Lettere al generale Bonaparte

Pietro Verri
LETTERA AL GENERALE BONAPARTE (22-23 luglio 1796)

Testo critico stabilito da Carlo Capra (Edizione Nazionale delle opere di Pietro Verri, VI, 2010, pp. 767-771) 

Citoyen General en chef,

La Municipalité de Milan ne peut s’empecher de vous présenter les désordres et meme la désolation où le pays se trouve par rapport à la forme qu’on a voulu donner à la repartition de la Contribution Militaire. Nous ne dirons rien sur la somme: les imperieux besoins de l’Armée Republiquaine; l’attachement sincere de tous les bons citoyens pour les progrès de la bonne cause; le bien que la Province en attend pour l’avenir; l’humanité, la fraternité que nous trouvons chez les veinqueurs, tout cela a déja disposé les habitans à faire volon- tiers tout sacrifice et meme à souffrir des privations. Mais une taxe extraordinaire et d’une telle importance doit être repartie avec toute la possible impartialité et avec le moins d’arbitraire possible; sans cela on écrase d’un coté et on ajoute le sentiment insupportable de la personalité, de la vengeance, de la jalousie, que ceux qui sont grevés ne manquent jamais de supçonner dans ceux qui ont dirigé la repartition, fussent-ils les hommes le plus éloignés de meriter ce supçon, comme ils etoient en effet. Lorsque c’est la Loy qui frappe, on souffre avec résignation, mais lorsque c’est l’homme, et sa volonté seule, on sent la misere et l’abjection.

Le Commissaire du Directoire Executif Pinsot par la lettre du 21 Prairial ordonna que dans toutes les Communes, en terme de 4 jours pour tout delai, on fit l’etat nominatif du quart des citoyens les plus aisés de chaque commune de la Lombardie, dans la vue de repartir sur eux la contribution. Cet ordre ne manqua pas d’abord de nous étonner. Il ne s’agissoit pas moins que de 881 communes du seul district de Milan. Dans quattre jours comment faire cet état nominatif? D’ailleurs on ne comprenoit pas par quelle raison on nous demandoit le quart des Citoyens les plus aisés, lorsque les autres trois quarts (des Citoyens aisés) nous sembloient devoir de même supporter l’impôt. On nous expliqua ensuitte que le Commissaire ne nous demandoit que le quart de la population totale. Cela faisoit un grand nombre de noms, qu’on devoit choisir dans 4 jours, et cela dans la supposition assez singuliere que le quart des habitans du pai’s fussent des Citoyens les plus aisés.

Les quattre jours n’étoient pas écoulés, nous nous étions mis en séance permanente, nous avions pris toutes les mesures possibles pour satisfaire à cette commission, lorsque le Commissaire Pinsot fit apeller devant lui toute la Municipalité et comme si nous étions bien criminels, il nous tint des propos très humilians. Nous l’écoutâmes debout, n’oubliant jamais le caracthere qu’il representoit. Il pretendit de nous rendre responsables de la plus exacte execution. Nous lui avons démontré par une lettre du 25 Praireal l’impossibilité phisique, et lui avons présenté le rapport que nous avions reçu du Directeur du Cadastre sur cette commission réalement impratiquable dans l’espace proposé. Alors le Commissaire Pinsot nous donna ordre de nommer quattre de nos collegues qui parlassent aisement le Francis pour concerter avec eux le mode de la repartition. Nous fimmes d’abord le choix ordonné.

Avant de vous donner l’idée du plan qu’il proposa, permettés-nous, Citoyen Genéral en Chef de l’Armée d’Italie, de vous presenter en peu de mots la nature du sol, sur le quel l’impôt doit s’asseoir. La ville de Milan, qui n’est baigné ni par la mer, ni par une grande riviere navigable, ne tire sa richesse que par la fecondité de ses terres et par le travail de ses laboureurs. L’industrie y est très peu considerable, le commerce se borne aux simples besoins de ses habitans et au debit des produits du sol. C’est ainsi que pour calculer la fortune d’un citoyen on ne s’est jamais departi de l’étendue de ses terres, et que pour la repartition de l’impôt, et pour s’eloigner de tout arbitraire, on n’a pas fait difficulté de harpenter chaque champ, vigne, bois dans toute l’étendue du païs, d’en faire juger la valeur par le moyen d’experts, et de former ainsi le cadastre, qui est devenu la base de la repartition de tout impôt.

Les capitalistes, les Négotiants sont une petite fraction par rapport à la richesse du païs; les productions du sol, la soye, le bled, le fromage nous donnent les moyens de vivre.

Il est bien vrai que les detes dont les possesseurs de biens fonds peuvent etre grevés leur laissent une richesse purement apparente, et qu’au fond l’impôt reparti sur eux cesse d’être juste, puisque une portion des terres qu’ils possedent à la rigueur appartient à leurs créanciers. Mais cette imperfection du Cadastre est le coté foible de toute institution sociale, et le recour à l’opinion commune pour la rectifier c’est abbandonner un fait pour suivre une hipothese, une simple opinion assez fautive d’ordinaire, et nous replonger dans le desordre de l’arbitraire, d’où la Province est sortie après la formation du cadastre.

Le Commissaire Pinsot crut de se departir du cadastre et de s’appuyer sur la commune renomée, la regardant comme une methode qui présente, selon lui, moins d’abus. C’est ainsi qu’il s’explique dans son arreté imprimé le 2 Messidor.

Suivant cet arreté la deputation a pris pour base la commune renomée, et dans le peu de jours qu’on lui a donné a taché de connaitre le patrimoine d’un chaqu’un, et sur un tel fondement, si c’en est un, on a taxé tant pour cent avec progression depuis le demi jusqu’à dix pour cent. Le Commissaire s’étoit reservé de taxer lui-même les millionaires, en effet il en a taxé plusieurs, qui sur la base de la commune renomée étoient jugés millionaires, et on remarque que parmi ces millionaires il y en a de taxé au 4, au 5, au 6 et au 7 et au 10 pour cent. La même taxe a été imposée à des familles dont la fortune est très disproportionnée, tel particulier qui n’a jamais été ni partisan, ni avantageux taxé à la somme de 300 m. livres, tandis qu’un Fermier général n’est taxé qu’à la moitié, scavoir à £ 150 m. Un citoyen a la taxe £ 175 m., un autre de 210 m. livres; un autre chargé d’une nombreuse famille est taxé à 240 m. livres; ainsi on peut dire du reste, qui est tout rempli d’erreurs, et donne lieu à des plaintes infinies.

Cette taxe formée ainsi sur la fortune presumée (ce sont les mots de l’arreté du 2 Messidor) devoit etre payée en trois Decades, dont la première étoit fixée pour Milan le 20 Messidor pour le payement du tiers.

Quattre jours après cet arreté le Commissaire en publia un second, qui a la date du 6 Messidor. Par cet arreté on avertit le public qu’on va nommer une Commission pour examiner les reclamations, mais qu’elles ne seront admises qu’après avoir satisfait au premier payement, et que ce qu’on auroit fourni dans les emprunts forcés et dans les requisitions, seroient reçus en payement du second et troisieme tiers. C’est ainsi que le Commissaire, informé de la desolation generale, qu’il auroit dû prevoir, tacha de diminuer les inconveniens de la taxe en ouvrant la voye à la reclamation.

Le 20 Messidor le Commissaire Pinsot par un troisieme arreté avoua que dans la taxation on avoit donné lieu à des erreurs sur l’estimation presumée des biens et annulla l’arreté precedent, en donnant lieu à la réclamation même avant le payement du premier tiers, et en autorisant les caissiers à recevoir des à comptes. À la fin de cet arreté le Commissaire ordonna qu’on ne recevroit pas à compte de la taxe les bons que chaque particulier avoit pour ses cheveaux donnés à la requisition. Le motif étoit que cette requisition tomboit sur les gens riches, et n’étoit qu’une privation d’une aisance, et declara que cette requisition ne seroit point admise en payement de 20 milions, et que leur estimation ayant été faite plustot conformement au luxe, qu’à l’utilité de la Republique, on auroit pourvu separement à leur remboursement. C’est ainsi que le pays vit avec etonnement une declaration contraire aux Proclamations faites auparavant par le Genéral en Chef et le Commissaire le 30 Floreal.

Le Commissaire Pinsot publia le 28 Messidor son quattrieme arreté, qui rapportoit le precedent, et ne permettoit plus les reclamattions à ceux qui n’auroient pas payé le premier tiers, à moins que la taxe imposée ne fut au dessous de mille livres. Il rapporta de même la faculté de payer des à compte pour tous ceux qui etoient taxés au dessus de mille livres. Ainsi on vouloit bien reparer les petites erreurs, mais on fermoit l’accès pour reparer les plus enormes. Cette marche qui ne presentoit ni la fermeté, ni la dignité du legislateur, cette vacillation, ce tatonnement laissoient toute la Province dans l’incertitude et la crainte.

Il faut croire que le Commissaire Pinsot se trouvoit embarassé lui-même de l’operation, qu’il en voyoit les froissemens de la marche, puisque il en parla au municipaliste Ciani, qui nous invita à lui faire quelques projet, affin d’obtenir la somme imposée de 20 milions tournois avec le moindre desordre possible. Nous nous en occupames avec tout le zele et l’empressement, on lui fit tenir un plan qui n’a pas eû lieu.

Sous la date du premier Thermidor la recette totale de cette taxe militaire monte à 8.163.495.13.2 de nos livres, et cela n’est pas tout en numeraire, mais en argent fondu en lingots on a recouvré pour £ 3.101.348.2. Cependant pour avoir le premier tiers de la somme qu’on a imposée on devoit avoir reçu £ 9.670.271.13.4, ainsi il y a déjà un deficit du premier tiers £ 1.506.776.-.2.

Tout cela nous prouve, Citoyen Comandant en Chef, que suivant la methode actuelle il est bien difficile que la somme imposée se recouvre. Vous voyez la misere où l’on a plongé une portion des contribuables, dont plusieurs familles sont à la desolation. Elles sentent leur impuissance réele, et tremblent pour l’execution militaire qu’ils ne savent comment eviter. Non, la misere ne sera pas punie par les Français, aucun citoyen de bonne volonté ne sera mis au desespoir. Un peuple bon et soumis meritera les regards paternels de la victorieuse Republique, aussi grande et magnanime que redoutable à ses ennemis. Que cette taxe ne soit repartie qu’avec une methode non arbitraire, qu’on laisse un peu de latitude pour le tems des payemens, voila Citoyen Genéral en Chef nos veux et ceux de la Province.