’autorité dont elle jouit par son ascendant sur le roi. C’est ce qui arriva à la duchesse de Lusciano dont le roi avoit été l’amant durant quelques mois, sans que le mystère de son amour fut découvert: mais là reine ayant tiré artificieusement de son époux l’aveu de sa passion, elle fit exiler la duchesse dans ses terres. Cette femme indignée s’habilla en homme, et s’étant postée sur le passage du roi, elle l’accabla des plus vifs reproches. Le roi reconnut ses torts; mais la duchesse n’en fut pas moins obligée de se retirer dans ses terres où elle demeura sept ans, au bout desquels elle fut rappellée. Le fait qui suit servira à prouver que la reine n’agit point dans ces occasions par un motif de jalousie.

La duchesse de Cassano Serra avoit inspiré de l’amour au roi, qui sollicita vainement les faveurs de cette dame trop attachée à ses devoirs pour se rendre aux désirs du monarque. Ferdinand fit part à sa femme des refus de la duchesse. La reine qui craignit que cette résistance ne cachât quelque projet ambitieux, et le désir secret d’allumer dans le cœur du roi une passion violente, trouva le moyen de la faire exiler. Peut-être aussi étoit-elle irritée en voyant une femme qui osoit repousser les vœux d’un souverain, tandis qu’elle-même, semblable à Messaline, s’est toujours livrée sans pudeur et sans choix aux hommes les plus méprisables et de la classe la plus abjecte. Une femme sans mœurs ne peut pardonner à une autre le tort d’être irréprochable dans sa conduite. La crainte d’être persécutées par la reine, et la connoissance qu’elles avoient du caractère du roi qui ne peut garder un secret avec sa femme, a empêché plusieurs fois des actrices, des danseuses, etc. d’accepter des rendez-vous avec sa majesté, quelques offres généreuses qu’il leur fît faire par les personnes chargées de ces sortes de négociations. Ces refus, souvent très-humilians pour l’amour-propre du roi, lui ont cependant paru justes; et on l’a entendu s’écrier: je n’ai que ce que je mérite; je ne sais point ma taire.

Cette foiblesse qu’a le roi de tout dire à la reine nuit beaucoup aux affaires, et c’est ce qui attire le plus à la reine l’aversion des Napolitains. Tout le monde voit bien qu’Acton est un ministre sans connoissances, qui néglige les véritables intérêts du royaume pour former une marine qui ne convient point à ce pays, mais personne n’ose donner des avis au roi, de peur que la reine ne vienne à savoir le nom du donneur de conseils; et ce n’est qu’en prenant des précautions infinies pour n’être pas connu, qu’on se hasarde à faire parvenir à Ferdinand des vérités importantes pour la chose publique.

Le peuple Napolitain.

Durant le premier séjour que je fis à Naples, on comptoit onze mille forçats et autres prisonniers dans les différentes prisons du royaume de Naples et dans celles de la Sicile. Des informations exactes m’ont donné la certitude que ce nombre n’étoit point exagéré. Cela m’a paru bien excessif sur une population de six millions d’hommes. En France où l’on compte vingt-cinq millions d’habitans, il n’y avoit pas plus de quinze mille prisonniers sous l’ancien régime. Il n’y en a que cinq mille en Austriche qui est peuplée de dix-neuf millions d’habitans, et la monarchie prussienne avec une population de six millions n’a pas deux mille prisonniers.

Ce nombre considérable de personnes détenues est d’autant plus étonnant que l’administration de la justice criminelle dans les Deux-Siciles est extrêmement indulgente. Son indulgence va même jusqu’à l’injustice, car elle néglige de punir un grand nombre de crimes prouvés avec évidence. Si l’on punissoit dans ces royaumes tous les meurtriers, les voleurs avec effraction, et les faussaires, seulement par les galères, il y auroit assurément plus de cent mille forçats. Pour se rendre raison de cela, il faut songer que ce peuple manque absolument d’éducation, et qu’il est fort rare de rencontrer un homme dans la classe inférieure qui connoisse seulement les lettres de l’alphabet. Qu’on ajoute à ce défaut total d’instruction élémentaire le manque de police, la négligence de l’administration et de la justice, et alors on sera forcé de reconnoître qu’il faut que cette nation soit naturellement bonne, pour qu’il ne se commette pas chez elle cent fois plus de crimes et de désordres de toute espèce.

La nation napolitaine est naturellement fort vive, elle a les passions fortes; et si avec toutes les causes que nous avons assignées pour rendre raison des crimes qui se commettent dans ce royaume, on joint l’extrême abrutissement et l’aveugle superstition où les prêtres et les moines la tiennent plongée, il faudra convenir que le nombre des prisonniers dont on a fait le calcul devroit être bien plus considérable si la nation n’étoit pas naturellement bonne.

Le Napolitain aime beaucoup à parler et à rire. Il dit naïvement ce qu’il pense, et se livre comme un enfant à l’emportement de ses passions. On peut assurer que la masse de la nation a des vertus et de l’humanité; mais la classe dépravée l’est à un point, qu’on trouverait difficilement un peuple à lui comparer pour la dégénération des mœurs. Le Napolitain méchant, réfléchit avec sang-froid sur les crimes qu’il commet, et y associe mille attrocités révoltantes.

Les Napolitains sont excessifs en tout, dans le bien comme dans le mal, dans la joie et dans la tristesse, dans la piété ou l’irréligion, dans le courage et la lâcheté; il passe rapidement d’une affection à l’autre. Un bouffon monté sur des tréteaux le fait crever de rire, et un moment après un prédicateur, le crucifix à la main, le fait foudre en larmes; il pousse des sanglots et demande pardon de ses péchés d’une manière qui attendrit tous les spectateurs: mais le triomphe du prédicateur ne dure pas long-temps; et si polichinelle paroît un moment après, les pleurs du repentir font bientôt place aux ris les plus immodérés.

On n’est pas autant obsédé à Naples par les mendians, qu’on l’est à Rome et dans les autres villes de l’état ecclésiastique. Une des principales raisons, c’est que les vivres sont à meilleur marché à Naples. Il y a dans cette capitale environ trente mille personnes qui n’ont ni feu ni lieu, et qui couchent sur les places ou dans les rues. En temps de pluie, les indigens de cette classe se retirent dans les catacombes, qui sont beaucoup plus vastes et plus commodes que celles de Rome. En faisant quelques commissions, ils ont bientôt gagné cinq, six ou dix grains: le grain vaut un peu moins que le sou de France; et avec ce modique salaire ils vivent fort bien toute la journée. Ils sont sans prévoyance, sans inquiétude pour les maladies qui peuvent leur arriver, assurés d’être reçus dans un hôpital ou dans quelque maison de charité. Un homme du peuple va chez un marchand de macaroni; il se fait donner un plat de bois rempli de cette pâte toute bouillante, sur laquelle on a jetté du fromage râpé; il prend ces macaroni avec ses mains, et il les entortille par un tour d’adresse que les étrangers savent rarement imiter. Après avoir pris ainsi son repas en public en éclatant de rire, il va chez un limonadier, et avale pour un grain un très-grand gobelet d’eau sucrée, et qui contient beaucoup plus de suc de citron que la prétendue limonade qu’on vend dans les rues de Paris. Les vendeurs de macaroni on des chaudières immenses remplies de ce comestible. Tout l’assaisonnement consiste dans une demi-livre de graisse de cochon fondue dans cette masse énorme avec un peu de sel. Voilà la nourriture de l’homme du bas peuple de Naples, qui rarement fait une meilleure chère, et à qui cet aliment suffit, attendu que les Napolitains sont naturellement sobres. C’est ce qui les distingue du peuple romain, qui aime assez la bonne chère quand il peut se la procurer, et qui s’enivre aussi volontiers pour bannir la tristesse à laquelle il est sujet. Le Napolitain, au contraire, ne connoît pas du tout l’ivrognerie, et ne se livre jamais au chagrin.

Le jargon napolitain est rempli d’énergie, et la nation le parle en lui associant une pantomime encore plus signifiante; car il n’y a aucune nation qui gesticule autant que les Napolitains. On peut dire que c’est un peuple de bouffons et de baladins. Une gesticulation très-vive précède toujours les paroles qu’ils prononcent en ouvrant une grande bouche; car une énorme bouche est un des traits caractéristiques de la physionomie napolitaine, et rien de plus rare que de voir à Naples une femme ayant une jolie petite bouche. Tour le monde parle très-haut; et un étranger a beaucoup de peine à s’accoutumer a ces bruyantes vociférations.

J’ai connu plusieurs Toscans; ils parlant leur langue avec pureté et élégance, tirant leurs comparaisons des sciences et employant des termes philosophiques. Les Romains s’expriment avec force, et leurs comparaisons sont prises dans les monumens qui restent de leur grandeur passée et dans les beaux-arts; mais les Napolitains vont toujours chercher les images dont ils veulent revêtir leurs pensées parmi les objets les plus lascifs, et leurs gestes sont analogues au sujet. On voit souvent des personnages graves, et d’un caractère vénérable, se permettre ces sortes de gestes sans y songer peut-être, et sans y attacher aucune idée obscène, tant est grande la force de l’habitude.

Les Napolitaines ont généralement le cœur bon; elles sont généreuses, et se plaisent à montrer leur libéralité lorsqu’elles en ont les moyens, sur-tout envers leurs amans. Elles ne se piquent pas de fidélité, mais elles exigent ces qualités dans ceux qui s’attachent à elles. J’ai connu des femmes qui payoient des espions pour inspecter la conduite de leurs amans, à qui elles faisoient des infidélités continuelles. Les maris n’étant point aussi commodes à Naples qu’ils le sont dans les autres parties de l’Italie, les galanteries avec les femmes mariées sont accompagnées de quelque danger et de plusieurs inconvéniens. Un étranger qui plaît à une femme et qui satisfait l’ardeur de ses désirs, est bientôt l’homme à la mode; c’est à qui l’aura; mais s’il fait faux-bond à la première occasion, son aventure devient bientôt publique, et il devient bientôt un objet de mépris pour toutes les dames de Naples. Il n’a alors d’autre ressource que de quitter le pays, ou de passer son temps avec les filles publiques. Ces sortes de femmes sont généralement belles à Naples; elles sont mal logée; il y en a grand nombre d’étrangères: les plus jolies sont les siciliennes. Ces courtisannes sont pour la plupart bien plus faites pour séduire que les bourgeoises et les dames de condition: celles-ci sont presque toutes laides et d’une grande mal-propreté, mais très-ardentes pour le plaisir. Les dames de qualité et les bourgeoises jolies sont presque toutes étrangères. Elles sont encore plus mal élevées que les hommes; et l’on en rencontre fort peu qui puissent soutenir une conversation spirituelle ou instructive.

Le marquis Caraccioli.

On l’a vu long-temps à Paris, ce qui dispense de donner de grands détails sur ce qui le regarde. Il a assez brillé parmi nous, chéri des grands, et recherché par les gens de lettres. Sa mort a causé beaucoup de regrets, et sa mémoire est encore fort respectée.

Durant mon premier voyage à Naples, Caraccioli étoit vice-roi en Sicile. Lorsqu’en dernier lieu j’ai passé à Naples, il avoit cessé de vivre. On m’a dit qu’il étoit fort tombé dans les dernières années de sa vie: il étoit alors ministre et secrétaire d’état pour les affaires étrangères. On verra néanmoins que dans le déclin de ses jours il savoit encore dire de bons-mots et faire de bonnes choses. J’aurai occasion de rapporter quelques traits à ce sujet.

Il a exercé les fonctions de vice-roi de Sicile avec beaucoup d’honneur. Le peuple n’a aucun pouvoir dans cette île; les municipalités n’y sont rien, et le pouvoir royal n’y a pas beaucoup d’influence. Les barons, les seigneurs feudataires y jouissent d’une grande autorité. Ils bravent également et la puissance royale et les magistrats du peuple qui sera toujours nul lorsqu’il ne saura pas faire respecter sa souveraineté. Le clergé est encore plus puissant que la noblesse qui lui est soumise, étant courbée sous le joug de la superstition.

C’étoit une fonction bien pénible pour un philosophe, pour un homme d’esprit comme Caraccioli, que celle de gouverner la Sicile, lui qui savoit mieux qu’un autre ce qu’il falloit penser du clergé et sur-tout des moines. Il falloit qu’il vît et qu’il souffrît une infinité de désordres et d’abus dont son cœur gémissoit, mais qu’il n’avoit pas le pouvoir de supprimer, sur-tout dans un aussi court espace que celui de l’administration d’un vice-roi qui ne dure que trois ans. Mais l’homme de génie sait se distinguer par-tout ou il est placé. Caraccioli parvint à adoucir le sort du peuple soit dans les villes, soit dans les campagnes. Ne pouvant abolir les privilèges onéreux des seigneurs, il empêcha qu’ils n’en abusassent pour commettre mille vexations, ayant annoncé avec fermeté qu’il puniroit sévèrement ceux qui s’écarteroient du terme précis de la loi. Il écoutoit avec intérêt les plaintes qui lui étoient portées contre les barons par les habitans de la campagne, et leur faisoit rendre une prompte justice.

Plusieurs barons avoient usurpé des droits qui n’étoient point spécifiés dans leurs chartes et dans les actes d’investiture de leurs fiefs. Caraccioli fit afficher des ordonnances qui instruisoient le peuple des vrais droits dont les seigneurs étoient en possession et de ceux qu’ils s’étoient injustement arrogés. Cela contribua beaucoup à soulager le peuple, et il jouit encore des avantages qu’il a retirés des lois que Caraccioli établit à ce sujet. Il s’occupa aussi beaucoup de la justice et de la police qui étoient fort mal administrées, et toutes les réformes qu’il fit le rendirent cher aux Siciliens, qui le regardoient comme leur sauveur. Les nobles ont des douanes, des droits d’entrée, des péages sans nombre en Sicile. Plusieurs de ces droits sont des concessions faites par les souverains de Naples, mais d’autres ont été usurpés sur la couronne sous le règne des princes foibles. Caraccioli revendiqua tous ces droits et les réunit à la couronne, en répondant par de bons-mots et des tournures polies aux représentations qu’on lui faisoit là-dessus.

Les moines et les prêtres n’osèrent broncher sous le gouvernement de Caraccioli. Il faisoit saisir les malfaiteurs dans les églises; et l’archevêque de Palerme ayant voulu soutenir un jour, mal-à-propos, une immunité ecclésiastique au sujet d’un assassin que le vice-roi avoit fait arrêter, il lui répondit: «Nous ne sommes plus aux temps passés, et vous devriez avoir honte, monsieur l’archevêque, de protéger encore des scélérats». Un évêque lui faisant des représentations au sujet d’un meurtrier saisi dans un couvent, Caraccioli lui dit: «Si vous vous avisez, monsieur l’évêque, de soutenir une autre fois une cause si indigne de la sainteté de votre ministère, je vous ferai déposer de votre évêché comme ennemi de l’état».

Caraccioli fit encore plus. Par son ordre, on enleva en plein jour plusieurs madones auxquelles on attribuoit des miracles. Les prêtres et les moines jettèrent les hauts cris, en disant qu’il détruisoit la religion, langage ordinaire de ces gens-là. «C’est vous, leur dit-il, qui, par vos fraudes et par de ridicules superstitions, faites le plus grand tort à la religion, et rendez stupide un peuple qui, sans vous, seroit un des plus spirituels de l’Europe. Je ne permettrai jamais qu’on expose à l’adoration des peuples, des images dont les miracles ne seront pas confirmés par des preuves authentiques». Un vice-roi qui n’auroit pas su gagner, comme Caraccioli, la confiance du peuple, auroit couru risque d’être immolé par une multitude fanatique, mais il étoit trop chéri des Siciliens pour être exposé à un pareil danger.

En prenant possession de son gouvernement, il avoit montré de quelle manière il se comporteroit à l’égard des gens d’église. Les bénédictins de je ne sais quel couvent lui envoyèrent, selon l’usage, une députation pour lui demander sa protection. Ces députés lui recommandèrent sur-tout la chapelle de Sainte-Rose, pour laquelle, dirent-ils, ils savoient que son excellence avoit une dévotion particulière. «Il se peut, leur répondit-il, que je sois fort dévot à Sainte-Rose, mais n’en ayant jamais rien dit à personne, je m’étonne comment vous avez pu en être instruits», et il se mit à éclater de rire.

La vicairie.

Une des choses les plus intéressantes pour un étranger dans la ville de Naples, c’est le palais où l’on rend la justice, nommé la vicairie. Un peintre des mœurs et des gouvernemens ne doit point négliger un objet de cette importance. Tout ce qui s’y passe ne ressemble point à ce que j’avois vu dans les autres états, et présente un aspect tout particulier.

La cour et les escaliers sont remplis de sbires, de populace, de notaires qui vont et qui viennent, et de paglietti: c’est le nom qu’on donne indistinctement, à Naples, à tous les gens de loi. Vous voyez des visages affreux qui portent sur leur front et dans leurs yeux l’empreinte de tous les crimes et l’expression de la férocité. Ces gens-là s’intriguent auprès des juges et des avocats; ils leur recommandent leurs frères, leurs parens, leurs amis détenus dans les fers, et toujours très-innocens si l’on s’en rapporte à leur témoignage.

L’escalier par lequel on monte est large et commode, mais d’une mal-propreté révoltante, étant tout rempli d’immondices dont le sens de la vue et celui de l’odorat son également choqués. Je ne fus point surpris de cette saleté, ayant déjà fait cette remarque dans les rues de Naples où chacun satisfait ses besoins naturels avec un cinisme dont Diogène même eût rougi. Cette mal-propreté se trouve dans les auberges, les maisons particulières, et jusques dans le palais du roi où l’on fait des immondices sans trop se soucier des gardes qui ne s’opposent point à ces indécences, parce que c’est un usage invétéré.

Les antichambres immenses, les corridors de la vicairie sont remplis de colporteurs qui vendent toutes sortes de marchandises, des tabatières de lave, etc. Il faut, dès qu’on est entré, prendre bien garde à ses poches; c’est un des grands rendez-vous des filoux de Naples. J’ai assisté plusieurs fois aux plaidoieries, car tout le monde peut écouter les procédures qui s’y font; seulement quand les juges doivent délibérer, le président sonne une clochette et les spectateurs sont obligés de sortir. Les avocats parlent devant les juges avec encore plus de licence qu’on ne le fait à Venise. Un avocat plaidant pour un criminel qui avoit assassiné un matelot pour vivre plus à son aise avec sa femme, soutenoit que «ce n’étoit pas vraisemblable, parce que son client avoit tout le temps qu’il pouvoit désirer pour mettre en œuvre son timon avec la femme du matelot, tandis que son mari manioit le timon de sa barque». L’avocat accompagnoit cette belle harangue de gestes bouffons et lascifs qui faisoient éclater de rire tout son auditoire. Cet exemple tiendra lieu de plusieurs autres. En général, les avocats crient comme des aigles et poussent quelquefois des hurlemens affreux en se disant les injures les plus grossières, et les plaideurs qui sont présens quand on plaide leur cause, ne s’épargnent pas davantage. Enfin, la vicairie ne ressemble pas mal à un de ces Bolgie ou gouffres infernaux dans lesquels l’imagination sublime et bizarre du Dante a tracé des tableaux si singuliers.

Au lieu de vingt mille paglietti ou jurisconsultes qu’on disoit se trouver à Naples, il n’y en a guère plus de deux mille neuf cents. Ces jurisconsultes ne sont point divisés en plusieurs classes. Chacun est indifféremment avocat, procureur, solliciteur, etc. Il n’y a de distinction que pour la profession des notaires, qui paient cinquante ducats d’argent pour être reçus. On trouve parmi ces paglietti des gens aimables et lettrés qui, sous un extérieur grossier que l’on contracte à Naples, cachent un esprit fin et poli, et un cœur excellent.

La pêche royale.

On croit écouter un conte fait à plaisir lorsqu’on entend dire que, non-seulement le roi de Naples pêche, mais encore qu’il vend lui-même le poisson qu’il a pris. Rien de plus vrai. J’ai assisté à ce spectacle amusant et unique dans son genre, et je vais en offrir le tableau.

Ordinairement le roi pêche dans cette partie de la mer qui est voisine du mont Pausilippe, à trois ou quatre milles de Naples. Après avoir fait une ample capture de poissons, il retourne à terre, et quand il est débarqué il jouit du plaisir le plus vif qui soit pour lui dans cet amusement. On étale sur le rivage tout le produit de la pêche, et alors les acheteurs se présentent et font leur marché avec le monarque lui-même. Ferdinand ne donne rien à crédit; il veut même toucher l’argent avant de livrer sa marchandise, et témoigne une méfiance très-soupçonneuse. Alors tout le monde peut s’approcher du roi, et les lazzaroni ont sur-tout ce privilège, car ce prince leur montre plus d’amitié qu’à tous les autres spectateurs. Ces lazzaroni ont pourtant des égards pour les étrangers qui veulent voir le monarque de près. Lorsque la vente commence, la scène devient extrêmement comique. Le roi vend aussi cher qu’il est possible; il prône sa marchandise, en prenant le poisson dans ses mains royales, et disant tout ce qu’il croit capable d’en donner envie aux acheteurs. Les Napolitains, qui sont ordinairement fort libres, traitent le roi dans ces occasions avec la plus grande liberté, et lui disent des injures comme si c’etoit un marchand ordinaire de marée qui voulût surfaire. Le prince s’amuse beaucoup de leurs invectives qui le font quelquefois rire à gorge déployée; il va trouver la reine ensuite, et lui raconte tout ce qui s’est passé à la pêche et à la vente du poisson, ce qui lui fournit un ample sujet de facéties; mais pendant tout le temps que le roi s’occupe à la chasse ou à la pêche, la reine et les ministres, ainsi que nous l’avons dit, gouvernent à leur fantaisie, et les affaires n’en vont pas mieux pour cela.

Éclaircissemens sur les paglietti.

Le nombre de ces jurisconsultes napolitains a été fort exagéré, comme on l’a déjà dît; il ne va pas à trois mille. Cependant il y a à Naples une foule de gens qui portent toujours un habit noir et les autres attributs des paglietti, quoiqu’ils ne méritent pas ce titre qui n’est dû qu’à ceux qui ont reçu le bonnet de docteur en loi. On donne abusivement le nom de paglietti aux officiers subalternes des chambres de la vicairie, aux archivistes, aux secrétaires qui travaillent dans les études des principaux jurisconsultes, aux solliciteurs de procès et autres personnes de cette espèce. Plusieurs de ces derniers obtiennent, avec le temps, l’honneur du paglietisme sans avoir besoin de subir des examens, uniquement par la protection de leurs patrons qui récompensent de cette manière les services assidus qu’ils en ont reçus pendant plusieurs années.

Il y a plusieurs sortes d’émolumens attachés au vrai paglietisme, et ces profits augmentent à raison du plus ou du moins d’ancienneté dans le grade. Tous ceux qui se font recevoir docteurs, sont obligés de payer une contribution qui se distribue à tous les paglietti dans la proportion qu’on vient d’indiquer. On m’a dit qu’un vieux paglietti pouvoit, sans se donner la moindre peine, gagner par an deux ou trois mille ducats d’argent. Il y a aussi d’autres épices attachées au grande de jurisconsulte, qu’il touche en raison de la date de sa réception.

Il y a un grand nombre de nobles et de gens de la première distinction qui se font agréger au corps des jurisconsultes, parce qu’il y a beaucoup de testamens qui privent les héritiers de leur droit à la succession, s’ils ne sont pas reçus au nombre des paglietti. D’après de telles dispositions, qui se rencontrent souvent dans les actes testamentaires, les nobles sont obligés d’étudier les loix pour n’avoir pas le chagrin de voir leur héritage passer à une autre branche de la famille, ou augmenter le revenu de quelque hôpital. Sans doute l’intention des testateurs en cela est de forcer leurs héritiers à étudier la procédure pour n’être pas les dupes de paglietti qui, à Naples, comme par-tout ailleurs, savent bien se prévaloir de l’ignorance de leurs cliens. On ne doit donc pas être surpris qu’il y ait à Naples beaucoup de grands seigneurs qui sont jurisconsultes et agrégés au corps, quoiqu’ils n’en exercent pas les fonctions. L’habit de cérémonie des docteurs en loi ressemble beaucoup à celui de nos ci-devant abbés en France; ils portent des rabats, et sont revêtus d’une cape légère et galante. Il faut espérer que la révolution qui nous à régénérés chassera de Naples, comme de Paris, ces êtres amphibies, demi-ecclésiastiques et demi-séculiers.

Les paglietti sont fort considérés à Naples, soit à la cour, soit à la ville. Il n’y a aucune famille noble ou riche qui n’ait son paglietti, qu’elle consulte dans toutes les occasions. On n’ose faire la moindre acquisition, la moindre vente, la moindre affaire civile, sans avoir pris l’avis d’un jurisconsulte. S’il est question de mettre un enfant au collège, de le faire entrer dans un couvent; enfin s’il s’agit de prendre ou de renvoyer un domestique, il faut préalablement que M. le docteur ait déclaré sa façon de penser là-dessus. On voit par-là quelle influence cette espèce de gens doit avoir dans toutes les familles un peu aisées de la ville.

Les loix.

Il n’y a aucun pays en Europe où il existe une plus grande confusion dans les loix que dans le royaume des Deux-Siciles. La contradiction qui règne entre plusieurs de ces loix, la diversité des codes anciens et modernes qui forment tous également une autorité, fournissent à la chicane des armes bien puissantes. Les loix des anciens Normands qui ont conquis le royaume sont encore en vigueur, ainsi que celles des Lombards. On cite souvent celles des Frédérics, et celles-ci sont sans doute les meilleures; celles des rois d’Arragon, qui n’ont pas perdu leur empire, ne sont pas les plus mauvaises. Lorsque les rois d’Espagne furent les maîtres de Naples, ils firent beaucoup de loix dont la plupart ne valent rien, mais qu’on n’a point songé à abroger. Il faut ajouter à ce fatras de loix qui forment un véritable chaos, les édits de la cour de Vienne lorsqu’elle dominoit, lesquels n’ont pas été annullés; ceux du roi Charles III, et plusieurs autres émanés du roi régnant.

Toutes ces loix, en opposition entr’elles, éternisent les procès, et arrachent plusieurs criminels à la peine qu’ils ont méritée; car les tribunaux jugent volontiers d’après les loix les plus douces. Il est rare qu’un criminel soit condamné à mort, et la peine des galères qu’on prononce souvent est beaucoup plus douce dans le royaume de Naples que par-tout ailleurs. Après les galériens des états du pape, il n’y en a point qui soient traités avec plus de douceur que les galériens napolitains. Cependant on ne peut pas dire absolument que le systême judiciaire criminel soit doux en tout sens, puisque les longueurs infinies des procédures sont cause que les prisonniers pourrissent dans les cachots les plus infects. Parmi ces prisonniers, il se rencontre des innocens qui souffrent les horreurs d’une détention pire que les galères et la mort, et qui périssent souvent avant que leur innocence ait été reconnue. Ce qui contribue encore à allonger les procès criminels, c’est que les affaires de cette espèce se portent presque toutes à la métropole, et qu’on en juge très-peu dans les capitales des provinces. La multiplicité des procès de ce genre fait qu’on ne peut les expédier qu’après un très-long temps.

Pendant que j’etois à Naples, il est arrivé un fait qui servira au lecteur pour connoître l’esprit de la jurisprudence criminelle et les formes judiciaires de cet état.

Un criminel, dont le procès étoit terminé depuis deux ans, attendoit le supplice qui devoit punir ses forfaits, en lui arrachant une vie souillée par toutes sortes d’excès. Il s’éleva une dispute entre lui et un autre prisonnier qu’il tua d’un coup de couteau. Comme il s’agissoit de donner un exemple aux prisonniers, ce nouveau crime fut promptement soumis au jugement du tribunal. Le meurtrier avoir déjà commis cinq assassinats bien prouvés, et pour lesquels il avoit été condamné à la roue et à être tenaillé. Qu’arriva-t-il? On oublia son ancien procès dont ou ne fit pas la plus légère mention; et comme ce dernier meurtre parut excusable, attendu qu’il avoit été commis dans une rixe et par l’effet d’un premier mouvement, on jugea qu’on ne pouvoit le condamner à une peine plus forte qu’à celle des galères pendant dix ans. Il y a une loi positive qui porte qu’un criminel qui vient d’être condamné ne peut plus être recherché pour aucun crime antérieur à celui pour lequel il a reçu sa sentence; c’est ainsi qu’un scélérat qui avoit mérité une mort cruelle, l’évita par un nouveau crime. On fait continuellement des instances auprès du roi pour qu’il fasse compiler un code nouveau où ces abus soient réformés; mais le roi est foible; il se laisse gouverner par une femme vicieuse, par un ministre ignare, le chevalier d’Acton, qui n’ont pas assez de lumières et de patriotisme pour appuyer des demandes si légitimes.

La puissance des moines.

Les gens d’église jouissent du plus grand crédit et d’un pouvoir immense dans ce royaume. La justice les redoute, et n’ose punir les crimes dont ils se rendent coupables.

Pendant que j’étois à Naples, un moine du couvent de Saint-Augustin tua dans l’église une femme. Le scélérat vit encore tranquillement dans le même monastère, sans qu’on ait fait aucune poursuite relative à ce meurtre abominable. Il étoit doublement à l’abri des tribunaux, d’abord comme moine, ensuite comme appartenant à une famille noble, appellée la famille Gennaro. Voici quelle fut la cause de cet horrible assassinat.

Ce moine entretenoit une file très-jolie. Les voisins s’en étant apperçus, en parloient entr’eux. Une des amies de la demoiselle lui recommanda d’avoir de la prudence en recevant les visites de ce religieux, parce que cela faisoit jaser sur son compte. La maîtresse du moine fit confidence à son amant de cet avis charitable, et lui dit en même temps le nom de la donneuse d’avis. Cet homme atroce prit la résolution de se venger. Cette pauvre femme étant allée au salut dans l’église du couvent, le moine l’aborda, et s’entretint avec elle jusqu’à ce que le monde fut sorti; alors il tira tout-à-coup un poignard caché sous sa robe et le plongea dans le sein de cette infortunée.

Le scélérat alla tout de suite se prosterner aux pieds de son supérieur qui l’aimoit et qui le prit sous sa protection. On l’envoya dans un autre couvent à peu de distance, où il se tint caché jusqu’à ce que le bruit causé par cet assassinat fût dissipé. Quatre mois seulement s’étant écoulés, il revint à Naples, et continua de desservir la même église qu’il avoit profanée par cet énorme attentat.

Pourquoi Ferdinand n’a-t-il pas purgé la terre et son royaume d’un tel monstre? Il n’a pu ignorer son crime qui a fait le sujet des conversations de tout Naples. Pourquoi n’a-t-il pas puni le supérieur qui a osé soustraire à la vengeance des loix un homme coupable d’une telle horreur? C’est par une suite de cette foiblesse qui gâte toutes ses bonnes qualités, et qui les rend inutiles. Il n’auroit pas dû même se borner à faire périr sur un échafaud le coupable, et à bannir de son royaume tous les religieux de cet ordre; son devoir étoit encore de punir sévèrement les magistrats qui, par leurs places, étoient obligés à poursuivre le criminel, et à le livrer aux mains de la justice, et dont la négligence ou la superstitieuse condescendance méritoit sans doute une punition exemplaire.

Le brigand extraordinaire.

Dans mon premier voyage à Naples, on parloit beaucoup du chef d’une bande de voleurs, dont le nom étoit Angiolino del Duca. C’étoit un homme d’un courage à toute épreuve, et qui ne manquoit pas d’esprit. Il voloit aux riches, et faisoit beaucoup de bien aux pauvres. Jamais il n’attaquoit des voyageurs, sur-tout si c’étoient des étrangers, et même il leur donnoit une escorte pour qu’ils ne fussent pas assaillis par quelque bande des voleurs qui dépendoient de lui. Il se contentoit de mettre à contribution les barons et les grands seigneurs, auxquels il avoit formellement déclaré la guerre.

Angiolino del Duca parcouroit les villes et les provinces, et dès qu’il arrivoit en quelque endroit, il faisoit préparer un tribunal de justice. Il entendoit les parties, prononçoit les sentences, et faisoit toutes les fonctions des magistrats. On dit qu’il rendoit beaucoup mieux la justice que les juges ordinaires, et sans recevoir comme eux des épices; il est vrai qu’il avoit une prévention fatale contre tous les riches, et ainsi il se peut bien que quelquefois il les aura condamnés injustement, étant aussi peut-être poussé à cette injustice envers eux par le désir de se rendre la multitude favorable.

Dans une de ses courses, étant accompagné de sa troupe, il rencontra un évêque qui alloit à Naples. Il demanda à monseigneur combien il avoit d’argent sur lui? L’évêque avoua qu’il avoit mille onces. «Il ne vous faut que la moitié de cet argent, dit Angiolino, pour votre séjour à Naples, et pour retourner dans votre diocèse. Donnéz-moi donc cinq cents onces, et que le bon Dieu vous accompagne».

Ce brigand redouté écrivoit des billets fort polis aux barons et aux fermiers pour leur demander de l’argent; souvent il composoit avec eux, en sorte qu’après avoir requis une certaine somme, il se contentoit de la moitié ou du tiers. Il leur promettoit ensuite de demeurer un certain temps sans les importuner, et il leur tenoit parole. On l’appelloit communément le roi de la campagne, et il étoit par-tout obéi, respecté et fort chéri du peuple.

Angiolino del Duca étoit l’Hercule et le Thésée de son temps, ou le Don Quichotte qui réparoit les torts et redressoit les injures, secourant les opprimés, soulageant les pauvres, mais toujours placé entre la potence et la roue.

Un riche abbé bénédictin ayant dans sa valise deux mille cinq cents onces en or, tomba pour son malheur entre les mains d’Angiolino. Le voleur, toujours honnête, lui prit seulement la moitié de cette somme, dont une partie, lui dit-il, devoit servir à doter une pauvre fille, l’autre à secourir quelques familles de pauvres paysans, et le reste pour les besoins de sa troupe.

Du moment qu’il fut arrêté et chargé de fers jusqu’à l’heure de son supplice, il se comporta avec beaucoup de dignité et de résolution. Tout le monde s’intéressoit à son sort. On procéda sommairement avec lui: si l’on eût suivi les formalités ordinaires dans son procès, Angiolino n’eût pas péri par la main du bourreau. Les Napolitains parlent encore avec enthousiasme de ce voleur célèbre. Ils le regardent comme un martyr qui a péri victime de son amour pour le peuple.

Cet homme hardi, n’ayant sous ses ordres que cent vingt hommes, osa entamer une négociation avec le roi. Il lui offrit de maintenir avec sa troupe la plus grande sûreté dans l’intérieur du royaume, pourvu que sa majesté lui accordât quelque distinction honorifique. Il ne demandoit qu’une paie ordinaire pour lui et pour ses gens. Ce brigand étoit, en effet, fort désintéressé; il partageoit avec une égalité scrupuleuse son butin avec ses camarades, se contentant des honneurs attachés au commandement. Il tenoit la caisse de la troupe avec la plus grande fidélité, et vouloit que chacun de ses gens vît par lui-même les comptes, et connût l’état des finances.

Angiolino del Duca n’a jamais commis un seul assassinat, pas même un vol positif avec effraction. Il se contentoit de demander de vive voix ou par écrit avec des manières fort obligeantes. Sa conduite lui avoit tellement gagné les cœurs, que lorsqu’il paroissoit dans quelque lieu, tout le monde alloit au-devant de lui pour l’honorer. Ses gens le respectoient, et exécutoient ses ordres avec ponctualité. Cet homme, placé d’une manière plus avantageuse, eût pu rendre des services essentiels aux Napolitains, et sur-tout dans une révolution semblable à celle qui s’est opérée en France, qui seroit très-nécessaire pour réformer les abus du gouvernement, dont l’oppression fait gémir les peuples des Deux-Siciles.

Voici quelle fut la cause qui porta cet homme à se mettre à la tête d’une troupe de bandits. Angiolino étoit un pauvre paysan qui se servoit pour son travail d’une mule appartenant à son seigneur. Cette bête étant venue à mourir, le seigneur en exigea le paiement. Angiolino étoit hors d’état de donner cette somme; il fut poursuivi; et on l’obligea de vendre le peu d’effets qu’il possédoit. Réduit au désespoir, il s’associa à quelques brigands, et devint le fléau de la noblesse, dont il chercha toujours depuis à se venger.

Un des plus grands torts qu’Angiolino reprochoit aux barons, c’étoit l’ignorance profonde dans laquelle ils tenoient leurs vassaux. Dès qu’il devint le roi de la campagne, ainsi qu’il a été dit, il eut honte de se voir si peu instruit; il apprit à lire et à écrire, et se fit même admirer pour l’énergie et la précision de son style. Un paglietti, homme curieux, et qui parloit avec plaisir de ce fameux brigand, avoit fait un recueil de ses lettres. J’en ai lu quelques-unes qui m’ont paru écrites avec cette dignité et cette force de style qui convient à un chef accoutumé à donner des ordres et à les voir exécuter.

Fausse prévention sur le marquis Tanucci.

Ce ministre s’est acquis une réputation de sagesse consommée et d’une science profonde dans l’art de gouverner, dont il s’en faut beaucoup qu’il soit digne. Charles III l’avoit pris en affection lorsqu’il étoit en Toscane. Un soldat de l’armée espagnole ayant commis un crime, s’étoit sauvé dans une église; il y fut arrêté par ordre du roi. Le clergé toscan réclama ses privilèges et ses immunités, et cette affaire fit beaucoup de bruit. Tanucci, alors professeur dans l’université de Pise, soutint la cause de l’autorité royale, et démontra l’abus des immunités ecclésiastiques, spécialement en matière criminelle. Lorsque Charles fut en possession du royaume de Naples, il se souvint du professeur Tanucci.

Comme ce ministre est mort depuis douze ou quinze ans, je ne parlerai point de son administration.

Lorsque Charles partit pour aller prendre les rênes de la monarchie espagnole, il laissa Tanucci à Naples, toujours dans sa qualité de premier ministre, et le chargea en même temps du soin d’inspecter l’éducation du roi. Tanucci, qui craignoit de perdre sa place, se garda bien de contrarier dans la moindre chose le prince de Saint-Nicandre. Il ne fut pas même fâché de voir que l’éducation du jeune souverain étoit faite pour le tenir dans une enfance perpétuelle qui laisseroit les ministres dans la jouissance paisible de l’exercice des fonctions royales. Ce trait seul suffit pour donner de ce ministre l’idée qu’on doit en avoir.

On croit généralement que Tanucci avoir formé le projet de détruire le gouvernement féodal dans les Deux-Siciles. On pense même qu’il l’a détruit, et qu’il a réduit Ia noblesse au point de ne pouvoir plus opprimer le peuple. On lui attribue un code de loix très-sages sur cet objet; mais on se trompe grossièrement. Ce ministre n’a pas précisément attaqué la féodalité; il a humilié quelques grands dont il avoit sujet de se plaindre. C’est par un esprit de vengeance qu’il a agi, et non pas par amour du bien public: mais la noblesse napolitaine n’en a pas moins continué ses vexations ordinaires.

Projet funeste avorté.

Une société de gens, dont on ne louera jamais la probité et le désintéressement, avoit formé un projet qui fut sur le point de réussir, et qui eût achevé de ruiner les Deux-Siciles.

Un duc Serbelloni, de Milan, homme qui réunissoit l’avidité du gain à une extrême prodigalité, d’ailleurs n’ayant que des idées extravagantes; le marquis Civia, de Rome, banqueroutier frauduleux; le sieur Joseph Brentano, homme de basse extraction, et faisant trafic des charmes de sa femme; et le conseiller Calzabiggi, homme fort instruit, auteur même, et rempli d’esprit, mais ambitieux, intrigant et cabaleur, avoient formé le projet de prendre à ferme les finances du royaume de Naples. Le duc Serbelloni était le chef de l’entreprise, quoique l’invention du projet appartînt à Calzabiggi; et les sommes que le duc a dépensées pour réussir à former cette compagnie ont beaucoup dérangé sa fortune.

Si ce plan avoit été mis en exécution, les entrepreneurs eussent gagné des trésors; mais l’état eût été ruiné. Des fermiers généraux dans un royaume où il n’y a ni police, ni loix, où la magistrature est corrompue, où les ministres et la reine vendent tout à beaux deniers comptant, eussent opprimé la nation tout à leur aise, auroient commis impunément les plus cruelles vexations, jusqu’à ce que la nation, lasse d’un joug si pesant, se fut soulevée; ce qui n’eût pas manqué d’arriver.

Ces messieurs présentèrent leur projet avec beaucoup d’adresse. Ils ne demandèrent pas d’abord les fermes générales de la monarchie, mais seulement l’entreprise du lotto, qui dépendoit uniquement de la volonté du roi, tandis que les autres branches de finance étoient entre les mains de plusieurs barons avec lesquels il falloit auparavant s’entendre. Ils avoient déjà gagné les principaux intéressés, afin qu’ils ne fissent aucune opposition lorsqu’on en feroit la demande à la cour; et après s’être assurés des bénéficiers du lotto, ils firent des offres illusoires au roi, lui présentant un très-grand avantage. La reine avoit reçu deux cent mille ducats d’argent, et le général Acton cinquante mille pour favoriser le projet. On avoir même gagné le roi en lui faisant une forte avance.

Déjà tout étoit arrangé pour les coopérateurs, lorsque don Trajano Odazi prit la noble résolution d’éclairer ses concitoyens sur le danger qui les menaçoit, et de leur découvrir ce mystère d’iniquité. Il fit un mémoire raisonné sur cet objet, dans lequel, après avoir démontré les effets funestes du lotto, relativement aux mœurs et à la fortune des citoyens, il prouva que le lotto, mis sous la direction d’une compagnie quelconque, même de regnicoles, entraînerait les suites les plus funestes pour le royaume. Il démasqua les projets cachés des entrepreneurs, qui avoient pour but de s’approprier la direction de toutes les finances de l’état, ce qui menaçoit le gouvernement d’une subversion totale.

Cet ouvrage fit le plus grand bruit à Naples. On pense bien qu’il déplut à la reine et à son favori. L’auteur fut sur le point d’être enfermé pour le reste de ses jours. Il n’avoit pourtant rien publie sans le consentement du roi, qui avoit lu plusieurs fois ce mémoire sur lequel il s’étoit entretenu avec Odazi. Le monarque avoit fait plusieurs observations remplies de sagacité, et l’auteur lui donna les éclaircissemens les plus satisfaisans. Ferdinand, bien instruit, refusa toujours de signer l’acte de ce projet désastreux: il eût même là-dessus de très-grosses paroles avec la reine, et montra une résolution si énergique, qu’on n’osa plus lui reparler de cette entreprise.

L’économie intérieure, et des contrats à la voix.

Le conseil des finances est en même temps celui de l’économie intérieure du royaume. Ce conseil est très-mal composé. Il y a quelques criminalistes, quelques avocats, c’est-à-dire, des personnes à qui l’économie politique est tout-a-fait étrangère. Les autres conseillers n’en savent pas davantage, excepté deux qui en ont quelques notions, mais très-foibles. Le général Acton, qui est le grand mobile de toutes les affaires, ignore entièrement cette science; et ce qu’il y a de pis, c’est qu’il n’aime pas le pays où il a fait cependant une brillante fortune.

Il n’y a pas de gouvernement qui soit plus opposé aux bons principes de l’économie politique que celui de Naples. On emploie encore dans toutes les provinces les contratti alla voce, les contrats à la voix, pour la vente de toutes les denrées dans les campagnes, et il importe d’en donner une idée.

Aux époques des récoltes on fixe le prix de toutes les productions de la terre. Il semble qu’on devroit prendre la moyenne proportionnelle parmi les divers prix établis librement au gré des vendeurs et des acheteurs, ou bien le prix proportionnel des différens prix fixés dans plusieurs communautés et marchés. Cette loi obligatoire seroit déjà une oppression. En effet, la loi s’exprime ainsi, mais les barons ont trouvé le secret de l’altérer et de la rendre encore plus insidieuse.

Les barons et les riches propriétaires s’assemblent dans chaque district; ils s’informent de tous les prix qu’on a faits pour chaque denrée, et ils prennent le plus bas pour le prix légal.

A cette même époque, les seigneurs ont coutume de régler leurs comptes avec leurs fermiers et métayers. Il est dû, par exemple, cent livres à un paysan pour son travail. On lui dit: «Cent livres représentent dix sacs de bled à raison de dix livres le sac; mais tu me dois déjà en redevances trois cents livres, tu me donneras donc vingt sacs de bled pour les deux cents livres restant». Mais les paysans ont aussi besoin de vendre pour payer les autres redevances et l’impôt au souverain. Ils ne peuvent vendre qu’au seigneur qui est en droit d’acheter leurs denrées au prix fixé par les contrats à la vois. Ainsi, le seigneur acquiert pour dix livres ce qui en vaut trente et quarante.

Aussi-tôt que ces denrées ont été vendues au seigneur, elles acquièrent une toute autre valeur, car les contrats à la voix ont cessé après l’époque des arrangemens entre les maîtres et les paysans. Deux mois après que le paysan a vendu son bled il en a besoin pour la subsistance de sa famille; alors il est obligé d’en acheter à son seigneur qui le lui vend au prix courant des marchés, mais ce prix est double et triple de celui qui a été payé au pauvre paysan.

Le même professeur d’économie politique, dont nous avons fait mention, a fait un mémoire très-bien raisonné, qu’il a présenté au roi, pour l’engager à réformer un abus si onéreux pour les cultivateurs, cette classe du peuple si précieuse pour le bien de l’état. Ferdinand a loué les bonnes intentions et le patriotisme de l’auteur; il a fort goûté ses raisonnemens et lui a donné les plus grandes espérances; mais comme ce prince est entouré de grands qui sont intéressés au maintien de cet abus, on craint bien qu’il ne se passe encore bien du temps avant que cette réforme ait lieu, si jamais elle doit se réaliser.

Le patriotisme.

Il y en a infiniment plus à Naples qu’à Rome; je dirai plus: il n’y a pas la moindre étincelle de patriotisme à Rome, tandis que Naples est rempli de gens capables de tout entreprendre pour la patrie; mais ce n’est pas parmi les grands et les barons qu’il faut les chercher. J’en ai connu cependant un qui, non-seulement est embrasé de zèle pour le bien public, mais encore qui est très-éclairé sur les moyens de rendre le royaume heureux et florissant en extirpant les abus qui nuisent à sa prospérité.

Pendant mon séjour à Naples, j’ai lié connoissance avec les hommes les plus estimables par leurs lumières et leurs vertus civiques. Plusieurs d’entr’eux ont présenté au monarque des mémoires écrits avec beaucoup de force, et remplis de connoissances profondes sur les réformes à faire dans les loix, les formes judiciaires, etc. On connoît les ouvrages du chevalier Filangieri, qui étoit aussi respectable par son savoir que par ses mœurs et ses vertus. On a parlé de don Trajano Odazi qui a fait avorter un projet funeste. Il a composé entr’autres un mémoire dans lequel il prouve que le commerce, et sur-tout celui des grains, a besoin de la liberté la plus indéfinie.

Don Dominique de Gennaro de Cantaluppo, qui est devenu depuis duc de Belforte par la mort de son frère à qui il n’a survécu que peu de temps, a écrit sur l’abus de l’Annone; car il y en a une à Naples, mais pourtant pas aussi ruineuse que celle de Rome.

Don Melchior Delfico, assesseur militaire de la province de Teramo, a fait imprimer plusieurs ouvrages écrits avec beaucoup de clarté et d’élégance, et d’ailleurs recommandables par une logique exacte, dans lesquels il est parvenu aux mêmes résultats que les économistes de France qu’il n’avoit pourtant pas lus; c’est moi qui lui ai conseillé d’en faire lecture. C’est un des hommes du plus grand mérite qu’il y ait en Italie. J’ai un mémoire de lui, dans lequel il s’élève fort contre les réglemens du tribunal de la Graisse qui inspecte le commerce de toutes les espèces de denrées. J’ai connu aussi deux dignes ecclésiastiques, les deux frères Cestari, qui continuent les annales du royaume de Naples, commencées par le célèbre Grimaldi. Les Cestari combattent beaucoup dans cet ouvrage les prétentions ridicules de la cour de Rome. Une dame napolitaine, qui s’est d’abord distinguée par des poésies agréables et ingénieuses, et qui sest ensuite livrée à des études arides, mais importantes pour le bien public, c’est Dona Eléonore Fonceca Pimentel. Elle a composé un livre sur un projet de banque nationale où il y a des vues très-profondes qui pourroient intéresser les hommes les plus instruits dans ces matières.

En général, les Romains sont très-ignorans sur les objets de l’économie politique. Les savans de Rome ne suivent guère que leur goût particulier sans songer à l’utilité publique; mais à Naples, quoique la noblesse et le peuple soient plongés dans une ignorance crasse, on trouve, sur-tout parmi les paglietti, de véritables philosophes qui, dans leurs études et leurs méditations, se proposent l’avantage et le bonheur de leur patrie, et qui, sur cet objet important, ont publié des écrits dans lesquels on peut puiser les connoissances les plus utiles pour l’administration.

Les moines et les prêtres.

On m’avoit déjà dit à Rome que leur nombre étoit beaucoup plus considérable à Naples que dans la capitale du monde chrétien, où pourtant la nature du gouvernement devoit en admettre une plus grande multitude. J’ai voulu consulter là-dessus les gens vraiment instruits, avant que de fixer le dénombrement de cette canaille sacerdotale.

Il y a dans le royaume de Naples, sans comprendre la Sicile, soixante mille prêtres et moines, trois mille frères laïcs, vingt-deux mille religieuses, et deux mille six cents converses, sur une population de quatre mil